"Quand je marche dans la vallée de l'ombre de la mort, je ne crains aucun mal, car Tu es avec moi." Bible, Extrait du psaume 23.4
Shane l'avait senti comme un courant glacial, invisible mais palpable. L'air était chargé de son pouvoir. Sa première idée avait été de se déconnecter du monde démoniaque pour échapper à sa venue, mais le sorcier ne pouvait se permettre de rompre le lien maintenant. Les démons étaient prêts. Ils allaient s'échapper incessamment. S'il perdait le contact, il ne saurait pas à quel moment agir contre les A.O.C. Il allait donc devoir supporter la présence de cet importun visiteur.
Lorsque la silhouette encapuchonnée se matérialisa près de lui, Shane ne fit pas un geste. Il ne craignait pas le passeur d'âmes. Seuls les esprits devaient trembler devant son pouvoir. Les êtres vivants n'étaient pas de son ressort.
Silencieuse, la créature à la paenula noire l'observait, le visage caché dans l'ombre.
- Qu'est ce que tu me veux ? s'enquit le sorcier, irrité par cet observateur muet.
- Rien, répondit la voix grave et douce du passeur. Je suis juste venu voir de mes yeux ce que d'autres racontent dans le monde obscur. Tu vas donc t'en prendre à l'origine de la magie...
Le calme de la créature agaçait encore davantage Shane. N'était-elle pas inquiète pour son avenir, comme les autres ?
- Oh ! Mon avenir ? fit-elle, lisant ses pensées. Il n'est pas lié à la magie que préservent les A.O.C... Le Juge et moi existions avant eux, nous existerons après. La mort n'a jamais terminé sa tâche tant que la vie perdure. Et c'est en cela que nos opinions divergent. Car nous n'ôtons la vie de personne. Elle nous est précieuse car sans elle, nous n'avons pas de raison d'exister.
- Amen, ricana le sorcier.
- C'est à cause d'elle que tu fais tout ça, n'est-ce pas ?
Shane releva la tête pour lancer un regard furieux à la créature obscure.
- Tu n'as pas d'âme à ramener dans les limbes, aujourd'hui ? Le vampire Amraël ne t'intéressait pas par exemple ?
- Tu es contrarié ?
- Je voudrais que tu te mêles de ce qui te regarde, grommela Shane. Tu me déconcentres !
Le passeur d'âmes ne releva pas. Gardant le silence un instant, il reprit la parole alors que le sorcier soupirait, excédé de le savoir là.
- Tu te prépares des heures bien sombres en cherchant à détruire les tours de la neutralité.
- C'est une menace ?
- Non, c'est un fait. Le Juge pèsera chacune de tes actions le moment venu et tu regretteras peut-être celle que tu es sur le point de commettre. Il voulait que tu le saches.
- Merci. Tu peux partir maintenant.
- Pourquoi t'acharnes-tu ainsi ? Je ne comprends pas...
Shane resta muet. Il n'avait aucune envie de répondre à cette question. Que pourrait comprendre cette créature sans émotions ? Le passeur d'âmes et le Juge n'étaient pas capables d'éprouver le moindre sentiment en raison de la tâche qu'ils devaient accomplir. Ressentir de la compassion, de l'amour ou au contraire de la haine et de l'aversion pour quelqu'un n'était pas dans leurs attributions. S'ils avaient eu le malheur de connaître ces impressions, ils auraient été incapables d'effectuer leur travail de manière convenable. Une inclination ou une inimitié envers une de leurs victimes les aurait conduits à exercer leur rôle de manière moins impartiale.
- Pourtant, le Juge prend en compte vos émotions lorsqu'il pèse vos âmes, déclara le passeur toujours aussi imperturbable. Il sait reconnaitre les justes et les mauvais.
- J'entre donc dans la sale catégorie, c'est ça ?
- Tu n'éprouves aucun remord. Tu n'agis que pour toi-même sans t'inquiéter des autres... Même toi, tu es capable de comprendre que ce n'est pas la bonne façon d'agir.
- Ce que je fais, je le fais par amour ! rétorqua le sorcier. Tu es incapable de saisir une telle chose.
L'être à capuche croisa les bras avant de répondre :
- Ce que tu fais, tu le fais par haine. Je crois avoir saisi la différence. Mais j'avoue que ça ne change pas grand-chose pour moi ! Provoquer la mort de quelqu'un me semble mal, quelle que soit la raison pour laquelle tu as décidé d'agir ainsi.
- Alors j'ai de la chance que ce ne soit pas toi qui juges, fit le sorcier, acerbe.
- Sans doute, admit l'autre calmement. C'est pour cela que je ne suis que le passeur... J'ai une fâcheuse tendance à développer des "sentiments", contrairement à ce que tu penses.
- Alors tu seras bientôt remplacé, conclut Shane, railleur.
L'être au capuchon laissa échapper un rire ténébreux. Il n'était pas désagréable mais le son était inquiétant malgré tout.
- N'espère pas trop, lâcha-t-il en se penchant vers le sorcier, lui laissant entrevoir son visage pour la première fois depuis son apparition.
Shane faillit perdre toute concentration en découvrant ce que cachait le tissu noir. Des traits de porcelaine, des cheveux soyeux, une beauté qu'il n'avait plus contemplés depuis des années. Ceux de sa femme...
- Ils ont dit qu'elle était morte, souffla-t-il en sachant très bien qu'il était toujours en présence du passeur d'âme. Est-ce que c'est la vérité ?
- Non. Mais ça ne change rien pour toi, n'est-ce pas ? En revanche pour ta fille...
- Ne parle pas d'elle ! Je t'interdis !
- Parce que tu considères toujours que c'est de sa faute à elle ?
Shane hésita à répondre. Quoi qu'il dise, le passeur saurait la vérité en lisant ses pensées.
- Tu as raison, je connais la réponse, approuva le concerné avec un sourire tendre.
Bien qu'il sache qu'il ne s'agissait que d'une image de son épouse, Shane ne put s'empêcher de la trouver magnifique. Ses propos l'étaient nettement moins !
- Tu veux que je te dise, Shane Stuart... Ta femme ne se souvient pas de ton existence, ni de celle de Lolli. Vous n'avez jamais existé pour elle et le fait que tu détruises les A.O.C n'y changera rien. Elle était humaine. Tu as réussi à lui cacher tes penchants de sorcier mais ta fille n'avait pas conscience de ses dons de mage. C'était un bébé. Et les Agents ont fait ce pour quoi ils ont été crées.
- Ils ont séparé notre famille ! s'agaça Shane. Ils ont fait de ma fille une orpheline de mère à peine quelques mois après sa naissance !
- La subtilité n'est pas leur fort, je dois dire... Mais au lieu de t'occuper de ton enfant, tu as ruminé ta vengeance et tu as appris à invoquer des démons. Je ne suis pas convaincu que tes choix aient été plus judicieux que les leurs.
- Lolli est parfaitement heureuse.
Le passeur haussa des épaules. Il n'avait pas l'intention de s'étendre sur le sujet.
- Ça me va, déclara-t-il soudain en se redressant pour s'appuyer contre le mur. J'ai vu ce que je voulais voir. Tu ne renonceras pas... Étrange, mais intéressant. J'ai hâte de savoir ce que cela va donner.
À ces mots, il commença à se fondre dans l'obscurité alentour, toujours souriant avec son visage d'emprunt.
- Nous nous reverrons, sorcier, déclara-t-il alors que son corps disparaissait peu à peu. Lorsque le Juge aura prononcé sa sentence, je viendrais te chercher. Nous aurons l'occasion de reparler de tout ça, n'en doute pas...
Shane sentit que le froid s'évanouissait en même temps que l'être d'ombre s'évaporait totalement. Quand il fut persuadé que le passeur ne reviendrait pas, il se permit de soupirer de soulagement.
Shadow ouvrit les yeux avec difficulté, encore étourdi. Pendant un instant, il sentit ses membres engourdis et sa gorge douloureuse. Mais peu à peu, alors qu'il se réveillait totalement, la sensation s'estompa pour laisser la place à une pression désagréable sur sa poitrine. Comprenant que quelqu'un avait posé les mains sur lui, il sursauta et se redressa, obligeant Night et Eden à reculer rapidement, surpris.
Le jeune homme blond les observa quelques secondes, intrigué puis aperçut Lolli, qui se précipita dans ses bras sans qu'il ne puisse faire un geste pour l'en empêcher. Un peu déséquilibré par la charge spontanée de la fillette, il la repoussa gentiment.
- Mince, souffla-t-il alors qu'elle le lâchait enfin. Tu as failli m'étrangler !
- Désolée, fit-elle en baissant la tête malgré le grand sourire qu'elle affichait.
- Est-ce que je vois double ? poursuivit le vampire en rivant son regard sur les jumeaux en retrait. Night... et Eden ?
Les frères hochèrent la tête avec un léger sourire.
- Je les ai sortis du pentacle, annonça fièrement Lolli en relevant le menton.
- Joli travail, la félicita le vampire en posant une main affectueuse sur son épaule. Je savais que tu m'aiderais bien. Mais comment se fait-il qu'Eden...
- Soit vivant ? termina celui-ci. Night a pas mal de talent et de volonté. Mais nous prendrons le temps de t'expliquer les détails une autre fois. Nous avons encore un sorcier à stopper !
Shadow opina et ils se relevèrent tous. Le jeune homme blond observa quelques secondes le décor alentour, le voyant pour la première fois comme ce qu'il devait être. Le sous-sol n'était pas aussi semblable que sa prison passée finalement.
Il sentit un léger pincement lui étreindre le cœur alors qu'il resongeait à Amraël. Il était venu à son secours. Encore une fois, il l'avait sauvé de sa mère. Et l'avoir senti auprès de lui, même pour un court instant, l'avait rasséréné.
- Est-ce que Maël est encore ici ? demanda-t-il soudain à Night.
Le mage parut réfléchir avant de secouer la tête en signe de dénégation. Il ne sentait pas sa présence auprès d'eux. En revanche, il savait que l'esprit du vampire n'était pas définitivement parti.
- Je crois qu'il s'est rendu ailleurs, précisa donc le jeune homme brun. Il reviendra peut-être.
- Peut-être, admit Shadow doucement.
Il n'y croyait pas vraiment.
Soudain, il se rendit compte qu'il avait oublié l'urgence de la situation dans laquelle il se trouvait. Prisonnier de l'esprit de sa mère, il avait perdu de vue l'essentiel. Il devait certes retrouver Night pour éviter aux démons de s'échapper de leur dimension, mais également parce qu'il était censé rendre leurs pouvoirs à ses amis. Logan avait un besoin urgent de ses capacités pour sauver Gardan !
- Il faut absolument que tu ailles à Tenderloin ! s'exclama Shadow en se tournant vers l'adolescent au manteau noir. Logan doit récupérer ses dons au plus vite.
- Je vais y aller, intervint Eden, calmement. Vous deux, vous devriez vous rendre au jardin botanique sans tarder.
Shadow observa le jeune homme au blouson de moto, perplexe.
- Je n'ai pas besoin que l'un de vous m'accompagne, répliqua-t-il.
- Si, trancha Night. Si Shane s'entoure de démons, nous ne serons pas trop de deux.
Le vampire devait admettre qu'il était plus sûr d'être accompagné. Et il n'avait pas besoin de discours pour savoir que le jeune mage était parfaitement décidé à le suivre quoi qu'il dise. Son aura était suffisamment explicite.
- Très bien, soupira-t-il. Est-ce que tu sais où trouver les autres, Eden ?
- La boutique de jouets, répondit le concerné. Pas de problème. D'après Google, j'y serais en dix minutes.
- Google ? répéta Shadow interloqué.
- Laisse tomber, préconisa Night. S'il te dit qu'il trouvera, fait lui confiance.
- Et moi ? interrogea Lolli, un peu contrariée d'être laissée à l'écart par les trois jeunes gens.
Shadow fit la moue. Il n'avait pas l'intention de l'emmener avec lui alors qu'il allait devoir se confronter à son père. Eden sourit et tapota la tête de la fillette avec affection.
- Toi, tu m'accompagnes, jeune demoiselle. J'ai besoin d'un ange-gardien !
Faisant un clin d'œil à son jumeau, il tourna les talons pour remonter les escaliers de la cave, entrainant la petite fille avec lui. Shadow leur emboita le pas mais voyant que Night restait en retrait, il s'arrêta. En se tournant vers le jeune homme, il ressentit sa culpabilité et il eut de la peine pour lui.
- Je suis désolé, déclara le jeune mage sous le regard du vampire. Tout ce qui arrive est de ma faute. Si j'avais été moins égoïste, Maël serait encore vivant et les démons ne seraient pas sur le point d'envahir la ville.
Le prédateur baissa les yeux au sol, conscient de la tristesse du garçon. Elle était si forte qu'il avait du mal à la repousser.
- Tu ne pouvais pas savoir ce qui allait arriver, déclara Shadow à mi-voix. Tu n'avais pas l'intention de faire du mal à l'un d'entre nous.
- Je voulais détruire les A.O.C.
- Je te comprends... Je comprends tout ce que tu as fait et la raison pour laquelle tu as agi ainsi. Je suis content que tu ais réussi à ramener ton frère d'entre les morts.
- À quel prix ? fit Night, amer.
- Il n'y a pas de prix à la vie d'une personne que tu aimes, répondit le vampire doucement. Je donnerais n'importe quoi pour que Maël revienne, moi-aussi. Même en sachant que c'est mal...
- Je te demande pardon, Shadow.
- Si tu attends de moi que je t'excuse pour ça... alors considère que c'est le cas. Je ne te reproche rien. Celui à qui j'en veux, c'est à Shane. Nous ne devons pas le laisser faire encore du mal à ceux qui nous sont chers.
- Logan, souffla Night en baissant les yeux.
Shadow eut un nouveau pincement au cœur en entendant le prénom du docteur. Il savait que le chirurgien était malheureux, lui-aussi. Mais il était en train de se battre pour sauver Gardan alors qu'il aurait pu baisser les bras et pleurer sur son sort.
- Il est courageux, certifia le vampire en attrapant les épaules du jeune mage pour l'obliger à redresser la tête. Il combat à sa façon et nous devons prendre exemple sur lui. Débarrassons cette ville de Shane, nous aurons tout le temps de nous reprocher le reste plus tard !
Night approuva du chef et les deux jeunes hommes remontèrent les escaliers pour rejoindre Lolli et Eden. Ce dernier était près de la fenêtre lorsqu'ils parvinrent au salon. Observant l'extérieur, il avait le front plissé, contrarié. Les rues étaient couvertes de neige.
Faisant volte-face, il se dirigea vers son frère d'un air résigné.
- Désolé de vous décevoir mais ... à moins que je trouve un chasse-neige dans le coin, il va me falloir un peu plus que dix minutes pour aller retrouver le doc.
Lucinda se réveilla avec l'impression agréable d'avoir fait une sieste parfaitement récupératrice. Elle s'étira langoureusement, goûtant encore la torpeur de son repos et faillit pousser un cri en voyant qu'elle n'était plus une louve. Si la femme-garou avait retrouvé son aspect humain, c'est que ses pouvoirs étaient de retour. Cela ne pouvait vouloir dire qu'une chose, Shadow avait réussi à libérer Night !
Soudain, tout lui revint à l'esprit. La colère de Méliandre, le départ de Shadow et l'entrée fracassante du chat... La petite fille avait fait quelque chose pour qu'elle s'endorme, oubliant sa mission. Et à présent, la gamine n'était plus là !
Se relevant, elle fila au salon pour chercher Méliandre et Anthéa. Lolli avait sûrement rejoint son prince vampire, et elle avait peut-être endormi les deux autres pour les empêcher d'intervenir tout comme la louve. Cependant, il n'y avait personne dans la pièce. Curieuse, la femme rousse inspecta les environs et découvrit un sweater blanc à terre. Fronçant les sourcils, elle le ramassa du bout des doigts. Elle le reconnu comme étant celui de l'homme de pierre. Encore humide, l'élémentaliste avait dû se décider à en changer pour un sec. Elle lança le vêtement mouillé sur le dos d'une chaise avec une moue dépitée. Les hommes ne rangeaient vraiment rien !
Devant l'absence des deux autres dans le salon, la louve se décida à monter à l'étage. Elle avait à peine posé la main sur la rampe d'escalier qu'elle entendit des pas qui descendaient les marches rapidement. Levant la tête, elle vit apparaître Méliandre, très séduisant avec les cheveux en bataille et le torse-nu. Le regard millénaire de l'homme de pierre paraissait un peu perdu lorsqu'il se posa sur la jeune femme.
- Lucinda ? s'étonna-t-il en la voyant à nouveau humaine. Tu as retrouvé tes pouvoirs toi-aussi ?
- Oui, fit-elle d'un air goguenard. Et toi, tu as perdu ton t-shirt !
Il baissa les yeux un bref instant, comme pour s'assurer qu'elle avait raison puis sourit bêtement.
- En effet...
La louve trouva sa réaction étrange. Il n'avait pas l'air aussi froid et rigide qu'à l'habitude. Que s'était-il passé pour que l'homme de pierre ait tout à coup un air aussi niais ?
Lorsqu'Anthéa débarqua juste derrière lui, le rouge aux joues et le sourire extatique, la femme-garou comprit immédiatement.
- Le monde magique est en pleine tempête et vous vous amusez à fricoter dans votre coin ! ricana-t-elle. Bel esprit !
- Où est Lolli ? questionna la mage sans relever la remarque moqueuse.
- Partie rejoindre son prince, je dirais, annonça la louve. Et nous devrions faire de même maintenant que nous sommes opérationnels ! Shadow aura besoin d'un coup de main.
Méliandre avait retrouvé son air emprunt de sérieux lorsque Lucinda avait parlé du jeune vampire. Passant devant elle, il récupéra son habit mouillé et l'enfila sans même grimacer malgré le contact désagréable que devait provoquer l'humidité du tissu. Ayant retrouvé sa nature d'élémentaliste, il n'éprouvait plus aucune gène physique.
- Tu n'étais pas censée surveiller la petite ? demanda-t-il à la femme-garou.
- Et vous ? répliqua-t-elle froidement.
- C'est vrai, admit-il, gêné. Désolé.
La femme rousse le vit jeter un rapide coup d'œil à Anthéa. Celle-ci le dévorait des yeux. Il n'y avait plus de doute sur ce qu'elle ressentait pour l'homme de pierre lorsqu'on la voyait ainsi. Lui, en revanche, paraissait encore un peu troublé. Il n'avait certainement pas prévu ce qui était arrivé.
Sortant de sa poche un petit caillou ovoïde, il le serra un instant dans son poing et se tourna vers les deux jeunes femmes.
- Allons chercher Lolli maintenant.
À ces mots, il se dirigea vers la cuisine, suivi par ses compagnes.
- De la neige ? balbutia Night en jetant un regard circonspect au dehors. Mais qu'est-ce qui s'est passé exactement ?
Eden se contenta d'un sourire narquois tandis que Shadow baissait la tête, confus.
- C'est ma faute, avoua-t-il. Le temps s'est mis à changer quand j'ai commencé à me mettre en colère.
- Extériorisation de pouvoir, commenta Eden. C'est ce qui a ôté les dons de toutes les créatures magiques de la ville. Ça à l'air de s'être calmé.
- Je me sens mieux, approuva le jeune homme blond. Ce qui n'arrange pas notre problème ! Tu dois te rendre à Tenderloin au plus vite !
Eden haussa les épaules :
- Je vais devoir demander un coup de main à tes amis de la maison voisine, je suppose.
- Leurs dons ?
- Récupérés. En sortant du pentacle, notre pouvoir de catalyse s'est diffusé sur un périmètre assez large pour les toucher. Ils sont à nouveau eux-mêmes, expliqua le mage en blouson de moto. Anthéa peut nous conduire auprès de Logan. Vous devriez y aller vous-aussi. Nous vous rejoindrons avec des renforts dès que possible.
Shadow hocha la tête sans faire remarquer qu'il n'avait aucune intention d'attendre l'aide de qui que ce soit. Il se débarrasserait du sorcier tout seul s'il le fallait.
Lolli attrapa sa main alors qu'il s'apprêtait à enjoindre Night de le suivre. Curieux, le prédateur baissa les yeux sur la fillette. Elle l'observait, mordillant sa lèvre inférieure avec nervosité. Le vampire se demandait bien ce qu'elle allait encore pouvoir lui dire avec son innocence pertinente.
- Je t'écoute, signala-t-il alors que l'enfant restait silencieuse.
- Ne passe pas dans le noir, conseilla-t-elle. Il y a des fantômes qui attendent.
- Oui, approuva-t-il. Spike me l'a déjà dit.
Elle secoua la tête, fronçant les sourcils.
- Pas Spike, rectifia-t-elle. Papa. Il était dans le chat.
- Ça explique son comportement, souffla Shadow. Il avait l'air de me détester.
- Il ne faut pas utiliser les ombres, poursuivit l'enfant. Ne fais pas de magie avec elle. Tu ne peux pas donner d'ordre, c'est mon papa qui est dedans aussi.
Shadow comprenait que Lolli lui interdisait non seulement de voyager par les ombres mais également de se battre avec leur aide. Si Shane avait posté des esprits en elles, il pouvait les retourner contre le vampire s'il les invoquait.
- Dommage, grommela-t-il. C'est mon pouvoir le plus offensif !
- Les décharges électriques, c'est pas mal non plus, intervint Eden.
L'air peiné de la gamine lui fit mettre une main sur la bouche. Il n'avait pas été très subtil. Au vu de ce qu'avait produit le simple contact de ce courant sur la main de Night, la petite avait sûrement imaginé ce qu'il produirait sur son père lors d'une attaque en règle. Meurtrier ou pas, il restait de sa famille.
Shadow ne savait pas vraiment à quoi faisait allusion Eden, mais il préféra ne pas l'interroger en voyant l'air attristé de Lolli. Il allait combattre une personne chère à cette enfant. Il devrait tout faire pour le mettre hors d'état de nuire. S'il fallait le tuer, le jeune homme s'en savait parfaitement capable. Mais il imaginait la peine qu'il ferait à cette petite fille et il trouvait la situation injuste et cruelle.
Pourquoi Damian avait-il dit à Lolli que le jeune prédateur était son prince charmant ? Lui qui devait affronter le sorcier sous peine d'être une de ses prochaines victimes. S'il n'avait pas rencontré la fillette, il n'aurait même pas réfléchi à une solution alternative au meurtre de Shane... Mais maintenant ?
La petite relâcha la main de Shadow avec un petit sourire. Elle était courageuse et le vampire était impressionné par sa précocité. Dans son regard comme dans son aura, il y avait une détermination que peu d'adultes possédaient. Elle, qui n'avait plus que son père, semblait comprendre que seul l'avenir pourrait décider du sort du sorcier. Elle serait peut-être orpheline dans quelques heures.
Lorsqu'elle recula, le jeune prédateur la vit frissonner. Il pensa qu'elle tremblait à l'idée de se retrouver seule au monde bientôt mais, en tournant son regard vers Eden, il constata que le mage avait lui-aussi un comportement étrange. Son aura était striée de noir alors que son regard se portait derrière Shadow.
- Partez ! ordonna-t-il alors que le vampire commençait à se retourner, inquiet.
Night agrippa sa manche alors que le prédateur apercevait la silhouette gigantesque qui sortait de la cave, les crocs luisants. Un court instant, le mage observa son jumeau avec désespoir, mais Eden fronça les sourcils :
- Vous devez arrêter Shane ! C'est notre dernier espoir à tous ! s'écria--il en prenant position devant Lolli pour lui faire un barrage de son corps... Maintenant, Night !
Le jeune homme opina et Shadow sentit qu'il était entrainé ailleurs contre sa volonté.
À peine avait-il repris le contrôle de son corps que Shadow attrapa violemment Night par le col. Il le plaqua durement contre le rayonnage d'une étagère chargée de livres de botanique et le souleva du sol.
- Qu'est-ce qui t'a pris de faire ça ? gronda le vampire en le secouant. Ramènes moi là-bas tout de suite ! Tu entends ?
L'adolescent brun serrait les dents alors que sa tête heurtait la tranche des ouvrages derrière lui, mais il ne faisait pas un geste pour tenter de se libérer. Il comprenait la colère de son compagnon. Il ne pouvait pas lui en vouloir de se montrer violent envers lui.
- Qu'est-ce que tu as dans le crâne ? poursuivit Shadow en le relâchant soudain, le faisant s'écrouler par terre. Il y a un démon face à ton frère et Lolli !
Night releva la tête, frottant le haut de son cou avec une grimace. Le vampire le dominait, furieux. Si ses yeux avaient pu lancer des éclairs, il l'aurait abattu sur le champ. Lui, en revanche, avait l'air attristé mais déterminé.
- Tu crois que je suis content de moi ? demanda-t-il au prédateur d'un ton acerbe. Je n'ai pas ramené mon frère pour qu'il se fasse massacrer par un de ces monstres !
- Alors pourquoi nous as-tu conduis ici ?
- Parce qu'Eden a raison ! Si nous ne stoppons pas Shane, des dizaines de créatures démoniaques vont surgir de partout et assassiner des innocents !
- Arrêter Shane ne fera pas disparaitre les démons, répliqua Shadow froidement.
- Non, admit Night en se relevant maladroitement, encore étourdi. Mais si Shane parvient à détruire les tours, il anéantira la magie. Et qui sera capable de lutter contre ces monstres quand les A.O.C et tous les pouvoirs seront morts ?
Shadow resta silencieux quelques secondes. Il devait admettre que le mage avait raison. Seulement, il resongeait à Lolli et à Eden, confrontés à cette vil créature. S'ils avaient aidés les deux jeunes gens, Shadow et Night auraient-ils perdu trop de temps ? Si c'était pour les sauver, quelle importance avait la perte de quelques minutes ?
- Ils vont s'en tirer, fit Night fermement. J'en suis sûr !
- Ce n'est pas parce que tu as envie d'y croire que c'est la vérité, signala Shadow, amer.
- Ce n'est pas que j'ai envie d'y croire, contra le mage. C'est que j'en ai besoin...
Au moment où Night et Shadow disparaissaient, le démon balançait ses griffes sur eux. Il ne rencontra que le vide mais ne perdit pas de temps à s'en étonner. Il riva ses yeux perçants sur Eden et Lolli, étirant son sourire carnassier.
- Catalyseur, grinça-t-il en sortant une langue noirâtre pour se lécher les babines.
Le mage au blouson de moto recula un peu, tenant la fillette derrière lui. Il n'était pas effrayé malgré l'apparence cauchemardesque de son adversaire. Il voulait simplement mettre de la distance entre la créature et la petite fille. Même si les démons avaient pactisé avec Shane, ils étaient à présent libres de toutes entraves. Le fait qu'elle soit la fille du sorcier ne l'épargnerait pas.
- Ton pouvoir, siffla la créature en faisant signe à Eden de s'approcher. Donne-moi encore...
Le jeune homme eut un rictus moqueur. Cette bestiole croyait vraiment qu'il allait la laisser profiter de son talent sans plus de formalité ? Il ne pouvait certes pas empêcher sa nature d'agir, mais il contenait son don à sa façon. Grâce à ses autres capacités magiques, Eden avait trouvé un moyen de ne pas catalyser tout ce qui l'entourait. Il envoyait son pouvoir sous forme d'ondes dans la direction qu'il souhaitait et l'orientait uniquement sur Lolli depuis qu'il l'avait mise derrière lui. Eden savait qu'il n'augmenterait pas le potentiel du démon et c'était déjà une petite victoire.
La créature parut comprendre ce qui se passait car elle grogna de frustration en faisant un pas vers eux. Lolli s'accrocha aux jambes de son compagnon, terrifiée par le monstre qui les menaçait. Le mage l'entendait murmurer dans son dos. Il ne comprenait pas ce qu'elle disait mais il savait qu'elle faisait certainement beaucoup d'efforts pour ne pas paniquer. Si elle avait eu le reflexe de s'enfuir, le démon aurait sauté sur elle aussitôt. Elle était physiquement la plus faible. Elle n'aurait eu aucune chance. Comme Eden lui servait de rempart, la créature démoniaque portait son attention sur lui. Avec un peu de chance, elle aurait le temps de s'échapper pendant qu'ils se battraient. Le jeune homme espérait juste que la fillette ne serait pas trop terrorisée pour courir à l'extérieur pour chercher de l'aide.
- De l'aide, de l'aide, de l'aide...
Eden haussa un sourcil en entendant les mots de la petite. Elle espérait que quelqu'un viendrait à leur secours. Il ne lui en voulait pas vraiment de songer que leur survie était compromise s'il était seul à s'opposer au démon. Il n'avait pas l'intention de se laisser abattre mais il ignorait la force d'une telle créature. Sans doute aurait-il du mal à lui tenir tête...
La bête émit un grondement alors qu'elle se préparait à attaquer. Eden réfléchissait à toute vitesse. Il connaissait ses capacités sur le bout des doigts et les passait en revue pour trouver celle qui leur serait la plus utile. Il devait se montrer pertinent. Se campant sur ses jambes, il serra les poings en prenant sa décision. Quitte à utiliser un de ses pouvoirs, autant se servir de celui qui paraissait le plus puissant.
Des flammèches rouges se matérialisèrent autour de lui alors que le démon passait à l'offensive. Tels des serpents écarlates, les flammes sinueuses rampaient sur le corps du jeune homme, crépitantes. Le monstre parut intrigué par le phénomène mais il fonça sur Eden sans ralentir. Il n'était pas suffisamment intelligent pour craindre ce qu'il ne connaissait pas. Il allait atteindre le mage lorsque les langues de feu disparurent dans un mugissement inquiétant. Il fut alors soulevé de terre par une force invisible qui le propulsa contre le mur. La violence du choc lui tira un gémissement de douleur et il s'effondra, étourdi.
Eden se tourna aussitôt vers Lolli pour l'enjoindre de se sauver mais un autre bruit l'empêcha de prononcer le moindre mot. Quelqu'un venait de pénétrer dans la cuisine, faisant claquer la porte violemment. Le mage vit surgir dans la pièce un être dont le front portait un symbole étrange. Le jeune homme se rappelait l'avoir déjà vu lorsqu'il veillait sur Night. C'était le golem de Méliandre.
Rurik ne lui prêta pas attention un seul instant. Il se précipita sur le démon qui commençait à se relever pour tenter une nouvelle attaque, et lui décocha un coup de poing si puissant que des écailles explosèrent au point d'impact.
Eden sentit le soulagement l'envahir en voyant que Méliandre, Anthéa et Lucinda suivaient de près le géant de pierre. Ils rejoignirent le jeune homme et Lolli tandis que Rurik continuait d'administrer une pluie de coups à son adversaire, acculé contre le mur.
- Ça va ? demanda Anthéa, inquiète, en se penchant pour observer Lolli.
La petite hocha la tête et se précipita dans ses bras.
- Vous êtes venus, fit-elle soulagée.
Méliandre se posta devant le petit groupe, leur tournant le dos, et interpela la mage :
- Conduis-les à Sorène ! ordonna-t-il. Ils seront en sécurité et Night pourra rendre leurs pouvoirs à nos amis.
Eden allait faire remarquer qu'il n'était pas celui que les autres pensaient mais Anthéa le coupa dans son élan.
- Pas question que je te laisse là, s'indigna-t-elle à l'adresse de l'homme de pierre. .
- Pourtant c'est ce que tu vas faire ! annonça-t-il.
Le ton était glacial et ne souffrait aucune réplique, mais Anthéa n'avait aucune intention d'abandonner l'élémentaliste. Il s'en doutait. Quittant des yeux le combat que menait son golem, il fixa la mage.
- Je n'ai pas envie de mourir maintenant, lui déclara-t-il avec un sourire malicieux qui contrastait avec la froideur précédente. Mais tu ne pourras pas tous nous transporter en une fois. Mets les autres en sécurité... et reviens si tu y tiens tellement.
Elle plissa les yeux, méfiante, mais constata qu'il n'y avait pas d'autres conditions. Elle approuva de la tête et l'élémentaliste retourna à son observation. Rurik se battait bien mais il n'était pas de taille contre un démon. Ses coups commençaient à faiblir. Méliandre se prépara à attaquer lui-aussi. Aussitôt, Lucinda se plaça à ses cotés, en position offensive.
- Je vais rester avec toi, déclara-t-elle en voyant le regard surpris de l'homme de pierre. Juste le temps qu'Anthéa revienne nous chercher...
La mage n'en montra rien, mais elle était reconnaissante à la louve de ne pas laisser seul Méliandre. Elle s'empara de la manche de blouson d'Eden et resserra son bras autour de Lolli, agrippée à elle. Si elle se dépêchait, tout se passerait bien... Elle l'espérait de tout cœur.
Logan aurait dû se rendre à l'évidence. Il avait passé plus de quinze minutes à s'acharner sur un cadavre, sous les regards compatissants de ses compagnons. Seulement, alors que la tête lui tournait, que ses bras semblaient de coton et que ses mains glissaient de leur position en plein massage cardiaque, il ne parvenait pas à arrêter ses efforts. Il était dans un état second. Des larmes de frustration troublaient son champ de vision. Il était à la fois persuadé de l'inefficacité de son geste et incapable d'y mettre un terme. S'il cessait la réanimation, il perdrait la tête. À moins que ça ne soit déjà fait ?
Il vérifia à nouveau le pouls carotidien. Rien. Il n'y aurait plus jamais rien... Dès les premières manœuvres de réanimation, les sutures encore fraîches des plaies de la poitrine s'étaient rouvertes. Pendant un court instant, le sang avait coulé. Il était à présent figé, froid, mort... Seules les compressions que le docteur exerçait sur la cage thoracique étaient responsables de son écoulement erratique.
« Je suis dingue ! »
Cette pensée ne cessait de tourner dans la tête de Logan. Il n'y avait plus rien de rationnel dans son esprit. Comme un automate, il se pencha sur Gardan, repositionna sa tête légèrement en arrière et posa sa bouche entrouverte sur celle du vampire. Deux insufflations obsolètes et il se redressa, chancelant. Il était à bout de force, au bord de l'évanouissement. Il attendait le moment fatidique et salvateur où il perdrait conscience, car il ne renoncerait qu'à ce prix. Mais cette libération ne venait pas.
Croisant ses doigts, mains l'une sur l'autre, il reprit le massage cardiaque alors que Sorène faisait un pas vers lui. L'antéchrist avait le même regard peiné que les autres, cet air indulgent que pouvait avoir un adulte devant un enfant capricieux.
- Logan, osa-t-il en s'approchant encore. Arrêtez ça, s'il vous plaît.
Le docteur leva à peine les yeux sur le prince vampire. Frénétiquement, il appuyait sur la poitrine ensanglantée de Gardan, comptant à voix basse, les dents serrées.
- Logan, tenta à nouveau le chef de la cité. C'est inutile. Vous avez fait de votre mieux, mais...
Le vampire se tût en constatant que le chirurgien ne lui prêtait aucune attention. Il était vain de chercher à le raisonner, le prédateur s'en rendait compte. Logan refusait d'entendre ce qu'il avait sûrement compris. La lutte acharnée qu'il s'obligeait à mener était bien plus terrible que Sorène ne l'aurait songé. Ce n'était pas seulement Gardan qu'il voulait sauver à tout prix, mais ce qui subsistait en lui d'Amraël.
- Oh mon Dieu, s'écria soudain une voix féminine derrière le maître vampire. Ne regarde pas Lolli !
Sorène se retourna d'un bloc en reconnaissant Anthéa. Un immense soulagement l'embrasa lorsqu'il aperçut le jeune homme brun qui l'accompagnait.
- Night ! Grace au ciel, te voilà !
- Euh, commença l'intéressé, un peu gêné par les paires d'yeux qui le fixaient avec dévotion. Je ne suis...
- Nos pouvoirs ! s'exclama Keita à quelques pas de là, lui coupant la parole. Ils sont revenus !
Logan cessa soudain son vain combat et inspecta ses mains quelques secondes. Touchant son arcade où persistait une entaille, il la sentit s'effacer et une lueur d'espoir brilla dans son regard. Il plaqua ses paumes sur la poitrine de Gardan. Les plaies se résorbèrent à son contact, lentement mais progressivement. Il puisait dans ses dernières forces pour employer son don de guérison sur le vampire. Comme toujours, cette pratique le privait d'énergie. Il la sentait au plus bas. Les vertiges qu'il éprouvait déjà s'accentuèrent alors que quelque chose d'autre lui coupait le souffle, une douleur fulgurante qui l'obligea à lever les mains jusqu'à sa gorge. Il avait l'impression qu'on venait de lui trancher la tête... Il sentait ce que Maël avait éprouvé au moment de sa mort.
Une sensation désagréable se propagea en lui, froide, violente et accablante. Pour la première fois depuis qu'Amraël avait été tué, il le sentit viscéralement, comme si on lui avait ôté un membre. Le lien qu'il avait partagé durant des années n'existait plus. À sa place, il ne percevait que de la souffrance. La douleur s'étendait là où aurait dû se trouver le vide. Comme un blessé après une amputation, il persistait à ressentir quelque chose de déchirant là où ne restait plus rien.
Il posa un regard éperdu sur Gardan, étendu devant lui. Il n'avait plus aucune blessure, mais il restait pâle et immobile. Aucun signe de vie... Tous ses efforts n'avaient servi à rien. Logan tituba, souffrant autant physiquement que mentalement. Il avait cru qu'en retrouvant ses capacités, il réussirait à sauver le prédateur. Il n'avait pas songé que la seule chose qu'il obtiendrait serait la preuve tangible que le lien avec Maël était définitivement rompu. Ce mal, il ne pourrait pas le supporter !
- Logan ! s'écria Eden en voyant le chirurgien basculer en avant, les paupières closes.
Sorène se précipita pour retenir le médecin qui s'effondrait inconscient. Il le rattrapa d'une main et l'appuya contre lui avant de jeter un regard peiné au corps de Gardan sur lequel avait failli s'affaler le docteur. L'antéchrist écarquilla les yeux alors qu'il croisait le regard bleu et or du vampire blond.
- Tu es... Vivant ? souffla-t-il, estomaqué.
- Vivant ? répéta Gardan d'un air narquois. Je suis un vampire, p'tite tête ! Le terme est inadéquat !
Il se redressa avec souplesse avant d'observer les lieux d'un air perplexe. Le magasin de jouets ? Il ne se rappelait pas être entré ici... Et à voir les regards étonnés de ceux qui l'entouraient ainsi que l'état du docteur Sheffield, il avait manqué une bonne partie de l'épisode ! Son dernier souvenir était la discussion avec Keith et Robin sur le toit... Juste avant qu'il ne perde connaissance, il avait senti quelque chose d'autre. Alors que les nuages avaient envahi le ciel, Gardan avait su...
Il se tourna vers Sorène qui tenait encore le médecin évanoui.
- Maël, murmura-t-il... Maël est mort...
Night se pencha pour jeter un regard dans l'allée centrale. Caché par l'étagère, il inspecta rapidement la travée et se redressa. Shadow arqua un sourcil interrogateur, bras croisés.
- Jamais vu autant de monde dans une bibliothèque, avoua le mage. Il faut croire qu'avec le mauvais temps, les gens se sont mis à l'abri ici.
- Je ne fréquente pas les lieux publics, indiqua son compagnon. Je n'ai pas de point de comparaison... mais je doute que Shane ait dessiné son pentacle ici.
Night fit un sourire timide au vampire.
- Il doit y avoir un sous-sol pour conserver les stocks et les archives. C'est là que nous devons chercher.
Shadow hocha la tête et fit un pas vers l'allée. Night le retint en posant sa main sur son avant-bras. Le jeune homme blond se crispa à ce contact mais parvint à ne pas s'y soustraire. Remarquant sa méfiance, le mage baissa le bras.
- Désolé, fit-il gêné. Mais tes vêtements sont dans un sale état.
Shadow s'observa, intrigué. Ses habits portaient les traces de son combat avec les démons : terre, boue et sang. Surgir devant quelqu'un dans cette tenue aurait été mal avisé. Il leva la main vers sa joue, songeant soudain à la blessure que lui avait infligée la créature.
- Ça, je l'ai guéri tout à l'heure, expliqua Night en voyant son geste. Il n'y a plus aucune marque.
- Merci, murmura Shadow, conscient qu'il ne s'était pas montré particulièrement reconnaissant envers le jeune homme. Est-ce que tu veux bien arranger le reste ?
Night opina et tendit la main pour effleurer les habits du vampire. Ce dernier lui sourit en voyant sa tenue reprendre son aspect d'origine. Le jeune mage avait appris beaucoup en peu de temps.
À nouveau présentable, Shadow fit signe à Night de le suivre alors qu'il s'engageait dans l'artère principale de la bibliothèque. Le jeune homme s'empara d'un livre dans le rayonnage avant de lui emboîter le pas.
- Une envie soudaine de lire l'encyclopédie des champignons ? railla le vampire en jetant un regard à l'ouvrage.
- Un alibi, répondit Night avec un sourire amusé. À Rome, on fait comme les Romains, histoire de passer inaperçu.
Shadow devait admettre que l'idée n'était pas mauvaise. La plupart des personnes qu'il voyait avait également un livre dans les mains. S'ils devaient fureter dans la bibliothèque pour trouver un accès au sous-sol, ils devaient se montrer au-delà de tous soupçons.
- Ça va être compliqué, marmonna le mage.
- Quoi donc ? demanda son compagnon, curieux.
- Tu es le genre de gars qui se remarque, précisa Night en s'arrêtant devant un plan d'évacuation incendie pour tenter de repérer ce qu'ils cherchaient.
Shadow comprit ce qui ennuyait le mage en voyant les regards alentours se poser sur lui. À quelques pas d'eux, un groupe scolaire d'une dizaine de jeunes filles le dévisageait en gloussant. Deux femmes dans la travée de gauche l'inspectaient discrètement en murmurant des compliments sur lui. Un homme, assis à une table, lui sourit franchement avec un hochement de tête approbateur alors qu'il croisait son regard... Difficile de se montrer discret dans ces conditions !
Shadow sentit son cœur s'emballer en comprenant qu'il était le centre d'intérêt de la majorité des gens qui se trouvaient à proximité. Leurs regards, leurs paroles, leurs gestes... Tout l'effrayait. Il recula d'un pas, se cognant contre Night. Surpris, le mage quitta le plan des yeux et découvrit le visage inquiet du vampire. Il comprit aussitôt le malaise du jeune homme blond. Lui qui évitait les lieux d'affluence par crainte des autres se retrouvait la cible de tous.
- Ça va aller, assura-t-il à Shadow. Ils sont juste impressionnés.
Le vampire hocha la tête mais il était pétrifié par ce qui émanait de ces personnes. Leurs sentiments n'étaient pas agressifs mais ils étaient tournés vers lui. Night tira sur sa manche pour l'obliger à reprendre leur marche. Plus ils restaient immobiles, plus ils attiraient l'attention. Le vampire était un aimant à regards !
Le mage imaginait sans peine ce que son compagnon devait éprouver. Être la cible de toutes les conversations partout où il se rendait, sujet aux œillades déplacées, alors qu'il avait été victime de pervers dans son enfance, devait être effrayant. Shadow n'y pouvait rien. En plus de sa beauté, il dégageait une aura de séduction étonnante. Même Night devait avouer qu'il était fasciné par le blond jeune homme. C'était comme si un ange s'était incarné sur terre au milieu de personnes ordinaires.
Secouant la tête pour s'obliger à retourner à des pensées plus concrètes, il se dirigea vers le fond de la salle, conscient que Shadow était toujours le point de mire de l'assemblée. Il avait repéré une porte sur le plan qui ne correspondait pas à une issue de secours. Avec un peu de chance, il s'agissait de l'accès au sous-sol. Mais ils ne pourraient jamais y entrer discrètement si des yeux étaient braqués sur eux.
Faisant signe à Shadow, il lui indiqua une petite alcôve déserte où les lecteurs pouvaient s'asseoir pour profiter de leur ouvrage. Les étagères étaient basses à cet endroit, mais une fois assis plus personne ne pouvait vous voir.
- Mets-toi là, ordonna-t-il au vampire en lui tendant le livre volumineux qu'il avait entre les mains.
Le prédateur obéit en s'emparant de l'ouvrage, un peu interloqué.
- Je suis censé faire quoi là ? demanda-t-il à voix basse en prenant place dans un fauteuil.
- La porte qui est derrière moi doit donner sur l'étage inférieur, expliqua Night. Le problème c'est qu'on va se faire toper si tu attires autant l'attention.
Shadow fit la grimace mais ne répondit rien. Son acolyte avait raison.
- Laisse-moi deux minutes pour régler ça, le pria le jeune homme brun avec un des sourires dont il avait le secret.
Ce sourire... Shadow ne pouvait pas s'empêcher d'y voir une ressemblance avec celui d'Amraël. La fossette sans doute...
Night tourna les talons rapidement, laissant le vampire dans sa cachette de fortune pour revenir dans l'allée. Les gens guettaient encore l'apparition de Shadow, comme s'ils avaient attendu une star de cinéma. Le jeune mage les observa un par un sans prononcer un mot. Chaque fois que ses yeux rencontraient ceux d'un des usagers, la personne se détournait comme se rappelant soudain qu'elle était venue là pour une raison bien précise. Le mage parvenait à influencer leurs pensées simplement en croisant leur regard. En quelques secondes, les curieux se dispersèrent.
Content de lui, Night revint vers son compagnon et lui fit signe de se lever. Ils se dirigèrent rapidement vers la porte convoitée. Plus personne ne leur prêtait attention. Shadow était étonné par les talents du garçon.
En parvenant au battant de bois, Night posa sa paume contre la serrure et actionna la poignée. Un bruit de déclic se fit entendre et il ouvrit la porte sans difficulté. Ils se faufilèrent à l'intérieur rapidement sans même regarder où pouvait mener cette issue. Ce n'est qu'une fois la porte close derrière eux qu'ils inspectèrent l'endroit. C'était un petit couloir au bout duquel descendait un escalier. Il y faisait obscur et Shadow se demanda si Night pouvait voir aussi bien que lui. Il se rappelait la façon dont le jeune homme avait perçu les stries du médaillon des Templiers alors qu'il les avait manquées. Sa vision pouvait s'avérer encore plus pointue que celle d'un vampire... En voyant le mage se déplacer vers les marches au fond du corridor, le prédateur en conclut qu'il n'avait aucun mal à se repérer dans le noir.
- Tu es drôlement efficace, murmura-t-il à l'adresse de son compagnon en le rejoignant.
- Je n'avais pas l'intention de t'handicaper quand je t'ai proposé de t'accompagner. J'ai quelques pouvoirs moi-aussi.
- Impressionnant, admit Shadow.
- Pas sûr que ça suffise, marmonna Night.
- Shane n'est qu'un humain. Nous devrions avoir le dessus sans problème.
Le mage ne répondit rien. Son acolyte avait peut-être raison mais il savait aussi combien le sorcier pouvait s'avérer manipulateur et sournois. S'ils le sous-estimaient, ils couraient au devant des ennuis.
- Il faut l'empêcher de nuire au monde magique, poursuivit Shadow tout bas en commençant à descendre les marches. Si nous sommes obligés de le tuer pour y arriver, alors je le ferai.
Night tiqua en entendant le ton de la voix du vampire. Il avait eu l'impression que l'affirmation du prédateur n'était qu'une bravade. Shadow pensait certainement aux conséquences qu'aurait son geste sur la petite Lolli. Si elle survivait au démon et qu'elle se retrouvait privée de son père par le vampire à qui elle semblait vouer une admiration sans borne, elle serait anéantie... ou pas. Night ne la jugeait pas hâtivement.
Ils parvinrent au pied des escaliers dans un silence sépulcral. Ici flottait une vague odeur d'humidité et de colle à papier. Il faisait sombre, mais une porte entrebâillée, à quelques pas d'eux, laissait filtrer une lueur vacillante. Des bougies ?
Shadow fit signe à Night de garder le silence et il avança seul jusqu'au seuil faiblement éclairé. Il se déplaçait sans bruit, comme l'ombre dont il portait le nom. Night trouvait qu'il y avait quelque chose d'hypnotique dans la façon de se mouvoir des vampires. La grâce féline qui imprégnait leurs gestes était inquiétante et fascinante à la fois.
Shadow s'arrêta près de la porte entrouverte et releva un peu le menton. Il cherchait à entendre ce qui se passait derrière le battant. Percevant les battements d'un cœur, il sourit. Leur proie était bien là ! Il se tourna vers Night pour l'autoriser à le rejoindre. Le mage aurait aimé être aussi discret que son compagnon mais malgré ses efforts, il avait l'impression que ses pas résonnaient dans tout le couloir. Il fit la grimace en atteignant son but mais Shadow se contenta de sourire. Il ne s'attendait pas à ce qu'un humain se montre aussi silencieux que lui. Leur adversaire avait peut-être entendu le mage, mais ça n'avait pas d'importance. Il était pris au piège et ne pourrait pas s'échapper.
Ce n'est qu'en entrant dans la pièce que Shadow perdit la confiance qui l'habitait jusque là. C'était un débarras, guère plus grand qu'un bureau lambda, où personne ne pouvait se cacher... Mais hormis deux bougies au sol et un pentacle rouge sur le mur, l'endroit était vide.
Méliandre se sentit soulagé lorsqu'Anthéa disparut, emmenant le catalyseur et la fillette avec elle. Il savait qu'elle reviendrait vite mais la savoir en sécurité loin du démon, même pour un bref instant, le libérait d'un poids. Il ne comprenait pas ce phénomène étrange qui persistait malgré le retour de ses pouvoirs. Il avait cru qu'en retrouvant ses capacités, ses sentiments redeviendraient de vagues impressions étrangères. Ce n'était pas le cas. Il allait devoir apprendre à vivre avec. Du moins s'il survivait suffisamment longtemps pour ça !
Rurik n'arrivait plus à toucher son adversaire. Il parvenait encore à l'empêcher d'agir à sa guise, mais ses coups n'étaient plus efficaces. Le démon les paraît sans effort. Il était pourtant étonnant que la créature ne cherche pas à contre-attaquer plus violemment. Elle se contentait d'attendre les offensives du géant de pierre et de les contrer, le regard rivé sur la femme-garou et l'homme de pierre.
Lucinda devait trouver cette situation frustrante car elle gronda soudain en reprenant sa forme animale pour sauter sur le démon, tous crocs dehors. Les dents de loup-garou étaient particulièrement redoutables pour transpercer la carapace d'un démon. Elle parvint à mordre la créature reptilienne à la cuisse avant de se faire repousser d'un coup de pied. La bête écailleuse n'avait même pas daigné lui jeter un regard. Pourtant, la morsure était profonde et du sang noir s'écoulait de la plaie.
Méliandre comprit soudain que le monstre n'avait pas l'intention de lutter contre Rurik et Lucinda. Son regard de serpent était braqué sur lui et le sourire qu'il lui adressa le glaça. La peur était étrangère à l'élémentaliste jusqu'à aujourd'hui. Et la découvrir ne lui plaisait pas...
Comme s'il avait attendu le moment où Méliandre commencerait à saisir qu'il était sa seule cible, le démon se décida à bouger. Rurik l'attaqua une nouvelle fois et la créature saisit le poing du géant d'une main, le stoppant sans difficulté. Lucinda, voyant qu'il ne relâchait pas sa prise sur le golem, se jeta sur lui et transperça son avant-bras de ses crocs acérés. Le monstre ne parut même pas remarquer son intervention. Alors qu'elle était accrochée à lui, il repoussa la main du géant si brutalement que Rurik fut soulever du sol et s'en fut percuter un buffet, le réduisant en miettes dans sa chute. Lucinda, emportée par le mouvement de dégagement, partit s'écrouler contre un mur. Méliandre écarquilla les yeux en voyant que ses deux compagnons ne se relevaient pas. Ils étaient inconscients.
- Trop facile, s'exclama leur adversaire en le fixant toujours avec insistance.
Cette force... L'élémentaliste n'en croyait pas ses yeux. Depuis qu'il luttait contre son golem, le démon avait fait semblant de ne pas être assez fort pour le vaincre. Il s'était volontairement fait infliger des blessures pour que ses opposants le sous-estiment et l'attaquent sans méfiance. Lucinda était tombée dans le piège, trop impulsive. Et ce n'est que parce qu'il avait momentanément été saisi de terreur que l'homme de pierre n'en avait pas fait autant. Il était clair qu'une offensive de sa part n'aurait pas été plus efficace ! Ce démon avait été en contact avec Night et sa force était décuplée !
Lors de son premier combat avec un démon-assassin, Méliandre était parvenu à le blesser mais il avait fini dans un sale état. Celui-ci était encore plus puissant. Il n'avait aucune chance !
- Alors ? Le Juste tremble ? demanda la créature cauchemardesque. Je t'avais dit que je finirai par te tuer !
L'homme de pierre resta muet. Ce démon était le même que celui du parking de la veille ! Il avança vers l'élémentaliste en gloussant. Ce rire était aussi effrayant que le reste de sa personne. Méliandre s'obligea à rester immobile. Campé sur ses jambes, le cœur battant, il serra les poings, attendant le moment fatidique où la créature bondirait sur lui.
- J'en avais presque terminé avec toi quand le sorcier m'a rappelé, grinça le reptile en lui tournant autour. Tu as bien récupéré mais, cette fois, tu ne m'échapperas pas !
- Toujours aussi bavard, soupira Méliandre d'un air désabusé.
- Tu es amoureux, se gaussa la créature. Tes sentiments sont devenus humains et ils vont causer ta perte.
L'élémentaliste n'aimait pas la certitude des propos de son adversaire. Il avait l'air d'en savoir plus que lui sur ce qui lui arrivait. Le fait qu'un homme de pierre éprouve des émotions n'avait rien de naturel. Méliandre avait déjà senti que ses forces s'avéraient différentes pour cette raison... Pourtant il se sentait étrangement bien. Il n'arrivait pas à imaginer qu'une telle émotion soit négative. L'amour était quelque chose de plaisant. Il avait enfin l'impression de vivre pour une bonne raison... S'il avait changé parce qu'il aimait Anthéa, ça ne pouvait pas lui porter préjudice.
Le démon mentait ! Méliandre en était persuadé. Il sentait son cœur battre différemment. Il avait la certitude que son corps était plus humain. Mais il était convaincu que sa puissance n'en avait pas été amoindrie. Avoir la volonté de défendre quelqu'un parce qu'on ne pouvait souffrir qu'il soit blessé donnait bien plus d'énergie que de se battre parce qu'on s'ennuyait. Pour la première fois de sa vie, Méliandre ne se battait pas parce qu'il n'avait que ça à faire mais parce qu'il voulait défendre ce qui lui était cher !
Il n'était pas affaibli par ce qu'il ressentait. Le démon cherchait à le duper. Il savait pour qui se battre et il ne renoncerait pas. Il effleura sa bague, ornée de la croix des Templiers. Un nuage de poudre minérale s'éleva autour de lui et le démon préféra attaquer avant de savoir à quoi jouait l'élémentaliste.
Méliandre l'attendait. Esquivant l'offensive, il traça un signe dans le nuage de poussière et une épée se matérialisa dans les airs. La créature démoniaque rugit en la reconnaissant.
C'était l'arme du Juste. La pourfendeuse du mal. Avec cette épée, Méliandre avait abattu plusieurs démons des siècles durant. Les légendes avaient différées sur son appellation et son origine mais le monstre savait qu'il s'agissait de l'épée de Galaad.(Fils du chevalier Lancelot du lac. Plus jeune chevalier de la table ronde, appelé le bon chevalier, il était destiné à trouver le Graal. )
Gravée de symboles rouge sang, sa lame brillait d'une lueur captivante. Le démon ne pouvait pas déchiffrer clairement les glyphes écarlates mais il en connaissait chaque mot : " Je suis merveilleuse à voir, plus merveilleuse à connaître, car nul ne me peut empoigner, pour grande que fut sa main, hormis celui à qui je suis destinée. Que nul ne soit si hardi que de me tirer du fourreau s'il ne sait mieux frapper et plus hardiment que tout autre, ou bien il en mourra."
Le pommeau était de pierre, minéral étrange qui semblait porter toutes les couleurs de la terre. Quant à sa garde, les histoires disaient qu'elle était constituée d'os de créatures légendaires et qu'elle conférait certaines vertus à son possesseur.
Méliandre empoigna l'arme d'une main tandis qu'il repoussait le démon qui l'attaquait de l'autre. La facilité avec laquelle il écarta le monstre laissa celui-ci pantelant. L'homme de pierre avait lui-aussi augmenté son potentiel depuis leur dernière confrontation.
- Le catalyseur, gronda le démon.
- J'ai été à son contact moi-aussi, admit l'élémentaliste. Voilà qui équilibre les chances, tu ne crois pas ?
La créature ne répondit pas. Alors que Méliandre se mettait en garde, elle se lança sur lui en rugissant.
En constatant le silence gêné qu'avait provoqué son affirmation, Gardan arqua un sourcil et un sourire apparut aux coins de ses lèvres. Nul n'osait intervenir, comme s'il allait se jeter sur la première personne qui ouvrirait la bouche après une telle nouvelle. Il restait le méchant de la bande, l'imprévisible vampire qui pouvait se retourner contre celui qui le contrarierait.
- Je vois, souffla-t-il d'un ton moqueur. Et Shadow ? Où est-il ?
- Parti se confronter au sorcier responsable de ce meurtre, indiqua Eden, calmement.
Gardan l'observa, curieux. Le jeune homme le fixait sans ciller, apparemment serein. Dans les yeux gris de l'adolescent, le vampire voyait une lueur bien particulière. Intrigué, il se rapprocha. Sorène se crispa mais le mage ne parut pas affolé.
- Tu es qui, toi ? s'enquit le prédateur avec un air amusé.
Anthéa et le prince de San Francisco se regardèrent, se demandant pourquoi Gardan ne reconnaissait pas le garçon. Pour eux, il n'y avait aucune différence entre Night et Eden. Pourtant, le vampire du chaos avait senti qu'il ne s'agissait pas de la même personne.
- Je suis Eden, répondit le concerné. Le jumeau de Night.
Sorène et la mage restèrent interloqués, tandis que Gardan opinait.
- Ton frère est avec Shadow ? demanda-t-il.
Le jeune homme hocha la tête et le vampire plissa les yeux.
- Intéressant, murmura-t-il en se détournant.
Eden sourit. Il aimait bien la désinvolture de cet homme.
- Tu n'es pas Night ? intervint Sorène en voyant que Gardan n'avait pas l'intention d'interroger l'adolescent au blouson de moto.
Le jeune homme haussa les épaules :
- J'ai essayé de vous le dire mais vous aviez d'autres préoccupations. Night m'a ramené quand il était prisonnier de Shane. Et c'est à cause de notre don de catalyse que les démons sont parvenus à se libérer.
- Le démon ! s'exclama Anthéa, resongeant soudain à la situation dans laquelle se trouvait Méliandre. Je dois retourner chercher Lucinda et Mel !
Eden approuva d'un signe de la tête et tendit ses bras à Lolli, toujours agrippée à la jeune fille brune. La petite se laissa prendre avec un air ravi, et Anthéa disparut aussitôt après avoir adressé un remerciement à son compagnon.
- Les démons sont sortis de leur dimension ? s'inquiéta Sorène.
- Oui, approuva Eden. Nous avons fui l'un d'eux grâce à Anthéa, mais Méliandre et la louve sont restés pour l'affronter.
- C'est de la folie ! s'insurgea le prince vampire en allongeant Logan à terre afin de se relever. Ils ne feront jamais le poids contre cette créature si elle a reçu un potentiel plus important !
- Personne ne fera le poids contre ces monstres de toute façon, intervint Gardan, froidement.
- D'autant plus que la plupart de nos alliés sont humains maintenant, renchérit Keita. Merci à Shadow !
Gardan lorgna le Puissant avec un air curieux. Il avait vraiment raté beaucoup de choses pendant qu'il était inconscient... Il commençait tout juste à comprendre les évènements qu'il avait manqué.
- Attendez, demanda-t-il. Shadow a privé la ville de pouvoirs ?
Se tournant vers Keith et Robin, le vampire fit la grimace.
- Donc j'étais à l'agonie à cause de vous, bande de débiles ? Et si Logan est épuisé, c'est parce qu'il a tenté de me soigner ?
Fray hocha la tête en silence tandis que Keith levait les yeux au ciel en répondant :
- Robin t'a aidé lui-aussi... Nous n'avions pas prévu que ça se passerait comme ça !
Gardan renifla avec mépris avant de se rapprocher du docteur étendu sur le sol.
- Il s'est passé autre chose pendant que j'étais dans le coma ? demanda-t-il à Sorène qui se tenait debout près du médecin évanoui. Maël est mort, Shadow a ôté les pouvoirs de tout San Francisco, Night et Eden ont délivrés les démons sans le vouloir, et nous ne sommes qu'une poignée à les avoir retrouvés... J'oublie quelque chose ?
- C'est plutôt bien résumé, soupira Sorène. Tu as failli mourir accessoirement...
- J'avais compris, signala l'autre. Mais le doc s'est mis en quatre pour moi... Je vais devoir me montrer reconnaissant, ça craint !
- Il a dépensé ses dernières forces pour toi, appuya l'antéchrist.
Gardan jeta un regard au visage épuisé de Logan. Il n'était pas dupe. Le chirurgien avait dû souffrir en sentant qu'Amraël était mort. Les efforts qu'il avait faits pour réanimer Gardan étaient la preuve de son incurable grandeur. Qui aurait fait une telle chose pour un être aussi insignifiant que le vampire s'il avait été privé de sa raison d'être ? Il n'y avait que Logan Sheffield pour agir avec autant de courage et de conviction.
Le prédateur comprenait pourquoi son frère avait toujours voué une inconditionnelle fidélité au mage. Personne n'était aussi pur que lui.
- Il a mérité sa sieste, grommela Gardan. Mais nous ? Nous allons rester plantés là à attendre que Shadow et Night sauvent le monde ?
Keita s'avança vers eux d'un air solennel.
- Nous avons des compagnons qui ne demanderont sûrement qu'à nous aider à combattre les démons si nous leur rendons leurs pouvoirs, fit-il à l'adresse du Maître de San Francisco.
L'antéchrist secoua la tête, semblant réfléchir. Il avait l'impression que ce n'était pas la bonne chose à faire.
- Si les démons peuvent sortir de leur dimension à présent, commença-t-il, il devrait y en avoir partout en ville... mais tout est calme par ici, on dirait.
- Il n'y a pas de monstres comme ceux de papa ici, intervint Lolli.
Eden et les autres l'observèrent, curieux. Surprise par tant d'attention, elle cacha son visage dans le cou du jeune mage, intimidée.
- C'est qui cette demi-portion ? demanda Gardan à Sorène.
- Lolli, la fille du sorcier, Shane, qui est aussi le meurtrier que nous recherchions et notre voisin à Hayes Street.
- Ah ! C'est la fiancée de Shadow, conclut le vampire du chaos moqueur. Il a le don d'attirer les ennuis, il avait raison !
- Je suis pas des ennuis ! répliqua la fillette en le fusillant du regard.
- Un parmi tant d'autre, grinça le prédateur. Et ça veut dire quoi, pas de monstres comme ceux de ton père ici ?
- Je sais où sont les trucs quand j'ai envie de les trouver. Il 'y a pas de crocrodiles par ici !
Gardan sourit malgré lui.
- Ah, juste des « nhippopotames » et des « néléphants », je présume.
- Pff, pouffa Lolli. T'es bête, toi !
Le vampire fit une grimace sarcastique puis reprit son sérieux pour s'adresser à Sorène.
- Les démons assassins sont censés tuer des cibles qu'on leur désigne et si elles ont des pouvoirs, ils se les approprient, non ?
Sorène approuva de la tête.
- S'ils peuvent sortir pour s'attaquer à qui ils veulent, poursuivit son interlocuteur, alors pourquoi viendraient-ils à San Fran alors que Shadow a enlevé leurs pouvoirs à tout le monde ?
L'antéchrist ouvrit de grands yeux en comprenant où voulait en venir Gardan. Ils avaient crû que les créatures démoniaques s'en prendraient aux humains mais ils s'étaient trompés. Leur but était d'obtenir les capacités de leur victime. Ils allaient donc s'en prendre à ceux qui en avaient encore.
- Ils sont partout, s'exclama le prince de la cité. Partout où il y a de la magie à récupérer ! Ils vont s'en prendre aux autres communautés de par le monde !
- Shane a fait preuve de subtilité, admit Eden. En créant la panique sur toute la surface du globe, il oblige les A.O.C à intervenir. Ce qu'il veut, c'est que les hommes en blanc quittent leurs tours. Il veut aller les détruire.
- Ça a des chances de marcher admit Gardan avec un air défaitiste. Les Agents ne peuvent pas laisser les démons semer la zizanie partout. Même s'ils sont fatigués de leur rôle, ils restent soumis à leurs obligations de protecteurs de la magie... Ils vont forcément intervenir et le sorcier aura le champ libre.
- Il faut avertir nos pairs de ce qui se passe, intervint Keita. Se confronter à des démons risque de décimer les rangs. Ils doivent être préparés.
- Charge-toi de l'ordre des mages, décida Sorène. Avertis un maximum de monde. Ils doivent se regrouper pour combattre et avoir une chance de s'en tirer... Les A.O.C vont sans doute agir, mais j'ai bien peur que le monde démoniaque contienne plus de monstres que nous n'ayons d'hommes en blanc !
- La vermine a tendance à proliférer plus vite, grinça Gardan. Tu devrais avertir les princes des autres cités.
- Je vais m'y mettre... Toi, tu as certainement l'intention de faire quelque chose, non ?
Le vampire arqua un sourcil.
- Tu t'inquiètes pour moi ?
- Pour le reste de l'humanité, dit Sorène froidement. Même si tu es très doué pour cacher tes sentiments, j'ai récupéré mon don d'empathie et je sais ce que tu éprouves...
- Laisse mes émotions tranquilles, recommanda son acolyte, toujours aussi imperturbable. La situation ne se prête guère à l'épanchement au cas où tu ne l'aurais pas remarqué !
Gardan tourna le dos à l'antéchrist en voyant qu'il ouvrait la bouche pour renchérir. Il n'avait vraiment pas envie de songer aux sentiments qui se bousculaient en lui. Il avait conscience que s'y intéresser le rendrait sans doute incapable de prendre les bonnes décisions. Sorène avait certainement compris car il soupira en annonçant qu'il partait sur le champ avertir ses comparses de l'attaque des démons-assassins. Keita approuva et ils disparurent tous les deux.
Gardan fixa alors Keith et Robin qui étaient restés en retrait depuis que le vampire les avait délaissés. Il avait envie de leur sauter à la gorge... Non pas à cause de ce qu'ils lui avaient fait subir - il n'aurait pas été tendre avec eux s'il avait été à leur place - mais parce que s'il n'avait pas eu à lutter contre eux, il aurait été avec Amraël au moment fatidique. Cela aurait-il suffi à sauver son frère ? Pourquoi avait-il fallu qu'il aille sur ce toit au lieu de rester avec lui ?
Gardan chassa ses pensées de son esprit, effrayé par le tournant qu'elles prenaient et s'adressa aux deux autres.
- Vous allez nous aider ou vous préférez vous enfuir ?
Robin resta stoïque devant la provocation tandis que Keith serrait les poings en lui répondant :
- Nous ne sommes pas des lâches !
- Bon ! Alors vous allez rester ici pour protéger Logan et Lolli pendant que j'emmène Eden en balade.
Le jeune mage fut surpris que le vampire veuille le conduire quelque part. Keith l'était tout autant et il en fit la remarque :
- Tu as l'intention de nous laisser pour faire quoi avec lui ?
- Pour avoir une chance de gagner contre des démons assassins catalysés, il faudrait que notre camp le soit aussi, indiqua Gardan. Et il y a un endroit où toute la magie se concentre... Le cœur de tout.
Keith comprit son idée et se tourna vers Fray d'un air étonné. Toujours aussi impénétrable, le vampire à la cicatrice ne montra ni étonnement, ni contrariété. Son compagnon, percevant sans doute bien plus que Gardan devant le prédateur imperturbable, reprit la parole :
- Tu sais où trouver le nœud géomantique ?
- Pas vraiment, avoua-t-il.
- Je sais où il est, signala Eden.
Grâce au don qu'il possédait sur les ondes, il percevait les énergies et les radiations. Celles de la magie étaient palpables et elles convergeaient vers un point bien précis qu'il avait identifié sans peine. Il aurait été capable d'entrer les coordonnées dans un GPS si on le lui avait demandé.
Le vampire blond eut un sourire en coin à son adresse, comme s'il n'avait pas douté que le jeune mage serait aussi utile, puis il reporta son attention sur les deux autres et reprit :
- Sorène et Keita vont certainement revenir par ici dans peu de temps... Et avec un peu de chance, Méliandre et Anthéa aussi.
- Et Lucinda ! compléta Lolli.
- Ouais, mais ça, ce 'serait pas de chance, marmonna Gardan. Quoi qu'il en soit, tant que vous ne serez que tous les deux avec ces charmantes dames qui vous entourent, vous avez intérêt à vous montrer courtois !
- C'est l'hôpital qui se fout de la charité, murmura Keith à un Robin serein.
- Veillez sur Logan comme si votre vie en dépendait, rajouta leur interlocuteur. S'il lui arrivait quoi que ce soit, je vous traquerai et vous tuerai !
- C'est bon, répondit son interlocuteur d'un air las. Nous ferons attention à tout le monde jusqu'à ce qu'un de tes petits copains prenne le relai.
Il désigna Eden du menton :
- Si la petite demoiselle Lolli veut bien quitter les bras du catalyseur...
- Il a un nom, s'agaça Gardan.
Eden trouva surprenant que le vampire s'inquiète de cela. Il avait l'air d'être menaçant et cynique mais c'était aussi une personne étonnamment subtile. Laissant Lolli descendre de ses bras, le jeune mage lui tapota la tête doucement :
- Ça va aller ? demanda-t-il à la fillette avec un sourire. Tu ne te sentiras pas trop perdue ?
Elle secoua la tête et répondit à son sourire :
- J'ai l'habitude d'être toute seule, expliqua-t-elle. Et puis c'est un chouette endroit ici !
Elina et Dana, qui n'avaient pas prononcé un mot jusque là, délaissèrent leur grand-mère et, sous son regard bienveillant, s'approchèrent d'Eden et de Lolli.
- Nous allons lui faire visiter la maison, proposa la première. Ça te dirait de choisir un jouet avec moi ?
La fillette hocha la tête avec enthousiasme et suivit la jeune femme dans un des rayons. Dana prit la parole à son tour.
- Je fais partie de l'ordre des mages, indiqua-t-elle à Gardan et Eden. Avec Keith et Fray, nous prendrons soin du docteur Sheffield et de Lolli. Votre idée est intelligente. Il ne faut pas traîner pour la mettre en pratique.
Gardan ne se le fit pas dire deux fois, et s'empara du bras d'Eden.
- Dis-moi où je dois nous amener, ordonna-t-il.
Le jeune homme se dégagea doucement de sa poigne et s'accroupit pour toucher le sol devant les regards étonnés de Dana et du vampire.
Au contact de son index sur le linoléum, des traits lumineux formèrent une carte semblable à celle qu'un satellite aurait pu produire.
- Je ne vais pas vous dire où aller, je vais faire mieux, déclara-t-il avec un sourire. Je vais vous montrer !
Pendant un instant, Logan se trouva plongé dans un silence et une obscurité absolus. Il avait senti qu'il perdait connaissance, à bout de forces, alors qu'Anthéa et Eden étaient là depuis seulement quelques minutes. Il avait vu que le jeune mage n'était pas Night au premier coup d'œil. Sa façon de se tenir, ses yeux gris alors que ceux de son frère étaient bleus... et les marqueurs de ses pouvoirs, si différents de ceux de son jumeau bien que tout aussi impressionnants. Quoi qu'il se soit passé pour Night, Logan était rassuré de voir qu'il avait retrouvé un peu de sa famille. Être seul n'avait rien de drôle, il en savait quelque chose. Il avait choisi de l'être, à la différence du jeune homme, et une telle punition était terrible, volontaire ou pas...
Des contours flous commencèrent à se dessiner autour de lui alors qu'il songeait au passé. Un paysage verdoyant apparu et il reconnut le lac où il aimait aller lorsqu'il était en Irlande. C'était un endroit calme et boisé, généralement assez fréquenté les jours ensoleillés. Des gamins allaient se baigner dans l'étendue bleutée, des promeneurs en faisaient le tour et des joggeurs couraient dans la forêt voisine. Logan s'y rendait toujours le soir, évitant ainsi la compagnie des gens. Lorsqu'il terminait sa garde à l'hôpital, il gagnait les berges du lac pour admirer le reflet des étoiles sur l'eau. Il écoutait les bruits de la nuit qui effrayaient les autres avec la nostalgie du temps où Amraël et lui campaient à la belle étoile, toujours sur les routes pour une mission quelconque.
Ce lieu lui rappelait d'autres lacs, à des milliers de kilomètres, de l'autre coté de l'atlantique. C'était le seul endroit où le docteur ne se sentait jamais seul. Quand il observait ce paysage, il percevait plus nettement le lien qui l'attachait à Maël et il avait l'impression d'être à ses cotés.
Logan sentit son cœur se serrer. Il n'y aurait plus jamais de lieu comme celui-ci pour lui. Il ne sentirait plus le lien, où qu'il aille. Il ne serait plus jamais près d'Amraël.
Le chagrin était comme un poignard qui lacérait sa poitrine. Il leva sa main pour tenter d'apaiser sa souffrance, mais ce n'était pas une blessure qu'il pouvait guérir en la touchant avec son pouvoir. Il laissa son bras retomber le long de son corps avec un soupir, sachant son geste inutile. Le lac était magnifique, baigné de la lueur argentée de la lune, mais il ne pouvait pas apprécier le spectacle. Rien n'avait plus de saveur à présent... Pendant un siècle, il avait espéré chaque jour la venue d'Amraël dans cette clairière aux eaux miroitantes. Il avait souffert d'être séparé du vampire, mais le sentait présent, vivant et gardait espoir qu'il pourrait le revoir... Que pouvait-il attendre à présent ?
- Logan.
Le docteur retint son souffle en entendant ce murmure. Cette voix... Des larmes se formèrent aussitôt aux coins de ses yeux. Il la reconnaitrait entre mille. Elle n'avait pas d'égale et l'entendre prononcer son prénom était la plus douce des musiques pour le chirurgien. Comment ferait-il pour ne plus jamais l'entendre ? Et s'il venait à l'oublier ?
- Logan, je suis désolé.
Le médecin essuya les pleurs qui lui brouillaient la vue et tourna la tête pour chercher Amraël. Il l'aperçut à quelques pas sur sa droite, caché dans l'ombre des arbres. Cette silhouette ne pouvait appartenir qu'au prédateur aux yeux de nuit. Il s'avança pour le rejoindre, les lèvres serrées pour ne pas crier son nom stupidement.
C'était une vision insupportable. Contre ses côtes, son cœur tambourinait d'espoir tandis que son esprit, cartésien, lui rappelait que tout ceci n'était pas réel. Amraël pouvait lui apparaître comme vivant, il n'était plus là. Le lien qui les unissait était mort et sa perte laissait un vide douloureux que Logan ne pouvait ignorer. Ce n'était qu'un rêve, merveilleux et cruel...
Le vampire l'observait en silence, comme trop envahi par l'émotion pour réussir à parler. Logan leva la main jusqu'au visage blafard qu'il connaissait par cœur. Effleurant sa joue du bout des doigts, il les recula en sentant la peau froide. Il avait pensé qu'il ne pourrait pas toucher Amraël. Pouvoir le faire le torturait. Il avait envie de ce contact mais il devait se faire à l'idée qu'il ne pourrait plus jamais éprouver cela.
Maël paraissait comprendre son hésitation. Il n'avait fait aucun geste pour le retenir de le toucher ou pour l'encourager à le faire. C'était à Logan de décider ce qui lui serait le plus bénéfique. Le prédateur n'avait pas le droit de se montrer égoïste. Il était mort. Il n'éprouvait pas la douleur alors que le médecin devait lutter contre elle à chaque instant.
Logan soupira en passant la main dans ses cheveux, visiblement perdu.
- Ce n'est pas juste, souffla-t-il. Je ne sais pas quoi faire...
Amraël lui sourit tendrement, se retenant à grand peine de le prendre dans ses bras. Finalement, le docteur parut se décider et il croisa les bras sur sa poitrine avec un air attristé. Ses mains s'accrochaient à son pull comme si le chirurgien luttait pour qu'elles ne désobéissent pas à sa volonté pour aller toucher le vampire.
- Tu devrais t'en aller, murmura Logan tristement.
- Je ne peux pas encore, répondit Maël sur le même ton. Ce n'est pas vraiment un rêve que tu fais.
- C'est un cauchemar alors, tenta de plaisanter le docteur.
Amraël sourit. Il avait beau être un esprit, il ressentait toujours un amour inconditionnel pour Logan. Sa façon de tenter d'alléger la situation était si charmante... Le vampire savait qu'il ne faisait cela que pour le rassurer. Et cette attention le touchait et lui faisait de la peine en même temps. Le médecin ne pouvait pas penser qu'à lui.
- Je suis un fantôme, expliqua le prédateur. Je ne peux que profiter de ton inconscience pour te parler.
- Il n'y a rien à dire, répliqua Logan. Tu m'avais prévenu que ça arriverait. Seulement, il me reste sans doute quelques cinq cents ans à vivre et... les passer seul ne m'intéresse pas.
- Tu n'es pas seul, rectifia Amraël. Les autres ne te laisseront pas tomber. Night, Eden, Sorène, Shadow... et même Gardan, que tu as ressuscité à l'instant, malgré le fait qu'il ait manqué te tuer au Golden Gate.
Logan arqua un sourcil.
- Les esprits savent tout ce qu'ils ont envie de savoir, indiqua le prédateur avec un petit air amusé. Tu t'étais bien gardé de me dire ça...
Le chirurgien haussa des épaules et se tourna vers le lac, cherchant à fuir le regard bleu nuit qui le regardait avec tant d'amour.
- Tu ne peux pas t'empêcher de vouloir préserver la vie des autres, poursuivit Maël sans le quitter des yeux. Pourquoi la tienne ne t'intéresse pas davantage ?
- Je n'ai commencé à avoir peur de la mort que lorsque j'ai compris à quel point je t'aimais, avoua le médecin. Parce que je savais que j'allais vieillir et que tu finirais par te lasser de moi. Un grand-père avec un jeune homme... Qui voudrait d'un vieillard quant-il peut rester jeune pour l'éternité ?
- Moi, murmura Amraël.
Logan sourit avec peine, fixant toujours l'horizon, les yeux brillants de larmes contenues.
- J'imaginais que je mourrais avant toi...
- Je sais.
- Maintenant, je me fiche pas mal de savoir quand je pourrais quitter ce monde. Tu n'y es plus de toute façon.
La voix du médecin tremblait mais il poursuivit :
- Je te l'ai dit, je t'ai toujours attendu. Mais à part la mort, qu'est-ce que je pourrais attendre à présent ?
- Quelqu'un d'autre, proposa le vampire doucement. Quelqu'un qui vieillira avec toi, que tu aimeras sans te demander si ce sont ses sentiments où les tiens que tu éprouves quand tu seras dans ses bras... Quelqu'un qui t'aimeras mieux que je n'ai pu le faire.
Logan se tourna vers le prédateur avec un air effrayé :
- Tu crois que je pourrais te remplacer comme ça ? C'est la mission que tu t'es donné ? C'est pour ça que tu es là ?
- Je ne veux pas que tu te rendes encore malheureux par ma faute, avoua Maël sombrement. Je ne dis pas que ce sera facile pour toi. Mais dans quelques temps, quand tu ne souffriras plus autant et que ton chagrin ne sera plus que de la nostalgie alors peut-être...
- Peut-être que je ne pourrai jamais aimer quelqu'un d'autre, déclara le docteur calmement.
- Alors tu me condamneras à errer entre deux mondes à jamais, conclut le vampire. Parce que je ne trouverai pas le repos tant que tu ne seras pas heureux.
Logan secoua la tête et reprit sa contemplation du lac, les poings serrés. Il contenait toutes ses émotions mais Amraël savait qu'il était au bord de l'explosion. Le chirurgien ne supportait pas le discours que lui tenait le prédateur.
- Je suis désolé, déclara-t-il sombrement, mais je ne peux pas m'obliger à ça. Je ne pourrais pas faire ce que tu me demandes... Je n'ai pas réussi à le faire pendant le siècle où nous étions séparés et je ne pense pas y parvenir un jour, même s'il me reste cinq cents ans de plus.
- Le lien t'obligeait à penser à... commença Amraël.
- Le lien n'a rien à voir avec ce que je ressens maintenant ! s'agaça Logan. Sinon je me fouterais pas mal de tout ça ! Erre tant que tu veux, je ne peux rien faire pour toi...
Le vampire se rapprocha du médecin en le voyant si bouleversé. Il n'arrivait plus à se contenter de le regarder souffrir. Il avait envie de le toucher, de le rassurer... Logan le vit faire et recula d'un pas.
- Ne fais pas ça, demanda-t-il faiblement.
Amraël obéit, même si le chagrin qu'il lisait sur le visage du docteur était insupportable.
- Je vais essayer de faire mon deuil, poursuivit le médecin en baissant les yeux vers le sol. Je vais continuer à vivre le temps qu'il me sera donné... Et quand viendra ma mort, tu seras libéré, parce que c'est ce jour là que je serai heureux de quitter un monde où rien de toi ne subsiste.
- Ce n'est pas vrai, murmura Maël.
Le chirurgien leva son regard vers le vampire, intrigué.
- Il y a une part de moi qui reste à tes cotés et qui a besoin de toi pour avancer.
- Shadow se débrouille très bien.
- Je ne parle pas de lui. Je parle de Night et Eden...
- Tes descendants...
- Tu le savais ? s'enquit le prédateur.
Logan secoua la tête. Il avait eu un doute lorsqu'il avait parlé à Night la première fois dans le salon de Buena Vista. Il avait trouvé que le jeune homme avait une ressemblance avec Amraël. Mais il n'avait pas été plus loin. Pourtant, au fond de lui, il avait l'impression de l'avoir su avant que son compagnon ne lui dise.
- Ils ont perdu leurs parents, continua Maël. Ils sont tous les deux mais ils n'ont que dix-sept ans. Ils se retrouvent avec des dons prodigieux et ils auront besoin de quelqu'un pour les aider à évoluer dans le bon sens. C'est si facile de s'égarer quand on n'a personne à qui se confier...
Logan comprenait ce que lui disait Amraël à mi-mots. Si lui n'avait pas eu le docteur Sheffield pour l'aider après ce qu'il avait vécu avec Byron, il aurait pu se perdre comme l'avait fait Gardan. Il ne souhaitait pas ça aux deux adolescents.
- Je m'en occuperai, promit le chirurgien. Même si j'ai déjà commis une belle erreur en laissant Night seul aujourd'hui.
- Tu n'as pas à t'en vouloir. Il a utilisé son pouvoir de persuasion sur toi quand tu as été le trouver. Il t'a obligé à le laisser. Il n'était pas près à comprendre. Mais il apprend vite. Et son frère est plutôt dégourdi lui-aussi. Tu risques de bien t'amuser.
- Dans une dizaine d'années... ils te ressembleront comme des frères, fit remarquer Logan avec un air triste.
- Deux pour le prix d'un, tu gagnes au change, plaisanta le prédateur.
- Stupide même mort... C'est affligeant.
Les deux hommes sourirent. Mais au fond d'eux, ils savaient que le cœur n'y était pas. Ils passaient là leur dernier instant ensemble.