Roxane
- Au clair de la lune, mon ami Pierrot...
Ma voix déraille. Je fixe le plafond.
- Prête-moi ta plume, pour écrire un mot...
Je n'ai rien avalé depuis des jours. Mes forces m'abandonnent un peu plus à chaque seconde qui passe. Je ne parviens plus à quitter mon lit. Mon corps est épuisé, mon esprit aussi. Bon nombre de fois au cours de ces derniers jours, les gardiens sont venus me secouer pour me réveiller, me forcer à me tenir sur mes pieds, me gaver de nourriture immonde, mais rien n'y fait.
Je n'ai plus envie. Plus envie de rien.
- Ma chandelle est morte, je n'ai plus de feu...
Les verrous de ma cellule coulissent pour la énième fois cette semaine. Je reste immobile. Mes yeux roulent dans mes orbites, sans but. Mon visiteur s'approche à pas feutrés. Il hésite un instant, puis décide de prendre place sur le lit, à mes côtés.
- Roxane... Ma petite. Tu m'entends ?
Le sourire bienveillant de Gary apparaît dans mon champ de vision et contraste une nouvelle fois avec ce lieu hideux. Il se tient là, les yeux rivés sur moi et l'air contrit. Avec délicatesse, il pose ensuite ce qui semble être un plateau-repas sur la chaise, près de mon visage.
- C'est l'heure de manger... Tu veux bien essayer ?
Murée dans un silence douloureux que je ne veux plus quitter, je ne réponds pas. À quoi bon, de toute façon ? Le surveillant pousse alors un profond soupir et après quelques brèves secondes d'hésitation, il jette un rapide coup d'œil dans son dos avant de murmurer, d'une voix à peine audible :
- Regarde, j'ai réussi à mettre la main sur ce que tu m'as demandé l'autre jour. Crois-moi, ça n'a pas été facile et je dois le ramener le plus rapidement possible. Il ne faut pas que l'on s'aperçoive qu'il a disparu, d'accord ?
Devant le néant de mes réactions, Gary se résigne et dépose quelque chose sur mon lit avant de se relever avec peine. Mes yeux n'ont pas dévié du plafond. Je n'ai même pas le courage de regarder le gardien s'éloigner de moi et quitter ma cellule, m'abandonnant de nouveau à ma triste solitude.
- Je reviens dans une heure pour le récupérer. Essaye de manger quelque chose d'ici là, s'il te plaît, Roxane.
La lourde porte se referme lentement derrière lui et aussitôt, le silence infini reprend ses droits au sein de mon enfer.
Puis les secondes s'écoulent comme des heures. Soudain, engourdie par le manque de mouvement, ma jambe se met à convulser nerveusement, bousculant au passage ce que Gary a déposé sur mon lit. Je ferme alors les yeux, mon cœur se serre dans ma poitrine. D'une main tremblante, je remonte jusqu'à mon visage ce qui ressemble à une lourde étoffe. Le tissu rugueux, imprégné de souvenirs, caresse le moindre centimètre de ma peau. Mes doigts parcourent chacune des imperfections du lainage, comme pour tenter de lire les récits d'une vie, inscrits en braille au cœur de ses fibres. J'effleure les coutures, puis les boutons qui ornent un pan de la longueur du tissu. Ses poches, son col... J'ouvre les yeux.
Mon manteau.
Un petit soupir s'échappe d'entre mes lèvres abimées. Mon autre main rejoint la première et se resserre autour de l'étoffe usée dans laquelle j'enfouis mon visage. Les derniers résidus d'odeur qui subsiste encore dans le tissu me parviennent comme l'écho d'une mélancolie lointaine. Mes bras emprisonnent le vêtement contre mon cœur, dans une longue étreinte douloureuse. Les larmes qui s'échappent maintenant de mes yeux sont absorbées par l'épais lainage qui les efface aussitôt, comme il l'a toujours fait.
Je me redresse. Mon corps endolori cri au moindre mouvement que j'effectue. Mes bras fragiles tremblent de toute part tandis qu'ils poussent sur le matelas. Ma colonne vertébrale crispée refuse de se déployer. Je grimace et, au prix d'un effort colossal, fais glisser le lourd manteau sur mes épaules amaigries. Emmitouflée à l'intérieur, je me recroqueville ensuite sur mon lit et laisse sa douce chaleur m'envahir. Mon sanglot résonne timidement entre les quatre murs de ma cellule. Le reflet de la solitude, que le miroir de mon chagrin me renvoie, me provoque un long frisson d'effroi qui me glace le sang jusqu'à l'ongle.
Je plonge alors une main dans la poche du vêtement et prends une profonde inspiration, comme pour tenter de calmer la douleur qui habite continuellement mon cœur. Au même instant, mes doigts effleurent un petit objet métallique, échoué au fond du repli de tissu. Intriguée, je fronce les sourcils et l'extirpe alors de sa cachette pour le porter ensuite devant mes yeux.
- Alors, qu'est-ce que ça fait ? De se retrouver seule au monde, maintenant ?
J'inspecte une chaînette en or, dont le pendentif porte-photo oscille délicatement devant mon regard. Je ne prête aucune attention aux paroles du cadavre à la gorge ouverte et au visage sanguinolent à présent assis par terre à l'autre bout de la pièce. Il hoche alors la tête avant de reprendre, sur un ton morne :
- Tu sais, je me suis souvent posé une question, Roxane. Comment as-tu pu te retrouver à faire tous les mauvais choix possibles, alors que tu avais toutes les cartes en main pour être heureuse ?
- Tu n'es pas réel... Laisse-moi.
Le cadavre hausse les épaules, dubitatif.
- Je ne suis peut-être pas réel, mais en attendant, je suis le seul à te tenir compagnie depuis plus d'un an, je te rappelle.
J'ignore sa réponse, toujours plongée dans mes pensées. Le pendentif tourne entre mes doigts fébriles. Il poursuit, sans plus prêter attention à mes réactions.
- Tu sais, c'est drôle, les choix. Ils sont quelquefois si insignifiants qu'on oublierait presque que l'on en fait tous les jours. On construit nos vies sur des choix. Une série de petits détails qui s'empilent et qui s'empilent pour nous permettre de gravir les marches de notre destin...
Ma main s'entortille autour de la chaîne du collier. Au même instant, le cadavre se lève et s'emploie à faire les cent pas au centre de ma petite cellule. Mais je l'ignore toujours, trop habituée à sa présence. Même les empreintes rouges sur le sol, qu'il laisse derrière lui à chacun de ses pas, ne me font plus aucun effet. Il poursuit son laïus :
- Moi, par exemple. En me jetant sur son arme pour te laisser le temps de t'enfuir, j'ai fait le choix de risquer ma vie pour toi.
Il marque un temps d'arrêt. Je prends une profonde inspiration et me concentre sur le pendentif, redoutant les prochaines paroles qu'il s'apprête à prononcer.
- En trahissant la seule famille qu'il lui restait depuis des années, il a fait le choix du bien pour toi... Pour te protéger.
D'un geste fébrile, mes doigts actionnent le petit fermoir. Le mécanisme s'enclenche et le bijou s'ouvre alors avec délicatesse devant moi.
- Et toi... En acceptant de rejoindre le diable en personne par égoïsme et par jalousie, tu nous as tous condamnés à mort. Tous...
Une photo apparaît devant mes yeux bordés de larmes. Cette jeune femme blonde et le tout petit enfant qu'elle tient contre son cœur, je les ai déjà vus dans un souvenir lointain. Je caresse le visage du garçon du bout de mon doigt et prends une brève inspiration tremblante. Je reconnaîtrais ce regard entre mille...
- Je voulais simplement être heureuse...
- L'égoïsme et la jalousie n'ont jamais mené au bonheur, Roxane. Avec lui, tu avais quelque chose de si pur, si précieux... mais ça ne t'a pas suffit. Ta vie ne s'est pas écroulée au moment du verdict de la Cour. Elle s'est écroulée le jour où je suis mort. Le jour où tu as choisi de ne pas te contenter de tout l'amour que l'on avait à te donner, au risque de le perdre à jamais.
Je ne réponds pas, je n'en ai même plus la force. Je ne veux plus me battre, encore moins contre moi-même. Les souvenirs se bousculent aux portes de ma conscience et une énième larme s'échappe du coin de mon œil pour ensuite rouler jusqu'à mon cou. Le jeune homme baisse la tête et pousse un profond soupir de lassitude. Je referme alors doucement le pendentif et braque mon regard sur lui avant de balbutier d'une voix fébrile :
- Je regrette...
Le cadavre relève les yeux vers moi et me fixe d'un air grave. J'entrouvre les lèvres en tremblant et poursuis avec difficultés, au fur et à mesure que les cendres de ma mémoire reviennent embrumer mon esprit.
- Je regrette de ne pas être allée à ce gala avec toi, ce soir-là. Je regrette d'avoir pensé être capable de faire tous les bons choix toute seule. Je regrette de t'avoir blessé, de ne pas vous avoir écouté, tous autant que vous êtes. Et puis je regrette d'avoir tant douté de lui. De son amour...
Ma main s'abaisse en même temps que le jeune homme s'accroupit à ma hauteur. Après quelques brèves secondes de silence, il pose alors délicatement une paume sur mon front en chuchotant :
- Bientôt, tu n'auras plus rien à regretter, Roxane. Pas même le dernier choix qu'il te reste à faire.
Ces mots indélébiles s'imprègnent dans mon esprit. Au même instant, sa main délaisse mon crâne et je suis son mouvement de mes yeux vides d'espoir. Le cadavre tire légèrement sur le drap qui recouvre mon matelas pour laisser apparaître une petite poche découpée dans le tissu de ce dernier. Je tourne lentement la tête vers la cachette dont je connais parfaitement le contenu. Soudain, l'évidence me frappe de plein fouet et illumine mes pensées ténébreuses de sa clarté salvatrice. J'étire alors douloureusement mon bras jusqu'à effleurer du bout des doigts les petites pilules blanches qui foisonnent dans la poche. Ces somnifères qui nous sont distribués chaque soir depuis des mois et que je ne prends que très rarement tant mes cauchemars sont bien pires encore que ma triste réalité. Mécaniquement, je récupère les cachets que je ramène ensuite vers moi. Le cadavre m'adresse un petit sourire confiant puis caresse ma joue de son doigt rougi.
- Ce sont nos choix qui font de nous qui nous sommes, Roxane. À toi de décider quel avenir tu souhaites.
Cette dernière phrase sonne comme le glas en moi. Je dois choisir, c'est le destin qui me l'ordonne. Choisir, entre une existence entière enfermée ici ou ailleurs, condamnée aux tortures éternelles de ma conscience. Une existence de solitude, de désespoir et de larmes, imprégnée de violence et de regrets infinis.
Ou l'autre.
Indociles, les pilules roulent au creux de ma paume, presque impatientes de m'aider à accomplir mon devoir. Je déglutis lentement et rehausse le manteau tout autour de moi. De toute façon, je n'ai plus rien à perdre. Cette fois, il n'est pas là pour me dissuader de quoi que ce soit.
Les battements dans ma poitrine s'emballent et résonnent dans l'ensemble de mon corps. J'avance une main en direction du verre d'eau disposé sur le plateau apporté par Gary. Le cadavre observe chacun de mes mouvements, sans dire un mot. Je me redresse avec peine, sous une nouvelle complainte de mes membres éreintés. Mon regard oscille entre le verre et les pilules et mon cœur douloureux accélère encore, comme propulsé par une vague d'adrénaline que je n'avais jamais ressentie auparavant. Je lève alors les yeux vers le jeune homme qui me fait face et murmure d'une voix fébrile :
- Je choisis...
Mes paupières se ferment au moment où ma paume se plaque contre ma bouche et propulse le flot de pilules au fond de ma gorge. Je tousse, je m'étrangle. Mon sang fuse dans mes tempes à mesure que je vide le contenu de mon verre et avale avec lui ma propre mort.
Le jeune homme pose alors une main sur ma joue et j'ouvre les yeux sur le petit sourire qui se dessine à présent sur ses lèvres. Un sourire de miséricorde et d'absolution qui emporte avec lui le poids qui pèse sur mon cœur depuis de si longs mois maintenant. Je reste un instant en suspens, comme prisonnière entre deux mondes ; le réel et l'autre. Puis mes mains délaissent le verre et viennent resserrer le col du manteau sur ma poitrine.
J'ai choisi.
Sous la délicate impulsion du cadavre, mon corps bascule et s'allonge à nouveau sur le piètre matelas. Ses doigts effleurent ensuite ma joue pour la dernière fois avant murmurer dans un souffle.
- Repose-toi. Je reste avec toi jusqu'à ce que tu t'endormes. Tout se passera bien, Roxane. Tu verras...
Mes yeux se ferment sur son visage et je me laisse bercer par les pulsations de mon cœur qui s'apaisent peu à peu.
Les secondes s'écoulent et deviennent des minutes. Les battements dans ma poitrine perdent en intensité.
J'ai choisi.
Je prends une profonde inspiration. Dans l'obscurité de mes paupières closes, je revois le visage de ma mère, les moments heureux de mon enfance... Je revois mon père, son air bienveillant et nos instants de joie. Je revois mes anniversaires, mes éclats de rire et mes souvenirs emplis de bonheur... Et soudain, je revois son sourire. Ma respiration s'épuise à mesure que son visage se dessine. Son odeur m'embaume à nouveau, son souffle effleure mon cou et déclenche un frisson sur mon corps éreinté. Une dernière larme s'échappe de mon œil tandis que mon cœur se contracte dans un ultime effort.
Et tout à coup, je sais. Je me souviens. Je le vois.
- Shane...
Mes muscles se relâchent, enfin libérés de leurs souffrances. Mon esprit s'élève, plus léger qu'une plume, brisant les chaînes de mes anciens démons restés sur terre. Je flotte au milieu d'une délicate lumière blanchâtre qui m'envahit peu à peu. Shane est toujours là, devant moi, plus beau qu'il ne l'a jamais été. Debout, les mains dans les poches de son grand manteau noir, ses longues boucles brunes reposent délicatement sur ses épaules. Ses deux émeraudes emplies de joie ne se détachent pas de moi. Il me sourit.
- Je t'attendais.
Il fait un pas dans ma direction et me tend la main.
- Viens, n'aie pas peur.
Une sensation étrange m'envahit, je me sens de plus en plus légère. Incrédule, je m'avance à sa rencontre en balbutiant :
- Tu es... tu es vraiment là ?
- J'ai toujours été là, près de toi. Je ne t'ai jamais quittée, Rox.
Je tourne alors lentement la tête derrière moi et tressaille en apercevant Gary en train de secouer mon propre corps inerte, livide et froid. Je me stoppe net et reste un instant immobile à contempler cette dépouille qui a tant souffert. Cette prison qui me retenait loin de lui... Loin de mon amour.
- Ne regarde pas en arrière, Rox. Regarde-moi...
Shane me prend la main. Soudain, je frissonne. Une délicate brise souffle sur moi et balaie les derniers doutes qui demeurent encore dans mon esprit. Une sensation inédite s'empare de moi et se diffuse dans chaque parcelle de mon corps. Je me sens légère... Dépourvue de ma peine, de ma douleur, de mes regrets... De toutes les émotions qui me hantaient depuis le jour où il m'a quittée. Je détache mon regard de ma dépouille et Shane étire alors ses lèvres en un sourire radieux. Il recule, m'entrainant avec lui vers la partie la plus éclatante de cet espace onirique. Je fais un pas, puis un autre. Chacun est de plus en plus léger, de plus en plus simple à réaliser. Je m'arrête une nouvelle fois et me retourne. Mon corps est si loin à présent qu'il m'apparaît comme minuscule. Je repose les yeux sur Shane qui hausse un sourcil, son éternel petit sourire malicieux au coin des lèvres.
Et soudain, un éclat de rire cristallin s'échappe de ma gorge. Je ris, comme je n'avais plus ri depuis bien longtemps. Je ris aux larmes, comme ce jour-là, dans cette petite ruelle d'Harlem.
Je ris. Je suis libre. Aussi libre que l'air. Enfin libre.
Shane tire alors sur ma main avec douceur et en une fraction de seconde, ses bras enserrent ma taille et m'offrent une nouvelle prison éternelle au sein de son amour. Des larmes de bonheur inondent mes joues quand il me fait tourbillonner au milieu de cette aura éclatante. Lorsque mes pieds touchent de nouveau le sol, il plonge son regard dans le mien. Je pleure, je ris... Mes doigts effleurent son visage si je le découvrais pour la première fois.
- Si tu savais comme tu m'as manqué...
Il sourit et acquiesce d'un signe de la tête avant de poser ses lèvres sur les miennes. Ses lèvres qui autrefois m'ont tant donné et tant apaisée. Elles que j'ai tant pleurées au cours de ces derniers longs mois de souffrances. Je les retrouve enfin, pour ne plus jamais quitter. Lorsqu'il se détache de moi, Shane appuie son front contre le mien et murmure :
- Plus rien ne nous séparera jamais maintenant. On a réussi ! On s'est fait la belle, toi et moi. On est libre et ensemble. Libre et ensemble, pour toute l'éternité.
Son sourire angélique me transcende et je ris à nouveau à travers mes larmes de bonheur.
Je suis enfin en paix. Sereine et emplie d'une joie indescriptible. Je scelle alors de nouveau nos retrouvailles par un long baiser, en même temps qu'il resserre son étreinte autour de moi.
Au même instant, la lueur blanche tout autour de nous s'intensifie et commence à nous envelopper de son aura divine. Je me blottis contre l'épaule de Shane et ferme les yeux. Plus rien ne peut m'arriver maintenant. Plus rien ne peut nous séparer. La puissante lumière ne cesse d'accroître jusqu'à nous submerger entièrement. Une ultime larme de bonheur s'échappe alors de sous ma paupière.
Je n'ai plus peur. Plus peur de rien.
Je suis bien.