L'envol fragile du papillon

By Pohoran

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Il y a deux ans, Émilie, libraire dans une petite ville de Provence, perdait son mari dans un accident de la... More

prologue
Chapitre 1
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Chapitre 3

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By Pohoran

J’arrivais tôt à la librairie. Le samedi était généralement une journée assez chargée. Les clients venaient chercher leur commande de la semaine, d’autres achetaient de quoi passer le dimanche à venir, la météo encore fraîche et pluvieuse ces derniers temps ne se prêtait pas aux activités extérieures. Des mamans commandaient des ouvrages bien particuliers demandés par les professeurs. Et d’autres entraient simplement pour le plaisir des livres, sans but précis.

Je ne pouvais pas dire que ma nuit avait été réparatrice. La première partie, je l’avais passée à m’interroger sur ce médecin, aux antipodes de l’image que j’avais généralement de ceux exerçant cette profession. La seconde partie de la nuit, la douleur était revenue. Je n’étais pas du genre à tester mes limites, mais cette nuit, j’avais laissé cette douleur m’envahir. Elle était rassurante, car depuis deux ans, c’était la première fois que je pouvais la localiser. D’habitude, la douleur que je ressentais était diffuse, impalpable, et se répandait dans tout mon corps. Sans point précis, je ne pouvais la soulager. J’avais mal partout. Sauf cette nuit. Et paradoxalement, cela m’avait fait un bien fou…

Je déballai les premiers cartons dans l’arrière-boutique quand le carillon retentit. Et il était à peine 8 h 30… Je criai à travers la librairie que j’arrivais. Pas très pro, mais le maniement du cutter avec une main gauche malhabile me demandait un gros effort. Il me coûtait d’avance de devoir reprendre depuis le début quand le client serait reparti. Sauf que les pas se rapprochaient.

J’abandonnai à contrecœur mon carton et me redressai, ne comprenant pas l’impatience de certaines personnes. Sous l’effet de surprise, mon cutter m’échappa des mains lorsqu’en me retournant je me retrouvai face au médecin dont la haute silhouette occupait l’encadrement de la porte.

Même tenue que la veille. Seul le t-shirt, toujours noir, n’était pas uni, mais portait une inscription. Il dégageait une autorité naturelle, son visage revêtant le même masque d’impassibilité. Derrière celui-ci, j’avais eu l’occasion de constater la veille au soir qu’il pouvait aussi montrer un autre visage. Mais je soupçonnais que ce dernier était destiné à un nombre très réduit de personnes. À la lumière naturelle, ses yeux étaient d’un bleu beaucoup plus soutenu que je le pensais, presque marine. Sans réfléchir, les miens se posèrent sur son bras droit, jusqu’à ce que je prenne conscience de l’absurdité de mon geste. Ce que me confirma le haussement de sourcils de mon visiteur lorsque je relevai les yeux.

— Je… bonjour. J’arrive tout de suite.

Il marmonna un vague bonjour avant de se baisser pour ramasser mon cutter et le jucher sur une étagère. Sans me demander, il déposa son sac à dos sur la petite table, puis tira une chaise, m’invitant silencieusement à m’asseoir. Cette fois, je ne me trouvais pas en terrain hostile, mais chez moi. Je restai debout, attendant qu’il prononce au moins un mot et annonce son intention.

— Je dois refaire votre vaccin contre le tétanos, expliqua-t-il enfin.

— La maladie de Jésus ? répondis-je surprise.

— Pardon ?

— Non, rien. Désolée…

— Votre vaccin n’est plus à jour. Je souhaitais le faire hier au cabinet, mais je n’en avais plus en réserve. Je reviens de la pharmacie.

Je le regardai maintenant avec étonnement, surprise par son geste.

— Ce type de blessure, continua-t-il en désignant ma main, n’est pas anodine. Maintenant, si vous voulez bien vous asseoir et retirer votre gilet, qu’on en finisse.

Je m’exécutai et il retroussa mon t-shirt sur l’épaule, dégageant ainsi le haut de mon bras.

— Comment va votre main ? demanda-t-il tout en désinfectant mon bras à l’aide d’un carré de gaze.

— Bien, mentis-je.

— Bien… ? répéta-t-il en relevant les yeux et les plantant dans les miens, apparemment peu convaincu par ma réponse.

Comme je ne répliquais pas, il enchaîna :

— Comme vous voulez. Je vais piquer maintenant.

Je sentis l’aiguille s’enfoncer dans l’épiderme, entrer dans le muscle, ainsi que la pression lorsqu’il appuya de façon régulière sur le piston. Il effectua ensuite un léger massage à l’endroit de l’injection. Je me fis la remarque que pour un médecin, il avait les mains étonnamment chaudes.

— Il risque d’y avoir une petite rougeur. Rien d’important. Venez me voir si la zone s’élargit.

J’acquiesçai d’un hochement de tête, tandis qu’il nettoyait la table, jetant les emballages et les morceaux de gaze dans ma poubelle. La seringue, elle, se retrouva enfermée dans une boîte hermétique qu’il glissa dans son sac.

Il regagna la sortie et je le suivis, décontenancée, sans savoir ce que je devais faire ou dire.

— Attendez ! Je ne vous ai même pas remercié ni payé. Et… et je ne sais même pas qui vous êtes, enfin, si… ni comment vous vous appelez, me précipitai-je. Je… vous ne pouvez pas débarquer et repartir comme cela.

Il stoppa net et se retourna. Son geste me surprit et je reculai maladroitement.

— Raphaël. Et s’il vous plaît, Émilie, prenez soin de vous maintenant. Ah ! J’ai mis la sécurité sur votre cutter, ajouta-t-il en se tournant pour ouvrir la porte.

Il quitta la librairie, me laissant encore plus désorientée. Si moi je ne le connaissais pas, lui avait visiblement une longueur d’avance.

Je n’eus guère le loisir de m’interroger, les clients arrivèrent bientôt et envahirent mon espace et mon temps, que je leur offrais avec plaisir. Je m’accordai deux minutes, le temps d’un petit tour sur Internet. Raphaël Tessier…

Vers 11 h, Jérémie m’interrompit. Je signai son recommandé tandis qu’il nous préparait un café dans l’arrière-boutique. Je ne passais pas à côté de son interrogatoire lorsqu’il aperçut ma main bandée, et son air inquiet m’arracha un sourire.

Nos pauses cafés s’étiraient chaque fois un peu plus en longueur. J’aimais sa façon d’être, toujours prévenant. Sa discrétion, lorsque c’était un jour sans pour moi. Son enthousiasme quand j’acceptais de partager un sandwich avec lui le midi, avant qu’il ne termine sa tournée. J’appréciais sa compagnie, tout comme il appréciait la mienne.

Nous nous étions rapprochés depuis quelques mois, peut-être pas autant qu’il le souhaitait. Il avait compris que j’avais besoin de temps, besoin d’être sûre de moi et surtout besoin d’être sûre de lui. Cela faisait deux ans que mon mari était mort, et Jérémie détenait cette délicatesse qui lui était propre pour comprendre que Pierre ne le serait jamais totalement.

Il existe des blessures invisibles, qui saignent de l’intérieur. Elles cicatrisent, mais ne s’effacent pas. Peut-être était-ce la raison pour laquelle elles sont si douloureuses…

*

Il n’était pas loin de 13 h lorsque je reconnus ces voix si familières se chamailler.

— Salut Poulette ! T’es où ?

Je ne répondis pas, voulant ainsi marquer ma colère pour son coup bas de la veille. Mais c’était sans compter sa bonne humeur communicative.

— Fais pas la tête, Cocotte. J’ai fait ça pour ton bien !

Mouais… Ce qui ne m’empêcha pas de sourire et de sortir de mon repaire, enfin, mon arrière-boutique.

— Arrête avec tes surnoms de gallinacés !

— Rrrr, mais c’est qu’elle mordrait la tigresse, répliqua Margot en m’embrassant.

J’embrassai ensuite Benjamin, un grand type un peu dégingandé, l’air toujours dans la lune, mais le meilleur opticien que je n’avais jamais connu. Sa boutique tout comme la mienne et la plupart des commerces se trouvaient dans le centre historique de la ville, formant ainsi une sorte de microcosme où tout le monde se connaissait.

— Alors ? enchaîna Margot.

— Alors, quoi ? répondis-je avec nonchalance, sachant exactement où elle voulait en venir.

Mais j’avais envie de la faire tourner en bourrique. Juste un peu… Elle m’avait mise d’humeur plutôt joueuse finalement. Après tout, qui avait engagé cette partie de cache-cache avec ce médecin ?

— Tu l’as vu ?

— Jérémie ? Oui, on a bu un café tout à l’heure.

— Il t’a roulé une pelle au moins.

Je la regardai amusée par sa provocation tandis que Benjamin levait les yeux au ciel.

— Pour cela, il aurait fallu que tu nous organises un petit tête-à-tête nocturne. Tu excelles dans le domaine. Non ?

Elle secoua la tête, agacée. Surtout d’être prise à son propre jeu.

— Oui, bah. Je te connais assez pour savoir que tu n’y serais pas allée, se justifia-t-elle. Et toi ? Tu ne peux pas me soutenir, reprit-elle en s’adressant à Benjamin.

— Nan, je t’avais dit que c’était un plan foireux. Tiens, passe-moi le sandwich au thon.

Margot effectua la distribution. Le sien, végétarien, même si elle ne l’était pas, et le mien au poulet… comme par hasard…

— Il n’était pas foireux, mais pensé avec application.

— Sauf, que je n’étais pas au courant alors que j’aurais aimé l’être pour éviter de passer pour une parfaite idiote, complétai-je.

— Je suis sûre que tu devais être à croquer, ma poule, s’amusa-t-elle à répondre en retournant la situation. Bon ! Je vois qu’il est passé. Beau travail ! s’exclama-t-elle en examinant le bandage. Alors ? Il est plutôt sympa, non ?

Je faillis m’étouffer.

— Le grand type taciturne et couvert de tatouages ? C’est lui que tu qualifies de « sympa » ?

— Heu, non. Je te parle du Dieu grec que je t’ai envoyé.

— Je dirais plutôt, nordique, se complut à préciser Benjamin avant d’avaler la moitié de son sandwich.

— C’est vrai ! Tu sais, comme le gars qui joue le rôle de Thor dans je ne sais plus quel film.

— Hum hum. Carrément !

Je les laissai échanger, ayant perdu le fil à « Dieu grec ».

— Et puis, quels tatouages ? m’interrogea-t-elle avec un réel étonnement en revenant enfin vers moi.

— Ses bras en sont couverts.

— Je ne les ai jamais vus. Bon, tu me diras, il porte toujours des manches longues.

J’imaginai être un instant dans sa tête, se demandant si j’avais rencontré la bonne personne. Je leur fis le résumé de ma soirée, ainsi que celui de ma matinée.

— Étonnant… au cabinet, il est vraiment patient et attentif.

— Ça ne t’es jamais venu à l’esprit que tu pouvais contrarier ses projets du vendredi soir ? Par exemple, le faire arriver en retard à son rendez-vous avec sa copine ?

— Merde ! C’est ce qu’il t’a dit ?

— Non. Pour cela, il aurait fallu qu’il m’adresse la parole. C’est ce que j’ai compris de sa conversation lorsque « bébé » a téléphoné pour connaître la raison de son retard.

— Ah ouais… c’est sûr, je t’aurais fait la gueule aussi si c’était arrivé.

Je fermai les yeux et secouai la tête.

— Dans le monde merveilleux de Margot, la réalité n’existe plus. C’était un plan foireux !

— C’était un plan foireux, confirma-t-elle. Bon, le principal finalement c’est qu’il t’a soignée comme un pro !

— J’ai même eu droit au vaccin de Jésus, m’amusai-je à dire.

Ce qui provoqua un fou rire chez Margot. Face à l’incompréhension de Benjamin, je lui expliquai le cas « Jésus », sachant qu’il n’y avait que Margot et moi que cela amusait.

— Comment fais-tu pour être fraîche comme une rose en dormant à peine trois heures et en travaillant le lendemain ?

La plupart des commerçants et des professions libérales de la ville étaient ouverts le samedi et fermaient le lundi, tout comme la librairie.

— L’entraînement ! Tu aurais dû venir avec nous, d’ailleurs.

— J’étais occupée hier soir, soulignai-je en lui adressant un clin d’œil. Alors ? Et vous ? Votre soirée ?

— Géniale ! s’enthousiasma Benjamin.

— Mouais. Géniale, jusqu’à ce que monsieur se colle contre mon dos et ait une monstrueuse érection.

Je faillis m’étrangler, mais de rire maintenant.

— C’était blindé de monde, se justifia Benjamin.

— C’était pas une raison !

— Tu te trémoussais juste devant moi.

— Je ne me trémoussais pas. Je dansais !

— Si tu avais été un laideron, ça ne se serait jamais produit, bougonna-t-il.

Mon Dieu ! Ces deux-là étaient faits l’un pour l’autre. Le seul problème était qu’aucun d’eux n’en avait encore pris conscience. Je les laissai s’envoyer des piques et leur indiquai que je passais à la boulangerie nous chercher des desserts.

— Comme d’habitude ?

— Comme d’hab’, répondirent-ils en chœur.

Incroyable. S’ils étaient incapables de s’en rendre compte seuls, il faudrait vraiment que je le leur souffle un jour…

Une petite pluie fine tombait. Je me pressai, sachant qu’un crachin pouvait vite se transformer. À peine ma pensée formulée, elle s’exauça. Je baissai la tête et allongeai le pas, tout en réalisant que je n’aurais pas le temps d’atteindre la boulangerie sans être complètement trempée.

Les yeux rivés au sol, comme si ignorer la pluie me permettait de l’éviter, je tournai court à l’angle de la rue, mais percutai quelqu’un, visiblement pressé comme moi de se mettre à l’abri. Ma main blessée se trouva comprimée entre nos deux corps et je poussai un petit gémissement de douleur. Je manquai de tomber à la renverse, mais une poigne ferme me retint par le bras et nous guida vers une entrée surélevée de quelques marches et protégée par une marquise, nous mettant ainsi légèrement à l’abri.

Je restai les yeux fixés sur le pansement, appréhendant d’y voir apparaître une tache rougeâtre, signe que les points avaient sauté.

— Bon sang ! Je vous ai fait mal ?

Je relevai la tête vivement en reconnaissant cette voix aux intonations graves et un peu rauques, bien que je ne l’eus que peu entendue.

— Quoi ? Euh…, non. Ça va, je crois, répondis-je alors qu’il posait un petit paquet venant de la boulangerie sur la marche la plus haute, à l’abri de la pluie.

— Montrez, m’ordonna-t-il en saisissant ma main.

Je le regardai faire, incapable de réagir. L’eau glissait de ses cheveux blonds, plus sombres à cause de la pluie. Des gouttes suivaient la ligne de sa mâchoire, d’autres, celle de son cou, pour se perdre sur le bord de son blouson. Je devais être son pâle reflet, le style déesse nordique en moins.

En deux secondes, le bandage fut retiré. Il examina les points qui, semblait-il, n’avaient pas bougé. Je me penchai pour mieux voir, mais me reculai soudainement lorsque je sentis son souffle sur ma joue, me trouvant dans un périmètre beaucoup trop proche à mon goût. S’il devina la raison de mon geste, il n’en montra rien, et je reportai mon attention sur ma main.

— Ça vous arrive souvent ?

— De me blesser ?

— De vous faire soigner dans des lieux improbables.

— La librairie n’est pas un lieu improbable ! me défendis-je.

— Avez-vous vu une bibliothèque dans mon cabinet ? rétorqua-t-il du tac au tac.

— Et vous, ça vous arrive souvent ?

— De soigner des patients devant la porte du coiffeur ?

— De ne pas les emmener dans votre cabinet pour le faire.

— Touché, admit-il. Ça va, il n’y a pas de dégâts. Je refais votre bandage ici, ou vous m’accompagnez au cabinet ? demanda-t-il alors qu’il connaissait parfaitement ma réponse.

J’ouvris la bouche pour répliquer tandis qu’il me fixait, mais elle ne fit que rester ouverte, incapable de plus. En des gestes rapides, il refit mon bandage, ramassa le sac resté sur la marche et continua son chemin, comme si rien ne venait de se produire. Et étrangement, la seule pensée qui me vint fut de savoir quelle pâtisserie notre médecin appréciait-il autant pour m’abandonner sans un mot.

Je saluai distraitement Aline, ses cheveux platine et son tour de taille harmonieux qui nous faisait regretter d’avoir succombé aux douces sucreries qu’elle proposait.

— Tu n’as pas réussi à passer entre les gouttes, on dirait.

Et je le regrette, crois-moi, pensai-je.

— Je te mets comme d’habitude ? Deux tartelettes aux fruits et un mille-feuille ?

— Et si tu peux ajouter quelques Papalines, s’il te plaît. J’ai besoin d’une petite douceur, je crois.

Ses pâtisseries étaient à tomber et sortaient n’importe qui de la déprime à la première bouchée. Je n’étais cependant pas déprimée, juste… temporairement abattue.

— Dure journée ? demanda-t-elle, en désignant ma main.

— Oui, mais ça ira mieux demain.

— Ça va toujours mieux les lendemains, affirma-t-elle en me tendant le sachet de Papalines. Tiens ! Cadeau de la maison.

Je la remerciai et lui adressai un pâle sourire.

Peut-être… Mes lendemains étaient toujours mieux que mes hiers, certes, mais ils ne seraient jamais comme mon avant.

Je ne pouvais rien y changer.

Personne ne le pouvait…

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