LOWELL
J'accueille avec entrain la deuxième bière que me sert le barman alors que mon père boit la sienne silencieusement.
Je prends une gorgée pour me donner du courage.
Pour une fois je ne ressens plus ce poids sur mes épaules quand je suis près de lui. J'ai l'impression que pour une fois nous sommes sur le même pied d'égalité.
« —J'ai cru que ta copine allait m'arracher les yeux tout à l'heure. » Me confie-t-il en riant comme si nous étions deux bons amis qui se retrouvaient après une longue journée de dur labeur.
Je me contente d'encaisser sa remarque sans rien dire.
« —Pour être honnête, je pensais que tu allais être un peu plus réactif que cela. » M'avoue-t-il comme s'il me découvrait enfin après 25 ans d'existence.
Je hausse les épaules.
« —Déçu ? » Lui demandé-je en lui jetant un bref coup d'œil.
Il avale une gorgée de sa bière puis se tourne complètement vers moi.
« —J'ai du mal à voir le gamin que j'ai élevé en fait, c'est tout. Tu n'as plus cette rage dans le regard. » M'explique-t-il avec un sérieux qui me surprend.
Je continue de fixer un point invisible en face de moi.
« —J'ai appris à m'adapter à la situation. » Me contenté-je de lui répondre comme si ça allait répondre à toutes ses questions.
Il se gratte le menton puis penche sa tête sur le côté.
Pour ma part, je reste droit comme un piquet, ne voulant pas lui montrer ma faiblesse.
« —Si tu es là pour m'amadouer ou me faire signer quelque chose, c'est inutile. » Lui indiqué-je avant d'apporter ma pinte aux lèvres.
Le ricanement de mon père me parvient aux oreilles alors que je repose le verre contre le comptoir en bois.
La lumière est tamisée mais j'arrive à discerner l'expression amusée qui est peinte sur son visage.
« —Pour qui me prends-tu ? Je gagne toujours à la loyale ! » S'exclame-t-il.
Je lève les yeux au ciel, il n'a jamais rien gagné à la loyale. Il est lâche, tout comme moi.
« —Tu peux raconter cela à qui tu veux, mais c'est bien une des seules choses que je ne goberais pas venant de ta part. » Lui rétorqué-je.
Je l'entends soupirer.
« —Est-ce que tu peux me regarder ? Parler à ton oreille n'est pas très intéressant. » Me demande-t-il en se penchant un peu vers moi.
« —Une des choses que tu m'as apprises est qu'on n'a pas toujours ce qu'on veut. Tu devrais appliquer tes propres conseils. » Lui dis-je avant de passer une main dans mes cheveux.
« —Tu as beaucoup plus de répondant qu'avant en tout cas. » Me répond-il avant de se remettre face au comptoir.
« —Je pensais sincèrement qu'Ellie allait devenir ton point faible. » Me murmure-t-il.
« —On n'a pas toujours raison. » Lui rétorqué-je.
Je baisse mes yeux sur la pinte de bière et commence à la secouer comme pour détourner mon attention de la personne à mes côtés.
« —Quand je t'ai laissé dans ce bar... A la montagne. » Commence-t-il.
Je sais immédiatement de quoi il fait référence : le lendemain de la disparition de ma mère.
« —J'étais à deux doigts de ne jamais revenir. » M'avoue-t-il.
Je hausse les épaules.
Il y a quelques années, cette révélation m'aurait probablement blessée mais je pense que j'aurais fait la même chose si j'avais été à sa place.
« —Tu n'aurais pas dû revenir. Tu aurais pu avoir une vie bien différente. » Lui répondé-je avant de lui lancer un regard.
Il se met à rire.
Je le dévisage puis pose mon regard sur sa bière mais il l'a à peine touchée.
Je continue de le regarder alors qu'il se calme progressivement.
Ca fait longtemps que je n'ai pas vu mon père libérer à ce point ses émotions.
« —J'ai l'impression de m'entendre il y a 30 ans. » Soupire-t-il avant de poser une main sur mon épaule.
Je me fige puis lui lance un regard interrogateur.
Il tapote mon épaule puis la retire.
« —Je crois que c'est de famille en fait. » Murmure-t-il à son intention.
Je cligne des yeux à plusieurs reprises. Suis-je en train de rêver ?
Je crois que c'est bien la première fois que mon père discute réellement avec moi.
« —Je ne t'ai jamais raconté ce qu'il s'est passé avec ton grand-père, mon père. » Me dit-il.
Je secoue ma tête négativement.
Mon père glisse sa main dans son manteau et en ressort un paquet de cigarettes. Il en retire une puis me tend le paquet.
Je le repousse.
Il hausse les épaules, range son paquet puis glisse la clope entre ses lèvres.
Il se lève et commence à quitter les lieux.
J'écarquille les yeux. Il ne va quand même pas m'abandonner après cette phrase et trois bières à payer ?
Je commence à paniquer lorsque je le vois revenir, sa clope au bec fumante.
Il tire une taffe puis se réinstalle à côté de moi.
Alors qu'il tapote légèrement la cigarette entre ses doigts je remarque qu'il porte toujours la bague de mariage.
Je déglutis mais il ne semble pas le remarquer.
« —Mon père était l'opposé complet de moi. Il était très gentil, voir un peu trop. Et j'en profitais pour le pousser à bout. Tu vas me dire que c'est ce que font tous les gamins sauf que j'ai poussé le bouchon un peu trop loin... Ma mère était on va dire très convoitée. C'était le poids fort de la famille. Elle portait la culotte et mon père suivait. J'ai toujours vu mon père comme un faible, sa femme se faisait aborder à tout va et il ne réagissait jamais. Je pense que c'est comme ça que j'ai commencé à le faire tourner en bourrique. Je m'amusais à le charrier sur un homme qui avait proposé de l'argent à ma mère, qui lui avait mis la main au cul. Tout cela était des mensonges mais je voulais simplement qu'il se réveille et devienne... le père que j'ai toujours voulu avoir. » M'explique-t-il avec légèreté comme s'il s'agissait d'une blague.
Je déglutis alors qu'il avale une grande partie de sa bière d'un coup.
« —Les mois passaient et mon père ne changeait pas. Il était même devenu encore plus gentil avec ma mère. Et j'ai fini par découvrir qu'en réalité ma mère faisait exactement ce que j'avais décrit en plaisantant à mon père et il était au courant. Je ne faisais donc que remuer le couteau dans la plaie. Et malgré tout il a continué de la traiter comme si c'était la reine et qu'il était un valet. » Continue-t-il en riant de temps en temps.
« —Tu me vois peut-être comme le vicieux docteur qui est prêt à détruire la vie d'autrui pour sa propre carrière mais il ne s'agissait que de la peur. J'avais peur de devenir comme mon père, de devenir spectateur de ma vie, de ne plus pouvoir tenir les rênes tant je les avais laissés filer trop loin. Avant et après que ta... mère soit partie, j'ai toujours été dur parce que je ne voulais pas faire de toi quelqu'un de fragile. » M'explique-t-il.
Je fronce les sourcils et essaye d'assimiler ses paroles.
Est-il en train de s'excuser ?
« —Je t'explique cela maintenant parce que j'ai vu que tu t'étais ramolli. Quand je t'ai envoyé à l'hôpital tu aurais pu bouleverser le monde. Tu étais en colère, tu étais plein d'ambition... et j'ai tout simplement tout couper. Et te voilà à boire une bière parce que tu ne veux pas m'administrer le coup fatal. Le fils que j'ai élevé aurait déjà décidé il y a bien longtemps. » Me dit-il.
Ok, il ne s'excusait pas.
« —Pourquoi es-tu en train de me motiver à te faire perdre ? » Le questionné-je complètement perdu.
« —Parce que l'élève est toujours supposé battre le maître. Quand je t'ai enfermé à l'hôpital, je m'attendais sincèrement à ce que tu te battes contre moi. Depuis le début je n'attends que ce jour où tu vas enfin me prouver que tu es assez fort pour que je te laisse. Mais depuis ce jour où je t'ai récupéré dans le bar tu n'as jamais osé lever les yeux vers moi. Tu allais devenir comme mon père. Je ne pouvais pas te laisser faire ça. Et te voilà, tu as toutes les clés en main, mais tu continues d'hésiter ! » S'exclame-t-il comme si quelque chose ne tournait pas rond chez moi.
« —T'es complètement malade ! » Lui rétorqué-je en me relevant de mon tabouret.
J'avale la dernière gorgée de bière puis lui lance un regard plein d'incompréhension.
« —Voilà ! Là je revois le fils que j'ai privé de liberté à 21 ans ! » S'écrit-il des étoiles dans les yeux.
Je ferme brièvement les yeux puis me penche vers mon père.
« —Je ne comptais pas devenir comme ton père. Mais tu n'avais pas besoin de gâcher 4 ans de ma vie pour ça. » Lui murmuré-je tout en le fusillant du regard.
Je lui tourne le dos sous ses cris d'exclamation plein de fierté.
J'essaye de marcher droit mais les deux bières que j'ai ingurgitées m'empêche de me tenir correctement.
J'arrive tant bien que mal à sortir du pub. Je me frotte difficilement les yeux puis jette un dernier coup d'œil derrière moi.
Je n'arrive pas à croire ce qui vient de se passer.
———————
PROCHAIN CHAPITRE : Jeudi !