Elle tremblait, de rage à présent. Elle serra les poings et fixa un point invisible et s'efforçait de garder une respiration calme. Celtica savait se montrer patient. Ainsi acculée, elle n'aurait d'autre choix que de lui révéler ce secret qu'elle s'évertuait à protéger, en dépit de sa santé.
— Toi aussi tu vas me trouver bizarre et anormale, répondit-elle finalement, sans pouvoir retenir ses larmes. La vérité, c'est que je suis amagique. La magie n'a aucun effet sur moi, et je suis incapable de la voir, ou la ressentir ou je ne sais quoi encore !
— Pourquoi ne pas l'avoir dit plus tôt ? s'emporta-t-il. Tu ne serais pas tombée malade !
Elle eut un rire amer.
— Ça n'a rien à voir. Je vais d'ailleurs faire une rechute, si ton chevalier servant se dépêche pas. Je voulais pas que tu le saches, parce que t'allais me juger. « Pauvre petite chose sans défense », « garce inutile »... On m'a déjà dit tout ça. Et même pire. Pour moi, la magie n'existe pas, vous passez tous votre temps à vivre dans votre imagination. C'est pour ça que je me promène avec mon pistolet alchimique, parce que lui, il est bien réel.
— Tu n'as rien à craindre des mages, et tu ne connais pas la fatigue inhérente à la magie, quand on l'utilise. Ou des terribles crampes d'estomac à te plier en deux tant que tu n'avales rien. De mon point de vue, c'est un sacré avantage.
Elle se détendit un peu, passa ses cheveux derrière son oreille.
— Mais je suis pas à l'abri des armes alchimiques, tu sais.
— Elles sont peu répandues.
Celtica se leva péniblement, gêné par son genou enflé, pour rassembler des racines au fond de la cavité qui lui paraissaient sèches, puis revint les installer là où aurait dû crépiter son feu magique. Il sortit ensuite de sa sacoche des allumettes, qu'il avait achetés à Port Lumis avant de partir, puis en craqua une. La flamme donna naissance à un petit feu qui ne risquait de ne suffire, il sortit donc chercher du branchage à mettre à sécher pour ensuite l'alimenter. Puis il se saisit de la pyrolithe qu'il offrit sans hésitation à son amie.
— Garde-la contre toi, elle te tiendra chaud, le temps que j'arrive à l'intensifier.
— Merci, murmura-t-elle.
Le prince remarqua qu'elle cessait alors de trembler, et de pleurer. C'était rassurant. La gemme alchimique était en très bon état, elle pourrait profiter de sa chaleur des jours durant, si elle le souhaitait. Néanmoins, rien ne valait un véritable feu.
— Tu sais, fit-elle après un moment de silence, je t'ai suivi sur un coup de tête. J'étais pas sûre d'avoir les capacités de voyager. J'ai toujours été... à part. Je sais rien faire de mes dix doigts. J'avais peur de devenir un poids. Et ça s'est confirmé, on a été obligé de s'arrêter, à cause de moi. Je voulais seulement...
— Prendre ton envol ?
— Oui, en quelque sorte. Prouver à mon père que je suis pas impotente. Je suis sa fille, sa vraie fille. Mais il m'a jamais félicitée, ou confier la moindre tâche. C'est à mon frère qu'il donne toujours tout. Et il n'est même pas de son sang...
Elle enfouit sa tête dans ses genoux et éclata en un sanglot amer.
— Et je m'en veux ! Je me déteste tellement quand je pense comme ça, mais c'est plus fort que moi ! Je suis affreuse ! Je devrai me réjouir de ses succès, mais je ne fais que me sentir frustrée, et je l'envie tant ! Je l'aime, de tout mon cœur, mais je supporte plus qu'il passe toujours avant moi, quoi que je fasse. Si j'avais été quelqu'un d'autre, plus solide, plus intelligente ou plus jolie, papa n'aurait pas aussi honte de moi...
Celtica lui frictionna le dos. Elle se redressa et s'essuya les yeux, sans oser le regarder.
— Je pense que tu as tort, répondit le Brasien. Je crois que ton père tient autant à toi qu'à ton frère. J'ai rencontré Aljinan, et je suis certain qu'il ne sait pas comment te montrer son affection. Pour dire ce qu'il pense à son souverain, il sait exactement comment s'y prendre sans risquer la corde, mais pour dire à ses enfants qu'il les aime, c'est tout une autre histoire. Laisse-lui du temps, tu es toujours sa petite fille chérie.
Elle eut un sourire qui contrastait fortement avec les larmes qu'elle ne maîtrisait plus. Celtica n'était pas sûr de comprendre ce qu'elle ressentait, il avait toujours été fils unique. En revanche, il avait vu ses cousins se déchirer entre eux pour moins que cela. La détresse de la jeune fille le touchait, il ne pouvait le nier.
— Aljinan ne pourrait rêver d'une meilleure fille. Dévouée et courageuse, elle ne rêve que de faire ses preuves. L'oisillon est peut-être encore trop jeune à son goût, et il voudra le garder auprès de lui aussi longtemps que possible. Il a aussi de nombreux ennemis, et il doit protéger sa famille. Toi, en l'occurrence.
Cléon se tourna vers lui, et sembla le regarder comme pour la première fois.
— Merci, répondit-elle. Je crois que j'avais besoin de l'entendre.
Celtica lui ébouriffa les cheveux.
— Tu sais, moi aussi on me trouve bizarre, raconta-t-il sur un ton plus léger. Je passe mon temps à fuir la cour pour aller dessiner dans mon coin, ou aller nager dans l'étang dans la forêt avec Vlad. Mes amis n'ont pas mon âge, et ce sont mes précepteurs, mes gardes du corps, ceux qui travaillent pour moi. Mes cousins me haïssent parce que je vais monter sur le trône, Jesd me traite comme un enfant même si je vais épouser sa fille. Tu sais combien j'ai de relations amoureuses ?
— Tu dois avoir des dizaines de filles à tes pieds, se renfrogna Cléon. T'es pas obligé de te vanter...
— Pas une seule. Cela a désespéré ma famille.
— Tu ne serais pas... rougit la jeune fille.
— Attiré par les hommes ? Non. Mais beaucoup de courtisans semblent le croire. Ils me mènent la vie dure, crois-moi ! Et le fait que je déteste Annya, alors que tous louent sa beauté, rend les choses plus compliquées encore ! Je ne serais d'ailleurs pas étonné qu'on m'annonce un jour qu'ils avaient pensé à me marier à Hayne !
Cléon rit, se frotta le nez et s'appuya contre lui.
— Merci, souffla-t-elle à nouveau. Tu dois vraiment me trouver misérable.
Bien au contraire, pensa-t-il. Il la laissa s'installer contre lui, et profita, reconnaissant, de la chaleur de la gemme qu'elle plaça entre eux. La journée avait été difficile, et contrariante. Il aurait adoré faire un brin de toilette à l'eau chaude, dormir sur un matelas même médiocre, se recouvrir d'une couverture propre. Mais il avait fallu que Hayne et ses troupes viennent tout gâcher ! Enfin... Ils n'y pouvaient rien.
Au bout d'un moment, le prince se rendit compte que la respiration de son amie était devenue plus rapide comme lorsqu'elle était fiévreuse. Comme elle l'avait prédit. Elle avait de la chance dans son malheur, ses vêtements humides limiteraient l'élévation de sa température. Elle pesait contre lui de tout son poids, s'il bougeait, elle tomberait. Il pouvait tenir cette posture un moment, ignorer son inconfort et l'engourdissement dans son épaule. Il voulait savourer sa présence contre lui et lui apporter tout son soutient.
Lorsqu'elle manifesta des signes inquiétants de fatigue, il l'aida à s'allonger, détacha sa sacoche pour la placer sous sa tête, en guise d'oreiller. Elle semblait respirer un peu mieux. Elle se recroquevilla, plaça la gemme au creux de son estomac. Bien, un peu de repos ne pouvait lui faire de mal. Il s'étendit à son tour, mettant les mains derrière sa tête. Il grimaça de dégoût en touchant ses cheveux, qu'ils étaient sales !
Le ruisseau courait avec un doux gargouillis, la pluie giflait les feuilles et la terre sans état d'âme, le feu crépitait doucement. Il faisait vraiment pâle figure face aux éléments liquides, ce qui fit penser au jeune homme que s'il ne l'alimentait pas bientôt, il finirait par s'éteindre. Hélas, il n'était pas certain que le petit bois eût le temps de sécher.
— Celtica, il y a encore quelque chose que je dois t'avouer...
Et une voix puissante retentit, fendant le rideau de pluie. Et cette voix, il l'aurait reconnue parmi toutes.