Le réveil du lendemain fut extrêmement difficile. J'avais passé une nuit horrible, vraiment horrible.
Une nuit peuplée de cauchemars.
C'était dingue comme un simple décès faisait ressortir ma plus grande peur : la mort. Ce n'était que dans des moments tragiques que je me souvenais à quel point elle me faisait perdre tous mes moyens. De femme forte, je passais inexorablement au statut d'enfant effrayé au contact de la mort. Pourtant avec toutes celles que j'avais connu, tout portait à croire que j'étais censée l'accueillir comme une amie, l'acceptant comme une sorte de fatalité pour tous les gens qui m'entourent.
Sohel avait dormis toute la fin de la nuit avec moi, et il n'avait apparemment pas été réveillé une seule fois par mes légers sursauts ou ma respiration saccadée. Je m'étais servie de lui comme d'un doudou pour éloigner mes mauvais rêves et me rendormir. En une seule nuit nous avions échangé les rôles : il était devenu le grand frère protecteur et j'étais devenue la petite fille qu'il fallait protéger.
Mon premier cauchemar fut tout simplement la vision de Raphaël dans un lit d'hôpital, un masque d'oxygène sur le visage, la respiration faible, un léger sourire sur le visage. Il était entouré par toute notre famille et nos amis, et tout le monde rigolait. J'avais l'impression que j'étais la seule à comprendre la raison pour laquelle nous étions tous réunis, et je bouillonnais intérieurement sans pouvoir parler. Puis Raphaël s'était éteint, mes jambes s'étaient dérobé sous moi, j'avais hurlé, et tout le monde était parti en riant.
Quelques autres cauchemars du même genre s'en étaient suivi, mettant en scène diverses morts de personnes différentes : Sohel, Ken, Tarek, mon père, Alice.
Je n'avais jamais fait autant de cauchemars en une seule nuit, et à chaque fois que je regardais l'heure en espérant que le soleil soit levé, il semblait s'être écoulé seulement quelques minutes entre chaque coup d'œil au réveil. C'était fou ce que le temps passait vite dans les rêves.
Le pire de tous, celui qui m'avait fait me réveiller en sursaut et en sueur - Dieu merci Sohel était déjà réveillé et partis à l'école - mettait en scène Deen. Je m'étais disputée avec lui, et Eff Gee m'appelait pour me dire de venir à l'hôpital. Quand j'y arrivais, Ivan se jetait sur moi pour me prendre dans ses bras, et par dessus son épaule j'apercevais un Maxime en pleurs. Ivan n'avait même pas besoin de parler pour que je comprenne ; Deen n'était plus de ce monde. Alors je m'effondrais et me promettais de ne jamais plus aimer.
Ce fut donc avec joie qu'après cette nuit mouvementée je me levai pour retrouver la lumière du jour. Tellement plus rassurant le soleil. Pourtant nous n'étions pas plus à l'abris de la mort le jour que la nuit.
J'étais totalement épuisée, mais rien n'aurait pu me maintenir au lit plus longtemps, j'avais besoin de me changer les idées. Je savais que j'aurai peur de me rendormir pendant encore quelques jours.
Aussitôt levée, je décidai de me rouler un pète ; j'en avais réellement besoin.
Je râlai en découvrant mon paquet de feuilles vide, et dû donc me rabattre sur celles de mon père ; même s'il ne fumait plus qu'occasionnellement, j'espérais que la petite boîte qu'il gardait caché dans sa chambre contenait au moins une slim.
Ce fut donc défoncée que j'arpentai les pièces de la maison, admirant nos photos de familles et les dessins des enfants. Je finis ma petite visite par la chambre que mon jumeau et moi nous partagions depuis la naissance de Zoé.
Mon père n'avait voulu se débarrasser de rien et avait donc bougé les affaires de mon frère dans ma chambre. Les murs étaient donc tapissés de posters de rock, de joueurs de baseball ou encore de photos de Tarek, Hugo, Ali et nous. Dans la petite bibliothèque, on pouvait trouver une multitude d'ouvrages entassés les uns sur les autres par manque de place : une collection très importante de mangas, des romans à foison, des vulgarisations scientifiques, des bandes dessinées ou encore des livres pour enfants.
Sohel venait maintenant souvent y emprunter des mangas - mes préférés plutôt que ceux de Raph - ou faisait semblant de comprendre les ouvrages de physique quantique de mon jumeau.
Un sourire débile sur le visage après avoir contemplé pendant un temps infini un exemplaire du Seigneur des Anneaux en piteux état (c'était le roman préféré de mon frère, et les tranches abîmées de chaque livre pouvait témoigner du nombre de fois où il avait lu la saga), je me dirigeai dans la cuisine pour préparer mon petit déjeuner.
Là, je tombai nez-à-nez avec un post-it jaune sur lequel plusieurs écritures différents figuraient. Je fus d'abord toute attendrie par celle de Sohel : « Bonne journé Mel, je taime ». Puis je reconnus celle de mon père : « I know you, and I know you've changed your mind over night. But call him please, tell him how you feel. I want my little girl to be happy. Love you nugget »
« Je te connais, et je sais que tu as changé d'avis pendant la nuit. Mais appelle-le s'il te plaît, dis-lui ce que tu ressens. Je veux que ma petite fille soit heureuse. » Il avait même rajouté le petit surnom qu'il me donnait en anglais lorsque j'étais petite : « nugget ».
Il avait raison : j'avais bel et bien changé d'avis pendant la nuit. J'étais partie me coucher en étant déterminée à rappeler Deen le lendemain pour tout lui expliquer, mais mon cauchemar m'avait fait prendre une toute autre décision. Les choses seraient mieux ainsi.
Le temps de quelques secondes, je songeai que mes séances chez le psychologues m'auraient peut-être servi si je les avais continué. Nous avions beaucoup travaillé sur ma peur de l'abandon, et je l'avais depuis longtemps dépassé. Mais je n'avais pourtant jamais exprimé ma deuxième grande peur et je ne pus m'empêcher de penser que si je l'avais fait, les choses seraient peut-être beaucoup plus simple aujourd'hui.
Mais les choses seraient aussi beaucoup plus simple si ce putain de Dieu n'avait pas retiré autant de merveilleuses personnes de nos vies.
La sonnerie du téléphone de la maison retentit soudainement, me faisant sortir des méandres de mes pensées. Je remerciai la personne au bout du fil mentalement ; laisser mon esprit vagabonder aussi longtemps lorsque je n'étais pas eu meilleur de ma forme était une grosse erreur.
Malgré mon état d'esprit, je ne pus m'empêcher de sourire en voyant le nom de Kamel s'afficher sur le petit écran.
– Allô ?
– Allô ma belle ? Comment tu vas ?
– Bien et toi ? Comment tu savais que c'était moi ?
– Alors déjà je reconnaîtrais la voix de ma filleule entre mille, et puis ton père m'a dit que t'étais là.
Je fermai les yeux d'avance avec appréhension, craignant ce que mon père avait bien pu lui dire.
– Il t'a dit quoi ? demandai-je finalement avec hésitation.
– Que t'étais revenue parce que t'allais pas trop bien à cause de soucis avec ton gars et que t'étais toute seule chez lui aujourd'hui.
Je me sentie soulagée ; je savais que je pouvais faire confiance à mon père, mais je lui étais tout de même reconnaissante de ne pas avoir décris mon état lorsque j'avais débarqué chez lui hier, en tombant littéralement dans ses bras. Il me connaissait beaucoup trop bien et savait que je ne supportais pas d'avoir l'air faible. Tout comme lui en fait.
– Du coup j'appelle pour savoir comment tu te sens, continua Kamel.
– Ça va, j'avais juste besoin de me retrouver loin de Paris.
– Je sais que tu mens ma belle. Tu sais que tu peux toujours me parler ?
Oui, je le savais. Kamel avait toujours été comme un deuxième père.
Lui, Adam, mon père et d'autres amis à lui formaient un groupe de choc, et tous avaient aidé mes parents lorsque nous étions arrivé, puis encore plus lorsque mon père s'était retrouvé seul. Mais Adam et Kamel avaient toujours été les plus présents, venant souvent nous chercher à l'école, nous faisant faire tout un tas d'activités, ou nous gardant avec eux. Puis lorsqu'Adam était parti, suivit peu de temps après par ma mère, Kamel s'était démené pour que mon frère et moi soyons les plus heureux possibles.
Même si le rôle de parrain ne voulait pas dire grand chose de nos jours, Kamel avait toujours tout fait pour avoir une relation privilégiée avec moi. Il m'avait parfois gardé des heures endormie contre lui devant la télé lorsque ma mère me manquait, m'avait écouté déblatérer sur ma vie de petite fille sans jamais se plaindre, avait écouté mes problèmes d'adolescentes et m'avait donné des conseils, s'était déjà mis dans des états de colère intense lorsqu'il apprenait que je m'étais fait frapper - alors que j'étais celle qui déclenchait les bagarres la plupart du temps. Il avait passé des nuits aux urgences aux côtés de mon père lorsque Raphaël allait mal, me rassurant en me gardant près de lui, alors qu'il travaillait tôt sur des chantiers le lendemain matin. Il s'était battu comme personne aux côté de mon père pour que ce-dernier récupère ma garde et celle de Raph. Il nous avait foutu mille raclées en apprenant pour nos petites activités qui nous faisait gagner de l'argent facile, nous faisant la morale pendant des heures en prenant son groupe d'ami - mon père inclu - comme exemple à ne pas suivre.
En tout point, Kamel était un deuxième père. Alors oui, je savais que je pouvais lui parler. Mais je n'en avais pas envie, je refusais de lui montrer à quel point j'étais brisée.
Parce que c'est ce que j'étais au fond, même si j'arrivais à me persuader du contraire avec une facilité déconcertante.
Je montrais une façade joyeuse tout autour de moi, et je l'étais la plupart du temps. Mais mes proches pensaient que mes blessures étaient depuis longtemps guéries, que les années m'avaient changée et que je ne souffrais plus.
Alors je refusais de leur faire de la peine en leur montrant que j'allais beaucoup plus mal que ce que je voulais bien leur laisser voir. En leur montrant à quel point toutes ces tragédies m'avaient détruite.
Et puis leur montrer, c'était aussi en prendre totalement conscience moi-même ; pourtant j'aimais vivre dans le déni en me disant que je n'allais pas si mal que ça et que j'étais parvenue à me reconstruire.
– Je sais Kamel, dis-je enfin. Mais y'a pas grand chose à dire, je suis plus avec Deen, c'est tout. C'est juste une rupture comme une autre tu sais, rien de bien grave. Ça va passer.
Ma gorge eut l'intelligence de ne se serrer qu'après mon dernier mot prononcé. Non, ce n'était clairement pas une rupture comme une autre, et non, ça n'allait pas passer.
– Il t'a fait du mal ? l'entendis-je s'énerver. S'il t'a fait du mal je te jure que je lui arrache les couilles !
Je ne pus m'empêcher de rigoler ; là j'avais retrouvé le Kamel de mon adolescence :
– Non non t'inquiètes, ricanai-je, puis avec plus de sérieux : c'est plutôt le contraire en fait.
Kamel soupira dans le combiné, puis il enchaîna d'un ton assez doux que je ne lui connaissais pas beaucoup :
– Tu veux passer à la maison ? Ou au kebab ce midi ? J'aimerais bien te voir pour être sûr que tu vas bien ma belle...
Mes paupières se fermèrent toute seule ; je m'en voulais de l'inquiéter autant, lui qui se battait généralement les couilles de tout.
– Je verrai, dis-je simplement, sachant très bien que je ne passerai pas même si je mourrais d'envie qu'il me prenne dans ses bras. Je pense que je vais aller courir pour me vider la tête, et après j'ai un train en début d'après-midi donc je suis pas sûre de pouvoir. Mais j'essaierai.
– D'accord, soupira-t-il. Mais prend soin de toi Mel, s'il te plaît.
– Promis.
– Et reviens me voir un jour, lança-t-il sur un ton plus détendu. T'es à Dijon et même pas ça prévient ! WAllah j'ai pris soin de toi toute ton enfance, y'a un âge où la filleule doit prendre soin de son vieux parrain !
– T'as quarante ans Kamel, ricanai-je.
– Oui, et ben pour quelqu'un qui a autant abusé de toutes les merdes possibles pendant sa jeunesse, c'est vieux.
Nous plaisantâmes encore quelques minutes, et Kamel parvint à me fait rire plus d'une fois, me remettant énormément de baume au cœur. Cet homme avait dû être une source de joie énorme au quotidien pour mes parents.
– Bon allez, je vais te laisser courir ma belle. Fais attention à toi, et embrasse ton frère pour moi.
– Ce sera fait ! Et Kamel ! lançai-je précipitamment avant qu'il ne raccroche. Je... Merci.
Et encore, c'était beaucoup trop faible pour lui exprimer à quel point je lui étais reconnaissante d'être là à tous les stades de ma vie.
– C'est mon boulot Mel. Et je vais te dire un truc ultra cucul qu'il y a que tes darons qui savent : même si on m'avait pas nommé parrain, la première fois que je vous ai vu ton frère et toi je savais que j'étais prêt à crever pour vous. Alors me remercie pas, c'est mon rôle.
Une petite larme me picota l'œil et je ne pus retenir un sourire géant en raccrochant. J'avais peut-être eu une vie compliquée jusqu'à maintenant, mais que ce soit à Dijon ou à Paris, j'avais la chance d'être entourée par des gens merveilleux.
Je pris ensuite mon petit déjeuner, l'esprit toujours embrumé par mes pensées sombres malgré l'appel de mon parrain. Je décidai donc de me dépêcher d'enfiler mes affaires de sport, ne supportant plus de me voir aussi déprimée : il fallait que je cours pour effacer tous ces sentiments nocifs.
Aussitôt arrivée dans la forêt près de chez moi, je me sentis comme un poisson dans l'eau. Qu'est-ce que j'aimais cet endroit ! C'était pour moi l'un des plus beau sur terre.
J'entamai une montée plutôt rude au milieu de cailloux, donnant de grandes impulsions sur mes jambes. Bordel, qu'est-ce que ça m'avait manqué ! J'étais bien loin des trottoirs plats de Paris. Mes chaussures s'enfonçaient ici dans la boue qu'avait créée la neige en fondant et mes pieds prenaient appuis sur divers morceaux de rochers, manquant parfois de glisser. Je pouvais sentir la fraîcheur de l'hiver sur tout mon corps, l'odeur de la forêt et les faibles rayons du soleil de février sur mon visage.
J'en aurais presque oublié ma présence ici en pleine semaine alors que je devrais me présenter à un entraînement le lendemain.
J'avais tellement peur de rappeler Deen.
J'avais aimé Alexis, il était maintenant partit.
Je l'avais perdu bien avant, et je n'avais plus aucun sentiment amoureux pour lui depuis longtemps, mais le choc de l'annonce de sa mort m'avait automatiquement ramené à Deen, celui dont j'étais folle amoureuse.
Je savais que je serais incapable de le perdre. Voilà pourquoi j'avais rompu avec lui. Parce que je préférais le quitter maintenant et faire cesser mes sentiments au fur et à mesure du temps, plutôt que de le perdre tragiquement un jour.
Pourtant je savais au fond de moi que c'était idiot. Parce que malgré tout, je savais que quoi qu'il se passe entre nous, j'aimerai toujours Deen. Et aussi parce qu'il pouvait très bien ne rien lui arriver.
Mais ce con s'était foutu dans un accident de voiture quelques mois en arrière ! Qu'est-ce que j'aurais fait s'il lui était arrivé quelque chose ? Je n'osais même pas imaginer cette éventualité.
J'avais perdu trop de monde, et je n'avais jamais eu de sentiments aussi forts que ceux que j'avais pour Deen. Voilà pourquoi je flippais comme une malade. Parce que j'avais l'habitude de perdre des membres de ma famille, j'avais l'habitude de perdre des amis, mais je ne savais pas perdre les personnes dont j'étais amoureuse. Comme quoi, Deen avait peut-être raison en me reprochant ma peur de l'engagement. Il n'avait simplement pas mis le doigt sur les bonnes causes de cette peur.
Plus je courais, plus je me dépassais, et plus j'étais convaincue qu'il fallait que je le rappelle. Cette envie de me dépasser ne s'appliquait pas seulement à la course ; je pouvais le faire, je pouvais surmonter ma peur, je pouvais m'autoriser à aimer sans penser au pire. J'étais plus forte que ma peur merde ! J'étais une Clarkson !
Un sourire déterminé pris place sur mon visage lorsque ma décision fut prise après une dizaine de kilomètres de course : dès que je serai rentrée, je sauterai dans un train et débarquerai chez Deen pour tout lui expliquer et lui dire à quel point je l'aimais.
Mais cette pensée n'eut pas le temps de germer assez dans mon esprit.
Alors qu'Invasion raisonnait dans mes oreilles, un énorme choc me propulsa en avant et une violente décharge parcouru ma colonne vertébrale de long en large.
Je n'eus pas le temps de me retourner pour jeter un œil à mon assaillant : le choc et ma course combinés me dirigèrent tout droit vers le fossé, dans lequel je trébuchai violemment une première fois, me rattrapant presque. Puis mes jambes me lâchèrent, je crus entendre un crac!, peut-être même deux, et de nombreuses branches me griffèrent les bras et les jambes, déchirant mes vêtements.
La chute me parut interminable, et elle le fut : mon corps, embarqué par la pente, ne fut plus qu'un pantin dans les mains de mère nature. Les rochers, les rondins et les buissons le dirigeaient eux-même.
Je n'eus même pas le temps de me dire que ça y était, c'était la fin, que le deuxième ou le troisième coup à ma tête posa un voile noir devant mes yeux, ne me laissant jamais entrevoir la fin de ce cauchemar.