Manhattan, 2017.
« Le hasard n'existe pas. On s'est connu pour deux raisons essentielles : tu es soit une leçon de vie, soit une bénédiction. »
Leaves
« Hey, Hide...
Comment aurais-tu réagi en voyant ton enfant pour la première fois ?
Te connaissant, tu l'aurais sûrement pris dans tes bras, essayant de retenir tes larmes. »
La douleur consume la faible flamme qui vacille dans mes yeux marron, et les palpitations désordonnés de mon cœur résonnent lourdement à mes oreilles. L'espoir s'efface, et je sens mon âme se flétrir, engloutie par le néant qui gronde en moi, lentement. Les ruines qui marquent mon être m'empêchent d'accueillir cette vie nouvelle qui lutte pour venir au monde.
Chaque souffle profond est une tentative désespérée de survivre. Encore et encore. Mes larmes ruissellent sur mes joues, chaudes sur ma peau mate. Je transpire abondamment, et mon corps, en proie à des spasmes violents, me pousse à crier, à maudire la Terre qui semble n'être qu'une source de douleur infinie.
À chaque pause, une contraction déchire mon être. C'est comme si une décharge électrique s'insinuait dans mes veines, mêlée aux battements de mon organe vital. La douleur est insupportable, et je me surprends à envisager d'abandonner, de lâcher prise et de laisser cette vie en moi s'éteindre.
« Tu aurais eu peur que le simple fait de le toucher puisse le blesser. »
— Mademoiselle Hill, un dernier effort, le bébé est presque là ! Ne lâchez pas maintenant ! s'exclame le docteur avec force.
« En y repensant... tu étais tellement hypersensible. C'est ce qui me rendait folle de toi.
Même dans un moment pareil, je ne m'étonne plus de penser encore à toi. »
— Aah... aahh... gnnnh... awn...
Je n'en peux plus. La douleur me dévore. J'essaie de pousser de toutes mes forces, mais je ne ressens qu'une infime pression, un poids minuscule. Merde. Les secondes s'étirent en une éternité de souffrance, mais bizarrement, cette affliction est presque plus supportable que celle qui ronge mon cœur depuis que la source de mes maux a disparu.
Tout mon corps est engourdi, comme un champ de bataille après la guerre. Et à ce supplice s'ajoute le poids d'une certitude écrasante : je ne serai jamais assez forte pour surmonter ce que je traverse. Comment pourrais-je ? Je n'étais pas prête à devenir mère, et l'idée que mon enfant grandisse sans son père me déchire.
La souffrance m'aspire dans un gouffre sans fond, et je sens mes forces m'abandonner. Pourtant, je ne peux pas laisser tomber. Je n'ai pas porté cet enfant pendant neuf mois pour l'étouffer au moment où il est prêt à vivre. Une série de respirations saccadées secoue mon corps, mes cheveux collés à mon visage par la sueur. Le froid m'envahit soudainement, ébranlant ma peau déjà meurtrie.
Respire... Respire... Je tente de reprendre le contrôle, de calmer ma respiration.
Avec le peu de force qui me reste, je pousse, agrippée à la main d'une infirmière que je serre si fort que je pourrais la briser. Mes hurlements remplissent la pièce, et soudain, tout se termine. Mon bébé est là. Son premier cri transperce le silence, et les larmes jaillissent de mes yeux. Est-ce de la joie ? Ou bien du chagrin ? Tout se mélange dans ma tête, ma gorge se serre douloureusement.
Je suis épuisée. Vidée. Je ne veux qu'une chose : la paix. Mais cette paix, je ne la retrouverai jamais. Ma famille me dit sans cesse que la douleur finira par s'atténuer, que Hidden vivra toujours dans mon cœur, mais cela fait neuf mois qu'il est parti, et rien n'a changé. Les blessures sont toujours là, béantes, sans aucun signe de guérison.
Suis-je capable de m'occuper de cet enfant ? Comment lui donner de l'amour, alors que j'ai oublié ce que cela signifie d'aimer ? Je prie pour que Dieu m'aide, car je sens que je vais lâcher prise. Mes pensées sombres me hurlent ô combien cet enfant souffrira à cause de moi.
Je regarde mon fils, mon visage se tordant sous le poids des sanglots. Il me semble que le temps s'est arrêté depuis sa naissance.
— Posez-le sur ma poitrine, s'il vous plaît... Je veux sentir sa chaleur... juste quelques secondes, soufflé-je, presque suppliant.
Le docteur me sourit, comme s'il avait déjà anticipé ma demande. Il dépose doucement mon fils sur mon torse.
Lorsque je sens son cœur battre contre le mien, une vague d'émotions incontrôlables me submerge. Mes larmes coulent sans fin, témoins du chaos qui se déchaîne en moi. Comment vais-je protéger cet être fragile ? Comment lui expliquer que son père n'est plus là ?
Il pleure, lui aussi. Ses cris me rappellent que ce monde est froid, même pour lui. Je dois lui dire quelque chose, n'importe quoi.
— Allez, mon petit... Je sais que ce monde te semble effrayant, mais je suis là... Je te protégerai... murmuré-je, le cœur au bord de l'explosion.
Ses pleurs se calment peu à peu, et je sens mon cœur vaciller. Est-ce cela, être mère ? Ce sentiment étrange, ce mélange de terreur et d'amour ? Je n'arrive pas à savoir si je suis heureuse ou simplement soulagée.
Le médecin emporte doucement mon bébé pour le nettoyer, me laissant seule avec mes pensées. Et tout à coup, le vide revient. Hidden... Il aurait été si fier. Il aurait été l'homme le plus heureux de la Terre en tenant son enfant dans ses bras.
Depuis qu'il est parti, j'ai l'impression que le temps s'est arrêté. Neuf mois... et pourtant, chaque jour, je le vois encore. Sa silhouette à la porte de cette chambre d'hôpital, son sourire, ses yeux pleins de vie. Mais il n'est plus là. Il n'est plus qu'une illusion. Je souffre d'une dépression mélancolique, une maladie qui m'engloutit dans ses abîmes, me rendant incapable de distinguer le réel de l'imaginaire.
Et si je ne me relevais jamais ? Mon enfant grandira-t-il avec une mère brisée, incapable de le protéger de ses propres démons ? Comment lui cacher mes blessures qui refusent de cicatriser ?
« Es-tu heureux de voir ton enfant, Hide ? J'aurais tant voulu que tu sois là pour lui. »
Je crois voir son fantôme me sourire à travers la porte. Peut-être que je suis en train de perdre la tête, mais sa présence semble si réelle... et si réconfortante. Avant de disparaître, il murmure deux mots qui me hantent :
« Je t'extraime. »
Il n'est donc plus réel ? C'est dur à accepter. Il était là, débordant d'énergie, chaque jour occupé à quelque chose. Comment imaginer qu'il puisse s'éteindre si tôt ? Bien que son étoile continue de briller dans un ciel sombre ou orangé, on le voudrait ici, près de nous. Même si la durée de vie n'est jamais certaine, on espérerait qu'il garde les yeux rivés sur nous pour l'éternité.
J'ai oublié comment sourire, comment être heureuse, comment persévérer. Chaque jour, je fais de mon mieux pour aller bien, mais... je n'y arrive pas. Parfois, j'ai l'impression de porter un masque, de surjouer cette apparence extérieure qui dit que tout va bien. Mais il n'y a pas pire mensonge que ces mots : « je vais bien ». Les gens devinent facilement ce que je ressens, et ça me ronge. Depuis que mes démons m'ont envahie, je ne vois même plus ce que je reflète au monde.
Je veux donner à mon enfant un avenir heureux, un avenir où la douleur d'avoir un parent en moins ne l'affecte pas. Pourtant, je sais que je ferai le contraire, sans le vouloir.
Je ne sais plus reconnaître mes propres émotions. Tout à l'heure, je n'ai même pas su si j'étais heureuse d'avoir ce bébé ou non. Après tout, il me rappellera les douleurs que je cache si mal, les blessures qui refusent de cicatriser.
Après m'avoir soignée, l'infirmière me sourit et disparaît. Mes yeux se perdent dans le blanc du plafond, et mes paupières, trop lourdes, refusent de m'obéir. Ma gorge est serrée, et j'ai du mal à avaler. Pire encore, l'insomnie m'a prise en otage.
Ma langue effleure mes lèvres fendillées. La faim est là, mais l'appétit a disparu. Mes mains reposent sur mon ventre, comme pour me rappeler ce qui m'attend.
Quand j'ai atteint le terme, j'ai dû arrêter de travailler. Entre mes études, mon boulot et la grossesse, je n'arrivais plus à suivre. Mes notes ont chuté, et j'ai peur de redoubler, surtout avec l'arrivée du bébé qui va bouleverser ma vie. Je pense à faire mes cours en ligne, c'est sans doute plus simple que de me rendre à l'université cinq jours par semaine. Honnêtement, je suis épuisée.
Les minutes s'écoulent lentement sur ce lit d'hôpital, dans cette chambre stérile. Puis, enfin, le docteur entre, mon bébé dans ses bras. Il est propre, emmitouflé dans de petits habits. Pour la première fois depuis longtemps, un sourire s'esquisse sur mon visage. Ce n'est qu'un bébé, il n'est responsable de rien. S'il me rappelle son père, peut-être que c'est une bonne chose.
Mes bras s'ouvrent automatiquement pour l'accueillir. Il est si léger, si fragile. Il dort, ses traits paisibles et innocents me tirent une larme. Une chaleur inattendue m'envahit, chassant, l'espace d'un instant, les ténèbres qui m'oppressent. C'est comme si l'hiver en moi laissait place à un fragile et doux printemps.
— Merci, docteur, dis-je doucement. Cette grossesse a été un enfer sur tous les plans, mais je suis soulagée. Merci à vous et à votre équipe d'avoir pris soin de nous.
Je ne peux plus détacher mes yeux de ce petit être dans mes bras. Il est devenu si précieux en si peu de temps. Le médecin me regarde avec un sourire doux avant de me dire :
— Vous savez, ce que j'aimerais, c'est vous voir plus épanouie. J'ai lu votre dossier. Vous êtes diagnostiquée dépressive, avec une anxiété chronique. J'imagine que ce que vous vivez est difficile, mais il faut vous battre. Pour vous et pour lui. Votre enfant a besoin de vous, de votre force. Pardonnez-moi, je ne veux pas être indiscret, mais je me suis attaché à vous au fil du temps et votre état m'inquiète.
Ses mots résonnent dans ma tête, comme un écho insistant. Je lève les yeux vers lui, croisant son regard marron. Je souris faiblement, mais l'effet est immédiat : je me sens plus lourde, accablée par une vérité que je ne peux ignorer. Il a raison. Mais encore faut-il trouver la force de lutter. Pour mon fils. Il ne mérite pas une mère qui pourrait céder à l'envie de tout abandonner, juste pour revoir l'homme qu'elle aime. Ce serait égoïste. J'en suis consciente.
— J'aimerais lui offrir une meilleure vie... mais je ne pense pas y arriver. Je suis une épave, murmuré-je, à moitié consciente de mes paroles.
— Si c'est vraiment ce que vous voulez, il faut accepter votre maladie, et vous laisser aider. Sinon, vous ne pourrez jamais être celle que vous souhaitez pour lui, répond-il doucement, en glissant ses mains dans les poches de sa blouse.
Un rire amer m'échappe. Il ne comprend pas. Comment pourrait-il comprendre ? Et puis, si je lui dis que je vois encore le fantôme de mon mari, que pensera-t-il ? Il serait encore plus convaincu que je suis folle.
Il m'arrive d'avoir des pensées sombres, de m'enfermer dans le noir et de me perdre dans l'obscurité qui m'entoure. Je m'inflige des blessures invisibles, laissant la dépression me consumer. Lentement, sûrement, elle me détruit. Et quelque part, je crois que j'y prends goût.
Je vois des choses que je ne devrais pas. Des personnes qui ne sont plus là. Mes larmes brouillent ma vue à chaque fois. Je sais que je suis malade, mais l'admettre, c'est me rendre vulnérable. Et je déteste voir la pitié dans le regard des autres.
— Je ne suis pas malade. Je déprime, c'est tout. Mais je prendrai soin de mon enfant. Sinon, je le donnerai à l'adoption, dis-je d'une voix froide, sans mesurer la portée de mes mots.
Le docteur reste un moment interdit, cherchant une réponse. Il ouvre la bouche, puis la referme, hésitant. Je fixe le mur, mon cœur battant la chamade. Il ne comprend pas. Je suis sérieuse. Même si mon fils me rappelle son père, et que je ressens pour lui un amour que je ne peux expliquer, je ne supporterai pas qu'il grandisse en me détestant, en me reprochant d'avoir été une mauvaise mère. Aussi difficile que cela puisse paraître, je n'hésiterai pas à le faire, pour son bien.
Le docteur n'a même pas le temps de répondre. Alors que ses mots se forment à peine dans sa bouche, ma mère et mon frère font irruption dans la chambre d'hôpital, leurs visages illuminés par l'excitation de découvrir le nouveau-né.
Je les observe rapidement, mais mon cœur s'alourdit. Mon père n'est pas venu. Un vide se creuse en moi. Comment peut-il m'abandonner dans un moment pareil ? Si même mon propre père n'est pas capable de se tenir à mes côtés dans cette épreuve, qu'est-ce que cela dit de moi ? Peut-être qu'il sait déjà ce que je refuse de voir : je suis un échec. Une déception. Un être brisé qui ne mérite même pas le soutien de ceux qui devraient l'accompagner dans ce genre de situation.
Cette pensée me ronge. Elle se faufile dans chaque recoin de mon esprit, se mêlant à toutes mes peurs, mes doutes. Je pense, finalement, que je suis un des pires êtres que ce monde ait connus. Peut-être même que je mérite cette solitude.