- Grand-Père ! Grand-Père ! pleura la petite enfant de cinq ans aux cheveux blancs.
- Leïla, qu'est-ce qui t'arrive ? Pourquoi pleures-tu ? m'interpella le vieil homme, me tendant les bras.
- Je veux plus aller à l'école !
- Mais pourquoi donc ? Tu aimes apprendre avec moi, et ce devrait être aussi amusant d'apprendre avec Madame Chailloux.
- Ce n'est pas le problème ! Elle est gentille, Madame Chailloux ! C'est les autres ! Ils se moquent de moi ! Ils disent que je me vante ! Et que je suis une vampire ! Et moi, je suis pas une vampire ! Et quand je leur dis, ils rient !
Les larmes coulèrent plus fort tandis que je continuai mon récit des malheurs de la journée, des surnoms que j'avais reçu ce jour-là : "la vampire", "la vieille", "la vantarde"... Tout commençait par "v". Il m'écouta patiemment, hochant la tête, l'air de comprendre. Je terminai mon histoire en demandant :
- Pourquoi je suis différente d'eux ? Pourquoi je suis toute blanche quand ils ont plein de couleurs ?
Grand-Père sourit, se leva, et alla chercher le tableau blanc qu'il utilisait pour les cours. Il m'assit sur un coussin, se plaça devant le tableau et déclara :
- Écoute bien, je vais t'expliquer.
Je regardai le tableau, intriguée de ce qui allait y apparaître. Je ne pleurais plus.
***
Je ne pleurais pas. Je ne pouvais pleurer. Je lui avais promis de ne plus jamais pleurer pour quelque chose qui mériterait d'être accepté. En effet, je ne pouvais rien contre cette décision : les trois jours étaient passés, mes affaires et les siennes étaient toutes dans des boîtes dans des camions en route vers le bateau. Le canapé où des fois il s'endormait et je devais le réveiller pour qu'il aille se coucher, la table où nous mangions ensemble tous les matins, l'unique cerisier qu'il avait planté lorsque nous avions emménagé — et que j'avais mis en pot afin de le transporter avec moi au Japon — qu'on voyait par la fenêtre de la cuisine, le tapis devant la cheminée où nous prenions du chocolat chaud en hiver... Tout était parti. La maison était vide.
Moi aussi, j'étais vide.
Mais je ne pleurais pas.
Ma valise était prête. Nos affaires allaient mettre un certain temps à arriver alors j'avais avec moi un sac de couchage et des vêtements pour une semaine afin de durer les premiers jours. Je haïssais le fait de devoir me soucier de cette logistique après ce qui était arrivé. J'avais des choses plus importantes à faire...
Je m'étais évanouie après l'annonce de la mort de Grand-Père, je m'étais réveillée à l'infirmerie, le pire endroit pour moi dans cet état. J'en étais sortie en courant une fois sur pied et je m'étais isolée dans les toilettes pour me calmer. Je n'avais pas la force pour faire face à des gens, la foule, autant de visages hostiles aux convoitises inconnues. J'étais incontrôlablement fragile ; pour la première fois depuis des années, j'avais l'impression que je ne pouvais pas continuer seule...
Sans lui, je ne suis rien.
Je me dirigeai vers la porte d'un pas lent, évitant par habitude les lattes qui crissaient. Pourquoi faisais-je cela ? Il n'y avait plus personne à réveiller, plus personne à gêner avec le bruit du vieux bois...
Je croisai un miroir dans le couloir, le miroir que Grand-Père n'avait pas réussi à installer droit, alors par frustration il avait versé le contenu de trois tubes de super-glue sur le mur avec un rouleau pour peindre et l'avait collé ; il n'était toujours pas droit. Je souris au souvenir de sa tête quand il avait constaté que son chef-d'œuvre était oblique. Mon reflet fit de même.
J'avais l'air d'une morte : peau blanche comme neige, yeux presque de la même couleur si on omettait les légères touches de bleu, et une coupe courte et volumineuse dans les mêmes teintes ; j'aurais très bien pu être un fantôme. La seule addition de couleur qu'on voyait à mon visage était la rougeur de mes yeux et la noirceur violacé de mes larges cernes. Je ne dormais plus la nuit : mes pensées étaient trop bruyantes.
- Leïla ? On y va, la voiture nous attend, appela mélodieusement la voix de Shin, qui en trois jours avait grandement amélioré son français.
Je ramassai ma valise et le pot du cerisier et lui emboîtai le pas. J'avais dû dormir à plusieurs moments, parce que tout s'enchaîna si vite, dans une suite de moments de transition : entrée dans le taxi, arrivée à l'aéroport, montée dans l'avion, décollage... Nous étions à cinq heures de vol lorsque j'adressai enfin la parole à Shin.
- Où se passera l'enterrement ?
- Il voulait être enterré à côté de sa fille, me répliqua-t-elle, plus froide que je ne m'y attendais.
Elle était devenue progressivement plus dure dans ses paroles pendant les trois jours passés avec elle, je ne comprenais pas pourquoi, et je n'osais pas demander. Elle était une des élèves de Grand-Père, et manifestement elle l'aimait beaucoup : elle en avait plus pleuré que moi lorsque nous étions allées le veiller à l'hôpital. Souvent elle ne pouvait terminer ses phrases parce qu'un sanglot l'étranglait.
Un silence suivit sa réplique. Elle fixait les nuages rosées par le soleil matinal d'un regard blessé. Je sentais qu'une question la titillait, mais elle se refusait le droit de la poser. Je décidai qu'elle la poserait quand elle serait prête. J'observai moi aussi la mer blanche. Blanche comme moi.
"Pourquoi je suis différente d'eux ?"
Je lâchai un petit rire en repensant à la réponse de Grand-Père. Il savait comment parler aux enfants... Surtout à une enfant qui devait apprendre à être une.
- Qu'est-ce qui te fait rire ? s'indigna soudain Shin, se retournant vers moi. M. Shizen est mort !
- Il m'a toujours dit qu'avoir peur de la mort était illogique, répondis-je automatiquement, apeurée par ce soudain changement d'attitude.
- Et alors ? Logique ou pas, nous ne le reverrons jamais ! s'exclama-t-elle, larmes aux yeux. Il n'y a pas de quoi rire !
- Je...
- Pourquoi as-tu ri ? reprit-elle tout aussi énervée. Tu le connaissais mieux que moi, comment peux tu être heureuse dans cette situation ?
- Parce que je pense à lui ! Parce qu'il m'a redonné le sourire dans un moment où je croyais que sourire n'était plus possible ! m'opposai-je, un peu plus fort que prévu. Et c'est ces moments-là dont je veux me souvenir !
Shin se tut, puis s'essuya précipitamment le visage, mais continuait de pleurer. Je voyais que tout le monde nous regardait. Elle baissa la voix.
- Je ne le connaissais pas assez. J'aurais tellement voulu plus parler avec lui...
Elle sanglota de nouveau. Je me sentais impuissante devant sa tristesse. Je ne la connaissais pas assez pour la conforter. Je trouvai donc la solution la plus logique.
- Je peux te parler des moments que j'ai passés avec lui si tu veux... Te parler de ceux qui m'ont fait sourire.
Elle hésita, puis hocha la tête, yeux baissés. Je commençai mon récit, maladroitement essayant de lui raconter clairement.
- C'était deux mois après ma rentrée en maternelle, je n'avais encore jamais joué avec personne, et je passais les récrés seule à regarder les autres s'amuser. Je les enviais, je voulais être de la partie, mais j'étais trop timide pour leur demander. Je savais que j'étais discrète, je croyais qu'ils m'avaient tout simplement oubliée. Les professeurs m'avaient toujours encouragée à être plus confiante, alors un jour, j'ai pris mon courage à deux mains, et je suis allée leur demander si je pouvais jouer avec eux. J'ai eu un choc : ils ne m'avaient pas oubliée, ils m'avaient mise exprès à l'écart à cause de mon apparence. Ils avaient peur que je sois une vampire, ou une vieille. Ils m'ont criée dessus jusqu'à ce que je fuie.
- Pourquoi me racontes-tu ta vie ? Cela n'a rien à voir avec M. Shizen.
- J'y viens... repris-je, perturbée. Je rentre en pleurant tout raconter à Grand-Père. Je lui demande pourquoi je suis toute blanche, et même si on avait oublié de me colorier. Grand-Père a ri, m'a assise devant son tableau blanc, et m'a expliqué. Il m'a dit que "tu es faite de petits blocs tout tout tout petits, appelés gènes, c'est eux qui disent à quoi tu ressembles. Tout le monde a la moitié des gènes de son père, et l'autre de sa mère. Ton père et ta mère avaient tous les deux un petit gène timide qui voulait qu'ils soient tout blancs comme toi, mais ils avaient également un autre gène qui faisait le même travail, mais qui voulait qu'ils aient de la couleur. Ce deuxième gène était plus confiant, il a tout pris en main et le gène tout blanc les a laissé faire, il est allé pleurer seul, silencieusement. Mais, quand tu as commencé à grandir dans le ventre de ta mère, les deux gènes blancs de tes parents se sont retrouvés réunis, et sont devenus amis aussitôt. Ils ont gagné en confiance et ils ont travaillé ensemble pour te donner cette couleur de neige. C'est alors qu'ils ont juré de ne jamais pleurer à cause de quelque chose qu'ils n'ont pas réussi à faire, et de toujours avoir confiance en eux." Pendant tout ce temps il illustrait ce qu'il disait au tableau. Il m'a dit que j'étais capable d'être plus forte que quiconque avec des gènes comme ça, et que les gens qui deviennent confiants sont toujours plus forts que les gens qui le sont naturellement.
- Il t'expliquait la génétique à cinq ans ? s'étonna Shin.
- Il avait une idée assez bizarre de ce qu'étaient "les connaissances de base" d'un enfant en primaire, je te l'accorde, plaisantai-je. Il reste que j'aimais beaucoup cette histoire, et le lendemain je suis revenue en classe, et je ne me suis pas laissée perturber par les autres qui me jetaient des insultes, parce que j'avais en moi les gènes qui étaient devenus confiants. Je ne peux pas rester triste si je me rappelle d'histoires comme ça. Il m'a laissée avec tant de bons souvenirs.
Shin releva les yeux ; elle pleurait encore, mais sa bouche formait un très très léger croissant. Elle souriait.
- S'il te plaît, parle-moi plus de lui...
Je le fis. J'étais heureuse de la voir se rassurer au fur et à mesure des récits. Je pense que cela m'avait fait du bien aussi, de libérer tous ces souvenirs. Ils n'auraient fait que bouillonner en moi sinon, devendraient une masse informe qui se tord dans tous les sens, me frappant violemment de l'intérieur, comme avant. Je racontais encore des anecdotes lorsque l'avion atterrit et nous nous rendîmes à l'enterrement avec une perspective étonnamment optimiste.
Mon optimisme fut démoli en arrivant devant les tombes du cimetière. L'enterrement se déroulait en japonais, et je ne comprenais pas beaucoup de ce qui était dit, mais le simple fait qu'il y avait plus de trois cents personnes présents était suffisant pour voir que je ne connaissais pas entièrement Grand-Père. Tant d'anciens élèves dont je n'avais jamais entendus parler, des "amis d'époque" au nom vaguement familier, des collègues de travail, de la famille éloignée, des cousins, des sœurs, des oncles que je n'avais jamais vus que dans des vieilles photographies, et encore, des vieux amis de bureau de ma mère, des employés de mon père... Tout le monde le connaissait, me reconnaissait, mais je ne savais rien de personne. L'angoisse monta, des larmes commençaient à perler.
Non, pas maintenant. Je n'allais pas trahir ma promesse maintenant, devant lui.
Je clignai furieusement des yeux et me mordis la lèvre pour me distraire des pensées affolantes. Aucune goutte ne tomba, et je me permis de respirer à nouveau.
Je me dirigeai la première vers le cercueil dans le trou pour prier. Il était surmonté d'une montagne de chrysanthèmes, de fleurs de cerisier, de roses et d'hibiscus. Je posai solennellement une branche du cerisier du jardin en France, et m'agenouillai devant lui. On voyait à peine la plaque dorée polie portant le nom "Fubuki Shizen" derrière la myriade de pétales.
Qu'est-ce que j'allais pouvoir lui dire ? Ou plutôt, que lui dire en premier ? Avant de venir, j'avais l'impression que je connaissais tout de lui, mais voilà qu'avec tant de personnes, tant de témoignages, tant de questions m'envahissaient l'esprit. La plupart commençaient avec "pourquoi". Pourquoi ne m'avait-il jamais parlé de toutes ces personnes ? Pourquoi envoyer Shin venir me chercher ? Pourquoi ne m'avait-il jamais dit qu'il voulait que je retourne au Japon ?
Il me disait toujours de chercher des réponses toute seule, mais je n'en avais aucune, même pas des bribes. Je ne comprenais pas sa décision de me déraciner comme je l'avais fait avec le cerisier, et me faire vivre au Japon. C'était le pourquoi qui me perplexait le plus. Je voyais peut-être mes journées comme banales et répétitives avant, mais c'était cela que j'aimais. C'était ainsi que je m'épanouissais. Je ne pouvais pas répondre à ses attentes si je ne savais pas ce qu'il voulait de moi... Il s'attendait à ce que je trouve par moi-même, sans doute...
- Professeur jusqu'à la fin... chuchotai-je au cercueil. Je reviendrai te voir dès que j'aurai trouvé.
Sur ce, je me levai. Je n'avais plus rien à lui dire pour l'instant, ce n'était pas grave. Si j'allais lui parler, ce ne serait pas pour lui raconter des banalités, il n'avait plus le temps pour cela. Je lui dis au revoir, reculai de quelques pas, et attendis le retour du cortège. Il voulait que je m'épanouisse ici, alors j'allais faire tous les efforts possible pour le faire.