À l'intérieur du mur d'enceinte, la ville était encore plus fabuleuse que ne l'avait imaginée Renwyck. De petites rues pavées, étroites pour la plupart, circulaient entre de jolis bâtiments de bois sombre, de torchis blanc et lisse et d'écrans de papier. Les maisons n'étaient pas très hautes, comportant un unique étage. Nombre d'entre elles jouissaient de petites cours où l'on apercevait, à travers de larges porches aux toits profonds, des cerisiers ou des azalées en fleurs. Les échoppes ne manquaient pas. On y attirait le chaland de la même façon qu'en Ael, à grand renfort d'apostrophes tonitruantes énoncées dans un ishan bruyant.
Arashi raconta à Renwyck que dans un passé très lointain, Prustina avait été la première capitale du Royaume d'Acha, une nation fondée par des hommes arrivés de par-delà le Grand Océan Occidental. Prustina avait ensuite été détrônée par Tiphareth, mais les Archives Royales y étaient demeurées. La cité était devenue un centre culturel et universitaire. Les premiers collèges magians y avaient été fondés avant de déménager à La Griffe sous l'influence de la première Thaumaturge-Reine, Eoril la Grande. Des royaumes étaient morts, d'autres avaient émergé des cendres. Prustina était restée inchangée, immuable.
Renwyck n'osa pas avouer à Arashi qu'il savait déjà tout cela. Il s'était grandement renseigné sur Prustina et ses archives avant de quitter la Maladrerie. Son irritabilité du matin s'était peu à peu dissipée, remplacée par une excitation fébrile, et il avait à cœur d'apaiser les relations entre le jeune prêtre et lui.
Les Archives Royales se trouvaient au cœur de Prustina, véritable cité dans la cité. Elles avaient été bâties au point culminant de la ville. On y accédait par un immense escalier, suffisamment large pour laisser monter vingt personnes de front. L'escalier débouchait sur un large porche percé dans la muraille qui encerclait les archives à la façon d'une forteresse. Après le long voyage dans la montagne, les jambes de Renwyck étaient lasses et l'ascension des marches fut un calvaire.
Une fois en haut, Renwyck se rendit compte des dimensions du lieu. De ce point de vue, il dominait toute la ville et la plaine alentour. Seul le donjon, un peu plus loin, s'élevait plus haut encore. Des centaines d'étendards flottaient aux remparts. Ils représentaient une ville sur une colline d'où s'échappaient de nombreux rayons lumineux. La symbolique, un brin arrogante, ne laissait aucun doute : Prustina éclairait le monde de son savoir. Devant Renwyck et Arashi, les portes étaient taillées pour accueillir des géants. Elles étaient grandes ouvertes, mais de nombreux gardes se trouvaient là en faction. Ils leur firent signer un registre en précisant leurs noms et villes d'origine. Enfin, ils furent autorisés à entrer.
Renwyck n'avait jamais eu l'occasion de visiter une véritable bibliothèque, mais il eut le sentiment que l'endroit ressemblait plutôt à un palais d'apparat. Il découvrit une enfilade de cours et de jardins délicats au milieu desquels se dressaient de nombreux pavillons dans le style ishan. Des gens déambulaient en silence sur les chemins pavés, portant de temps à autre des rouleaux ou des livres. Renwyck et Arashi croisèrent de nombreux prêtres du culte de Llinwonyo, mais aussi de simples visiteurs comme eux. Plus surprenant encore, ils virent plusieurs groupes de Magians vêtus de la qinya bordeaux des élémentalistes. Une lumière dorée traversait les feuillages et faisait scintiller l'eau des bassins et des fontaines. Il régnait une quiétude profonde que seuls venaient rompre le chant des mésanges et le tintement lointain de cloches invisibles. L'endroit semblait hors du temps.
Renwyck comprit qu'il leur serait impossible de trouver leur chemin sans aide à travers le dédale des bâtiments. Arashi s'adressa donc à un clerc qui parut interloqué lorsqu'il demanda à rencontrer Hesod l'Archiviste, Grand Clerc des Archives Royales de Prustina. Par souci pour Renwyck, Arashi s'était exprimé non en langue ishane, mais en achéan. Cet ancien idiome du royaume disparu d'Acha faisait office de langue commune pour les érudits et les voyageurs sur tout le Nord du continent. Renwyck l'avait apprise auprès de sa mère ; ce savoir leur était indispensable pour commercer avec les Magians qui venaient de très loin pour se procurer les préparations particulières d'Aiwe.
De clerc en clerc, on les conduisit petit à petit vers le cœur du complexe, dans un jardin dont la magnificence laissa Renwyck bouche bée. Iris, camélias, glycines, azalées et lotus rivalisaient de beauté dans un doux camaïeu de mauve et de pourpre. La forme de chaque arbre avait été travaillée dans un souci de perfection. Une grande maison ishane au style raffiné et équilibré se dressait au centre de ce charmant jardin. Ils y furent accueillis par un homme âgé à la mise impeccable. Il ne s'agissait pas d'un Nain. Ce ne pouvait être Hesod lui-même.
— À qui ai-je l'honneur ? leur demanda l'homme d'un ton pincé.
— Je suis faz Arashi Oros, du Château de Nacre, ambassadeur du roi Dagarkin Ier d'Ael, et voici mon compagnon, Renwyck, fils d'Aiwe l'Herboriste, de Rivebois. Vous n'êtes point braz Hesod de Prustina, n'est-ce pas ?
— Vous êtes fort perspicace, faz Oros, répondit l'homme avec un mépris à peine dissimulé. Je suis au service de Maître Hesod. Que désirez-vous ?
Ils se tenaient toujours sur le perron de la demeure. On ne les avait pas invités à entrer.
— Nous désirons nous entretenir avec Maître Hesod...
— Beaucoup de gens désirent s'entretenir avec Maître Hesod, Grand Clerc des Archives Royales de Prustina la Sage. Êtes-vous attendus ?
— Malheureusement non, répondit Arashi, hésitant. Mais...
— Dans ce cas, je crains fort de ne rien pouvoir faire pour vous. Maître Hesod est fort occupé et ne peut répondre aux sollicitations des premiers venus, quels que soient leurs titres. Je vous conseille de vous adresser à la chancellerie pour prendre rendez-vous. Nous devrions pouvoir vous accorder un entretien dans les six mois.
— Six mois ! ne put retenir Renwyck.
— Comme je vous l'ai précisé, répondit sèchement le secrétaire, beaucoup de gens désirent s'entretenir avec Maître Hesod, Grand Clerc des Archives Royales de Prustina la Sage.
Le vieil homme était sur le point de faire coulisser le panneau de bois qui constituait la porte d'entrée, la refermant sur eux, mais Renwyck s'interposa.
— Attendez ! le pressa-t-il en fouillant dans sa besace en hâte.
Il y trouva ce qu'il cherchait : la lettre de recommandation d'Akhbar. Il n'en connaissait pas le contenu, mais le moment était venu de faire confiance à son ancien mentor.
— Portez ceci à Maître Hesod, insista Renwyck.
— Maître Hesod a d'autres affaires plus importantes à gérer, lui répondit sèchement l'homme.
— Je suis certain que le Grand Clerc souhaiterait juger de ceci par lui-même, fit valoir Arashi, venant au secours de Renwyck.
Le secrétaire hésita un instant en fixant la lettre tendue puis, dans un geste agacé, il l'arracha de la main de Renwyck. Il leur intima d'attendre et disparut à l'intérieur de la demeure. Renwyck et Arashi patientèrent ainsi plus d'une heure dans le somptueux jardin sans qu'aucune nouvelle ne leur fût donnée. Le prêtre s'était installé en tailleur au pied d'un cerisier. Ses doigts couraient le long d'un simple chapelet de bois tandis que ses lèvres formaient des prières muettes pour le Père de Lumière. Renwyck, pour sa part, était plus intéressé par les plantes qui poussaient là. Il les inspecta et les admira d'un œil expert, notant les différences qu'il pouvait observer avec les variétés aelloises. Il en préleva quelques spécimens pour son herbier.
Enfin, la porte s'ouvrit de nouveau. Le vieux secrétaire s'adressa à eux d'une voix réticente.
— Maître Hesod va vous recevoir, annonça-t-il d'un air rogue. Suivez-moi.
Sans se faire prier, Renwyck et Arashi l'accompagnèrent dans le vestibule de la demeure du Nain Hesod. Deux servantes les y attendaient pour les aider à retirer leurs chaussures et leur laver les pieds. Puis on leur fit chausser de petits souliers de tissus à la semelle de corde tressée et ils purent poursuivre leur chemin dans de longs couloirs de parquet ciré. Tout était empreint d'un goût et d'un raffinement dont Renwyck n'avait jamais été témoin auparavant, pas même à la Citadelle du Château de Nacre. Les murs étaient de bois précieux, laqués ou recouverts de peinture à l'encre qui figuraient des scènes de montagnes et de vie sauvage. Sous leurs pieds, le parquet des couloirs chantait tel un rossignol tandis que les pièces qu'ils dépassaient étaient recouvertes de nattes couleur crème. Le mobilier était visiblement luxueux, mêlant la soie à des essences précieuses que Renwyck ne savait pas toujours reconnaître. Toute la maison dégageait une agréable odeur de cire et de résine qui rappelait à Renwyck la forêt qu'il aimait tant.
Ils croisèrent de nombreux domestiques. Parfois, par des portes ouvertes, ils pouvaient apercevoir une cour intérieure dans laquelle bruissait une fontaine. On les mena à l'étage par un escalier raide dont les degrés étaient moins hauts que ce dont Renwyck avait l'habitude. Puis ils furent conduits jusqu'à une double porte où on les fit patienter un instant. Les ventaux étaient somptueusement décorés d'oies sauvages en plein vol.
Enfin, dans un bruissement feutré, les panneaux coulissèrent et s'ouvrirent sur Hesod l'Archiviste, maître magian de la prêtrise de Llinwonyo et Grand Clerc des Archives Royales de Prustina.
Hesod était bel et bien un Nain. D'âge mûr, bedonnant, il devait faire une tête de moins que Renwyck. Il avait le cheveu très noir, parsemé de gris par endroits, ainsi qu'une imposante barbe tressée. Il portait la qinya grise du culte de Llinwonyo, mais celle-ci différait fortement de celle qu'Akhbar avait pu revêtir. Elle était coupée à la façon ishane en une robe qui se fermait sur le torse en de larges pans de tissu croisés. Une ceinture de toile était destinée autant à fermer le vêtement qu'à maintenir en place l'énorme ventre du Nain. Toutefois, c'était au niveau de l'étoffe que la qinya de Hesod se démarquait le plus. Quand Akhbar avait porté un toile rugueuse et usée, le Nain était lui habillé de la soie la plus fine, brodée de motifs délicats représentant des oiseaux sauvages et des monts enneigés. Ses mains étaient ornées de nombreuses bagues dont l'une, portée à l'annulaire droit, arborait un saphir au moins aussi gros qu'un ongle de pouce.
Écartant les paumes en un geste de bienvenue, Hesod les accueillit en langue aelloise. Son accent ne ressemblait à rien de ce que Renwyck avait pu entendre par le passé.
— Entrez, entrez donc ! Soyez les bienvenus dans mon humble demeure.
Répondant à son invitation, Renwyck et Arashi avancèrent dans ce qui devait être l'étude privée de Hesod. Tout comme le reste de la maison, elle était meublée avec goût dans un luxe raffiné. On y trouvait un bureau en bois de rose où lettres, plumes et encrier se côtoyaient dans un ordre parfait, ainsi que des fauteuils confortables, organisés autour d'un brasero. Une bibliothèque bien fournie occupait un pan entier de la pièce, témoin de la richesse de leur hôte. De nombreuses lanternes éteintes étaient disposées çà et là. Hesod devait probablement travailler ici jusque tard dans la nuit. Enfin, sur le mur du fond, des panneaux de bois avaient été ouverts sur un jardin privé. C'était un endroit fort agréable.
Après quelques présentations polies, ils prirent place dans les fauteuils près du brasero. L'air au-dehors était encore frais et la chaleur des braises était la bienvenue. Hesod fit apporter une collation composée de boulettes de riz, de légumes marinés, de morceaux de poisson cru ou bien grillé et de différentes fritures. Le tout était présenté avec un tel raffinement que Renwyck n'osait toucher à la nourriture, en dépit de son appétit. Comme pour ajouter à son malaise, on leur avait fourni à chacun deux minces baguettes de bois avec lesquelles on s'attendait visiblement à ce qu'il saisît la nourriture. Arashi pour sa part semblait parfaitement à son aise, maniant les baguettes avec dextérité pour manger sans embarras les œuvres d'art qu'on leur avait apportées. On leur servit aussi du vin. Il s'agissait d'un grand cru.
— Du Tougernon ! s'exclama Arashi avec un sourire ravi. Du Château Montvaillant si je ne m'abuse, ajouta-t-il après une nouvelle gorgée.
— Je vois que je suis en présence d'un connaisseur ! s'exclama Hesod en riant. Merveilleux ! J'imagine que vous avez eu le temps de découvrir ma petite bibliothèque.
Renwyck comprit qu'il faisait référence aux Archives Royales et non aux ouvrages présents dans cette même pièce.
— Vous êtes à la tête d'une collection extraordinaire, le complimenta Arashi. Bien entendu, nous avions beaucoup entendu parler des Archives Royales de Prustina, mais la réalité surpasse de loin les récits.
— N'est-ce pas ? se félicita le Nain. Nous possédons ici la plus grande collection d'ouvrages de tout le continent, et certains sont vieux de plusieurs siècles. Nous avons ici plus de livres sur le Secret que les collèges magians eux-mêmes, confia-t-il avec un orgueil non dissimulé. Le Brise-Lame peut bien convaincre le Sénat d'édicter des lois pour contrôler le savoir : ici, la connaissance est accessible à tous.
Hesod partageait visiblement les mêmes vues qu'Akhbar sur la transmission des savoirs magians. Renwyck devina que le Nain considérait l'existence même des Archives Royales de Prustina comme un acte de résistance fort.
— Dites-moi, dit Hesod, comment puis-je vous être utile ? La lettre que m'a adressée braz Akhbar n'était que très vague à ce sujet.
— Merci de nous recevoir, Maître Hesod, lui répondit Arashi. Nous souhaiterions solliciter vos lumières sur plusieurs sujets. Renwyck est à la recherche de ses parents et nous avons par ailleurs été témoins de plusieurs incidents au cours de notre voyage qui pourraient profiter de votre sagesse.
— Vos parents ? releva Hesod. Akhbar indique dans sa lettre qu'Aiwe de Rivebois est votre mère.
Renwyck hocha la tête.
— Aiwe m'a trouvé dans les bois lorsque je n'étais qu'un nourrisson, précisa-t-il. Mais Akhbar m'a dit qu'il avait croisé par le passé un Magian qui me ressemblait. Mon père, très probablement. Peut-être l'auriez-vous croisé, vous aussi ?
Il avait essayé de ne pas laisser transparaître trop d'espoir dans sa voix. Hesod passa une main dans sa longue barbe tressée, pensif. Il dévisagea Renwyck avec intensité.
— Il est vrai que votre visage m'est vaguement familier... J'ai malheureusement le regret de vous dire que je ne connais pas l'identité de votre père.
La déception de Renwyck fut à la hauteur de ses espoirs, cruelle, mordante, presque physique. Une fois encore, le fil du passé lui glissait entre les doigts. Il était pourtant si proche ! Sa déception dut se lire sur son visage car Hesod enchaîna aussitôt :
— Ne nous avouons pas vaincus de sitôt ! N'avez-vous aucune piste vous-même sur laquelle je pourrais vous aider ? Des souvenirs ? Un héritage de famille ?
Renwyck n'avait rien. Rien, mis à part une vieille étole laissée à Rivebois et le pendentif d'ambre qu'il portait toujours autour du cou. Il ressentait une certaine réticence à le montrer à Hesod. Néanmoins, c'était la seule piste qu'il lui restait à explorer. Lentement, il le tira de sous sa tunique pour le présenter à leur hôte. C'était un bijou fort simple, constitué d'un morceau d'ambre brut poli par le temps, au bout d'une cordelette de cuir.
Hesod saisit l'objet avec précaution et l'examina pendant un long moment. On racontait que les Nains étaient maîtres dans l'art de la joaillerie. Peut-être Hesod saurait-il reconnaître ce bijou, aussi simple fût-il.
— C'est un objet fort intéressant, déclara-t-il enfin. De facture neyemite, à n'en pas douter. Et il est enchanté.
— Pardon ? s'exclama Renwyck sur le coup de la stupeur.
Hesod lui rendit le pendentif. Il continua de le fixer un moment avec insistance.
— Tout à fait, confirma Hesod. Ne le saviez-vous point ? Je ne sais quelles en sont ses propriétés, mais gardez-le précieusement. Quant à son origine, il s'agit d'ambre du Neyem, j'en suis formel. Je dois faire quelques recherches cependant. Je vais malheureusement devoir vous laisser pour le moment, car je dois honorer quelques rendez-vous importants. Soyez donc mes hôtes ce soir. Nous aurons tout le loisir de discuter ensemble durant le dîner et après.
— Vous êtes trop aimable, lui répondit Arashi.
— Bien sûr que non ! C'est entendu dans ce cas. Nous pourrons aussi aborder les incidents dont vous avez fait mention, faz Arashi.