— Monseigneur Dipe Goujak, baronnet de Verval !
Le vieillard s'avance à l'annonce de son nom. Fier, droit, il affronte avec dignité le regard des courtisans, passant sous le menton du héraut perché sur sa chaire, entre les haches de guerre des sentinelles qui encadrent la porte, foulant pas à pas le long tapis rouge de l'entrée cérémonielle qui traverse la monumentale salle du trône, dont les colonnades en quinconce rendent les limites imperceptibles, conférant à l'endroit une dimension onirique effrayante.
Comme dans mon cauchemar.
Il avance pas à pas, noblement, régulièrement, s'efforçant de masquer son trouble, sa fatigue, sa nervosité.
Sa peur.
Hier soir, sa nièce a rencontré l'Empereur. Elle a emprunté le même itinéraire sous les yeux lubriques de cet aréopage de sanguinaires et de privilégiés.
Elle a tremblé, sans doute, devant cette foule intimidante. Elle a frémi à l'idée de rencontrer Lokar Le Magnifique, trente-troisième Empereur de la lignée du Cercle de Fer.
Comme lui à présent.
Il la connaît, sa petite Olympe, sa chère enfant. Elle aura su garder la tête haute et marcher d'une allure maîtrisée.
La beauté et la force de sa mère.
L'instinct et l'intelligence de son père.
Et les traits de Julia sous l'œil concupiscent de ces mâles oisifs et avinés.
Surtout, ne pas grimacer de dégoût. Ne pas montrer ses émotions. Garder le masque de cour.
Le masque face à l'usurpateur.
Un pas après l'autre, la distance se réduit entre Dipe et le trône, où il distingue désormais l'Empereur assis en majesté, surplombant tout le monde dans la salle par l'habile conjugaison d'une estrade, de marches et d'un trône imposant.
Mais il n'en demeure pas moins un homme, avec ses forces et ses faiblesses.
Et sa mortalité.
Tenir bon. S'en tenir au plan.
Pour Olympe, pour Minella, pour Romik.
Pour Julia.
Résonnant sous la voûte minérale traversée de courants d'air glacés et se perdant dans les ombres d'un plafond qu'il n'aperçoit pas, un air de musique fait un bruit de fond qui installe une atmosphère civilisée et raffinée, mais Dipe ne s'y trompe pas. Il a beau avoir passé une bonne partie de sa vie dans le Levant, il sait très bien quelles obscurités règnent sur les contrées où le soleil monte se coucher. Il sait que malgré l'or et le luxe, la nuit regorge de créatures assoiffées de sang, plus bestiales qu'humaines sous leurs traits policés.
Et l'éclat avide qui luit sur les trognes avinées de la petite noblesse altisienne qui végète dans le parterre ne le trompe guère : qu'il tombe, et la curée sera sonnée.
Et si Olympe tombe...
Il n'ose y penser.
Parvenu sur l'estrade d'honneur, il met un genou à terre et ploie l'échine devant son monarque. Puis, sans effort apparent, il se redresse pour faire face au maître du Cercle de Fer.
De près, la couronne paraît trop pesante pour une tête humaine, mais la richesse de son sertissement de pierres précieuses impose le respect. En revanche, la vision du sceptre est presque insupportable : il connaît ce corps supplicié, il sait ces petits écrasés par l'oppression, et il n'ignore rien de cette féminité transpercée par la brute virilité d'une épée conquérante.
Alors il fixe les pieds de l'Empereur, ses bottes de cuir de prakshak lustrées où brillent de façon presque magique les écailles noires du monstre vaincu. A force de s'y absorber, il parvient presque à percevoir le battement du cœur glacé du terrible animal qui s'est abattu du ciel, quelques dizaines d'années plus tôt, et que l'Empereur précédent a selon la légende abattu en plein vol d'une flèche magistrale. La mort ailée vient une à deux fois par siècle frapper la région, et c'est chaque fois un macabre carnage, mais la supériorité numérique et technologique ne laisse pas grand doute sur l'issue du combat entre le reptile géant et l'Empire. Et c'est sans compter les pouvoirs étranges et puissants des mages de Nordansk, la cité septentrionale de Limestrie interdite à tout être non initié par un maître.
— Goujak, susurre enfin l'Empereur.
Dipe réprime un frisson de rage et relève les yeux vers son seigneur.
— Mes hommages, Votre Majesté, dit-il simplement, parvenant à grand peine à contenir les vibrations haineuses de sa voix.
Lokar lui sourit, mais son visage n'exprime aucune chaleur, et Dipe ne s'y trompe pas.
— Il est bon de voir les liens du sang se resserrer d'une génération à l'autre, articule-t-il d'une voix narquoise.
Dipe serre les poings dans son dos.
Les liens du sang !
Tenir.
Quelle ordure !
Se retenir.
— Oui, Votre Majesté, dit-il simplement, attendant le bon vouloir de son monarque.
— Avez-vous fait bon voyage et êtes-vous bien installé ?
Dipe serre les dents. Sous cette politesse de façade se joue un bras de fer qu'il ne peut se permettre de perdre.
— Je Vous remercie de Votre sollicitude, Majesté.
— Votre nièce est magnifique, baronnet. Le digne portrait de sa mère.
Dipe fait malgré lui un pas en avant, mais il parvient à interrompre son geste ; à la limite de sa conscience, le raidissement des gardes présents à proximité, leur main sur le pommeau de leurs épées de combat, vient lui donner la force de réprimer sa fureur meurtrière. Pour donner le change, il accomplit une révérence gracieuse.
— Votre Majesté est bien bonne, et je L'en remercie.
Un silence s'installe, et le vieil homme attend une réaction de Lokar. Plusieurs secondes s'égrènent ainsi, tendues, et Dipe pense cent fois qu'il est allé trop loin et a ruiné le plan en s'exposant ainsi à la vengeance du trône. Lorsque le monarque se lève enfin, le vieillard se sent soudain las, prêt à mourir tant son sentiment d'échec lui pèse, tant il sent en lui le regard accusateur de Julia et Romik, comme celui d'Olympe ou de Minella.
— Homme de Fer, qu'avez-vous à offrir à l'Empire ?
Presque surpris d'entendre en guise de sentence la phrase rituelle, Dipe laisse filer une seconde de silence avant de se reprendre, de se relever et d'affronter le visage impassible de Lokar.
— L'Homme de Fer offre son sang, son épée et son bras à l'Empire !
La première partie du serment est la plus facile, mais c'est la seconde que Dipe craint de ne pouvoir prononcer.
Pense à Olympe !
Justement, il ne pense qu'à elle, et c'est bien là le problème.
— L'Homme de Fer offre aussi à l'Empire le sang de son sang, le fruit de son fer, le trésor de ses bras.
Ému de ces paroles par lesquelles il sacrifie ce qu'il a de plus précieux, le vieillard sent une larme glisser sur sa joue et des tremblements dans sa voix.
— Que le Fer engendre le Fer ! clame Lokar après avoir soutenu le regard humide de son vassal et levé bien haut son sceptre.
— Que le Fer engendre le Fer ! reprend la foule, en chœur.
Puis, un silence pesant attend la réponse de Dipe, qui jette ses dernières volontés dans cette ultime bataille, cette dernière chance pour les feriens :
— Que le Fer engendre le Fer !
Les vivats retentissent entre les colonnes de pierre grise, et Dipe prend congé. C'est au tour du suivant de prêter allégeance et de formaliser le don du fruit de ses entrailles à la noblesse débauchée d'Altis.
Voilà qui est fait, se dit-il une fois dans les corridors de la ville. Malgré lui fier d'avoir tenu bon, il a hâte de retrouver les siens. Inquiet, il force l'allure, enfilant les couloirs et passages étroits.
Il est déjà venu, il y a longtemps, et il connaît quelques raccourcis discrets et peu fréquentés où le calme l'aide à se concentrer.
Aujourd'hui, il a fait la tournée des auberges et tavernes où il savait pouvoir renouer quelques contacts. Mais l'effervescence de la dernière exécution mascule était sur toutes les lèvres, l'excitation à son comble, et il n'a reconnu aucune tête.
Serait-ce possible que tous ses anciens camarades aient été découverts et exterminés jusqu'au dernier ?
Au détour d'un passage mal éclairé, deux silhouettes encapuchonnées de noir lui barrent la route. Par réflexe, il porte la main à son épée, mais nulle arme ne peut-être arborée à la capitale, à l'exception de celles portées par les Gardes Noirs.
Sauf que ces hommes qui lui font face ne sont manifestement pas des soldats de l'Empereur, et le poignard de l'un comme l'arbalète de l'autre ne laissent pas hésiter quant à leur dangerosité létale.
A défaut de pouvoir combattre, le vieil homme se retourne pour fuir, mais sa retraite est coupée par deux autres adversaires masqués qu'il n'a pas entendu venir.
Il se fait décidément bien vieux.
Devant la certitude de mourir, il fait à nouveau face au premier duo, pressentant que c'est sous l'une de ces capuches que se dissimule le chef de ce quatuor assassin.
— C'est l'Empereur qui vous envoie ?
Il n'obtient aucune réponse. Il tient bon, droit et fier, courageux, faisant face à son destin, à ses meurtriers, mais ses bourreaux gardent le silence.
Seul un tremblement du capuchon de l'homme au poignard laisse deviner une réaction.
Le tremblement devient soudain bruits de souffle, et Dipe croit un instant faire face à des forcenés en goguette, même si leur organisation et leur armement empêchent d'accréditer complètement la piste de la folie, mais ce sont bientôt des pouffements, puis un rire grinçant qui accompagnent l'abaissement des armes.
Perdu, Dipe regarde tour à tour ses quatre opposants.
Un mouvement attire son attention et il se reporte sur l'homme au poignard, qui lève les mains vers son capuchon, révélant d'un geste souple une vision qui fait vaciller Dipe.
Tiope.
Il croit un instant se tromper, rêver, perdre la tête, mais c'est une certitude qui se fraie un passage au milieu de ses doutes : malgré le passage des années, malgré les rides, les cheveux blancs, malgré les outrages du temps, c'est bien Tiope qui lui fait face.
En chair et en os.
Et toujours dans la clandestinité, apparemment.
Tiope.
La stupeur passée, Dipe s'avance et serre dans ses bras cette silhouette improbable et vieillie, familière et pourtant incongrue après tout ce qui s'est passé, après ces décennies sans se revoir.
Sans la lâcher, il la tient à bout de bras pour la détailler, l'œil brillant de joie et de mélancolie mêlées au fur et à mesure que resurgissent les souvenirs.
— Ta jeunesse s'est envolée, grand-père ! se moque-t-elle en riant.
— Votre beauté s'est fanée comme un bon vin ! rétorque-t-il sans s'offusquer, sur le même ton.
— Tu m'as manqué, vieux brigand !
— Vous aussi, ma reine !
Alors, comme ça, Tiope est toujours en vie ?
Dipe y croit à peine et secoue la tête de soulagement. Tout n'est pas perdu, donc, puisqu'elle est encore là, toujours active, et pas seule, apparemment !
Il observe les trois autres, qui continuent de cacher leurs visages sans bouger ni parler.
— Pardon, s'excuse la vieille femme en prenant Dipe en accolade sous son bras gauche pour qu'ils fassent face à ses compagnons ensemble, épaule contre épaule. Camarades, je vous présente mon vieil ami Dipe, aussi appelé Vif-Renard, tant ses talents de discrétion et son intelligence nous ont été précieux ! Mon ami, ajoute-t-elle ensuite en désignant les trois autres, laisse-moi te présenter mes anges gardiens et fidèles : Clothise, Lachèse et Tropa. A l'énoncé de leur nom, chacune des femmes se découvre et révèle le visage de sa jeunesse et de sa détermination farouche, à l'image de celle de leur maîtresse depuis qu'il la connaît.
Il regarde à nouveau Tiope en lui souriant, heureux de la retrouver. Il a tant de questions à lui poser.
— Trouvons-nous un endroit plus discret pour causer, mon vieux Renard, murmure-t-elle en l'entraînant d'une main tandis que de l'autre elle remonte son capuchon, imitée par ses trois servantes.
Il a hâte de pouvoir enfin interroger quelqu'un de confiance, et cette amie surgie de façon inespérée d'un passé qu'il croyait révolu et perdu depuis longtemps est une occasion en or autant qu'un réconfort ! Il y a tant à faire, tant d'obstacles à surmonter pour mener à bien cette mission essentielle ! Et il a tellement à rattraper avec cette trop longue absence. Il a dû se passer un si grand nombre de choses cruciales et qu'il ignore depuis que Tiope a donné naissance à Lokar...