Sous la pluie, Ur-Nabal paraissait bien moins accueillant. Lorsque Morgal traversa la cour, suivi de Currunas, il sentit tous les regards se poser sur lui avec un mélange de pitié et d'interrogation. Il détestait ça. Il avait l'impression d'être une bête de foire. Heureusement que les apprentis ignoraient sa récente maladie.
Mais après tout, ils avaient raison : il n'était plus comme eux. Morgal était désormais un elfe doté d'une nature de Réceptacle et atteint d'un syndrome qui le rendait instable.
Quand il parvint au salon du deuxième étage, ses amis se précipitèrent vers lui pour l'entourer. Seule Pindy demeura à l'écart.
— Comment te sens-tu ? interrogea Ruinax d'un air inquiet.
— Bien...
Sa réponse manquait grandement de conviction mais après tout, sa blessure au ventre était guérie. Donc d'une certaine manière, il demeurait en bonne santé.
— Tu nous as fait une belle frayeur, renchérit Néo, mais si t'as besoin de quoi que ce soit...
Morgal hocha la tête en murmurant un merci. Mais ces amis ne pouvaient lui rendre ce qu'il avait perdu. Lalith s'aperçut de son état et attendit que le groupe s'éloigne pour lui murmurer.
— Tu veux qu'on en parle, toi et moi ?
Il secoua la tête :
— Non, c'est inutile. Tout ce qu'il me faut c'est du temps.
— Tu... Tu as changé, Morgal.
Il porta instinctivement la main à sa bouche. Mais apparemment ce n'est pas ce dont parlait son amie.
— L'étincelle de joie qui était dans tes yeux est partie...
— Elle est enterrée avec le corps de Malgal.
Lalith baissa la tête : elle le voyait noyé dans une détresse infinie. Elle voulait l'aider mais comment ?
— Qu'est-il arrivé à tes dents ?
Il se pinça les lèvres. Devait-il lui dire la vérité ?
— Tu as raison, Lalith, je ne suis plus tout à fait le même. J'ai contracté un syndrome vampirique...
Elle fronça les sourcils devant l'étrangeté de la situation :
— Cela ne change rien pour nous, Morgal.
— Merci.
Il la serra dans ses bras et recula, préférant ne pas avoir affaire avec son fiancé.
— Où est Currunas ? demanda-t-il.
— Je l'ai aperçu dans les écuries, assura Ruinax, il faisait l'inventaire de ses bagages.
— « Jamais là quand il faut, cet imbécile ! »
Morgal les salua et guida ses pas vers le grand bâtiment allongé qui embaumait la chaleur animale. Avec l'hiver, le soleil s'était déjà couché et une pluie glaciale perçait son épais manteau sombre. Le prince ne savait qu'à partir de l'enterrement, il ne se départirait jamais de cette couleur. Elle le suivrait comme un sombre présage, reflet de ses émotions.
Une douleur aigue se fit sentir dans sa gorge en même temps qu'une soif tenace. Il devait vraiment retrouver le mage car ses besoins étaient pressants. La gourde qui pendait à sa ceinture était vide, aussi accéléra-t-il le pas vers les écuries. Il poussa la porte de bois et se retrouva submergé par les effluves de pailles séchées et de crottins. Quelques gnomes déambulaient dans l'allée pour remplir les mangeoires.
Morgal commença son investigation mais ne trouva nulle trace de son médecin.
— « Mais qu'est-ce qu'il fout ! »
Il prit un tournant mais à part les têtes des chevaux qui dépassaient des box, l'allée était vide et froide.
Morgal s'humecta les lèvres, un sérieux mal de crâne naissant entre ses tempes. Lorsqu'il passa sa langue sur ses canines, il les sentit plus prononcées. L'angoisse lui serra la poitrine : si Currunas n'apparaissait pas maintenant, il allait s'effondrer d'épuisement sur le sol.
Aussi, lorsqu'il entendit des pas, il se précipita vers l'angle par lequel le mage arrivait et entra en collision avec lui.
Mais ce n'était pas Currunas. De tous les apprentis, il avait dû tomber sur Tolos.
— « Oups... »
— Dégage de mon chemin... Mais attends, t'es le morveux ?
Il recula pour mieux le scruter.
— T'as une sale mine, pas étonnant après ce qui est arrivé à ton sosie.
Morgal leva les yeux au ciel, il ne voulait pas perdre du temps avec lui et encore moins parler de son frère.
— Tu cherches quelqu'un ?
— Pas toi, en tout cas.
Il gloussa et l'attrapa brusquement par le col pour le plaquer contre le mur.
— T'as oublié quelques principes avec moi, je crois, le morveux.
— Va-t-en, je n'ai pas envie de me prendre la tête avec toi.
Tolos lui saisit le menton fermement dans sa main et cracha :
— T'as pas vraiment compris, on dirait. Écoute-moi bien, le blondinet, j'ai un réseau extrêmement bien formé qui serait capable de te réduire à néant, que tu sois le fils de l'autre cinglé en blanc ou pas. Alors, maintenant que je te considère comme un insecte à écraser, tu ferais mieux de faire profil bas.
Pour tout réponse, Morgal lui cracha au visage. Fou de rage, Tolos abattit ses mains autour de son cou pour l'étrangler. Tous deux s'effondrèrent sur le sol, l'un suffocant et l'autre en état de soumettre sa cible.
Morgal se débattit comme il put, envoyant ses genoux dans le ventre de son agresseur mais lorsque ce dernier commença à user de sortilèges contre lui, il se rendit à l'évidence.
— Arrête... lâcha-t-il difficilement.
Sous ses vêtements, des brulures se manifestaient, lui arrachant des gémissements de douleur. D'étranges morsures lui parcouraient le dos et le ventre et provoquaient des ulcères infectés. Tolos semblait apprécier la torture qu'il lui infligeait jusqu'au moment où le regard de Morgal vira à la rage. Sans qu'il n'ait le temps de reculer, le prince héritier se vit brusquement jeter en arrière et attaqueé avec violence.
Morgal se précipita sur lui et referma sa mâchoire sur la gorge de son adversaire, éclaboussant son visage de sang. Loin de s'en arrêter là, il continua de lui arracher la carotide et les cordes vocales. Un liquide amer coula dans sa bouche à mesure que les plaintes du mourant cessaient.
Et plus il aspirait la vie de sa proie, plus le prince sentait son vide se combler.
Il était bien conscient de son geste : il était tout bonnement en train d'assassiner un homme. De tuer. Mais il se sentait si puissant en ôtant cette vie. Il retrouvait la sienne dans le meurtre et c'était diablement divin.
Il replongea dans la blessure du cadavre pour épancher sa soif de sang. Il ne prêta aucune attention aux cris d'épouvantes qui s'élevèrent au fond de l'allée ni aux pas précipités qui se rapprochaient.
On l'empoigna brusquement par les épaules pour le tirer en arrière.
Des soldats le neutralisèrent pendant qu'il se débattait comme un fou-furieux.
— Laissez-moi, pesta-t-il, vous n'avez pas le droit de me toucher !
— Faites-le taire avant qu'il n'ameute tous les étages ! s'époumona un officier à ses hommes, calmez-le, on l'emmène.
Sans arrêter de hurler, Morgal se vit trainer jusque dans les cachots d'Ur-Nabal. La lourde grille ne tarda pas à se refermer derrière lui.
Il était seul dans cette prison humide, éloignée de toute clarté.