Aziraphale sourit en regardant l'étudiante qui parcourait les rayonnages de sa librairie avec un air émerveillé, tendant parfois une main timide pour effleurer les reliures. L'ange le voyait, la jeune femme avait conscience qu'il s'agissait là d'objets rares et précieux. Et il n'avait rien contre cette cliente-ci puisqu'elle n'avait visiblement pas l'intention de lui acheter un ouvrage, se contentant de flâner dans cette ambiance hors du temps qu'offrait l'endroit.
Se sentant probablement observée, elle se retourna finalement vers le libraire, l'air un peu gênée.
- Excusez-moi, je ne devrais peut-être pas rester si je repars les mains vides...
Mais Aziraphale lui sourit gentiment, et elle se sentit aussitôt en confiance avec cet homme. Il dégageait quelque chose de profondément bon... Presque angélique.
- Au contraire ! Reste aussi longtemps que tu le voudras. Je vais me faire un chocolat chaud, tu en veux un aussi ?
Surprise par la proposition, elle se contenta d'acquiescer timidement. Quel genre de libraire préférait les clients qui n'achetaient pas de livre ?
Aziraphale revint quelques minutes plus tard avec deux tasses à la main, en tendant une à la jeune femme qui observa l'anse en forme d'aile d'ange avec un petit sourire. Ça correspondait tout à fait au libraire. Il l'invita à s'asseoir sur le divan installé au fond de la librairie, et elle leva de nouveau un regard émerveillé sur les immenses rayonnages.
- Vous les avez vraiment tous lus ?
Le libraire se rengorgea, l'air fier.
- Absolument tous !
L'étudiante écarquilla un peu les yeux et regarda Aziraphale comme si elle cherchait à évaluer son âge.
- Mais ? Ça a dû vous prendre une éternité !
L'ange rit un peu avant de répondre, le plus sérieusement du monde.
- L'éternité ? Nooon... Juste un peu moins de 6000 ans.
Il fallut quelques secondes à l'étudiante pour sourire à la plaisanterie. Parce que bien sûr c'était une plaisanterie. Pas vrai ? Elle dévia sur un autre sujet.
- Et c'est vrai ce qu'on dit, que les livres apportent la sagesse ? Parce que si c'est le cas vous devez être très sage...
Aziraphale se figea, regardant ses livres avec une pointe d'inquiétude.
- Eh bien... Je suppose que je dois l'être oui...
L'ange et la jeune femme discutèrent encore un long moment, de sujets divers et variés, mais cette histoire de sagesse resta dans les pensées d'Aziraphale bien après le départ de l'étudiante.
Crowley passa le chercher à la librairie pour l'emmener dîner. Il resta inhabituellement calme pendant le trajet, restant évasif sur ses clients de la journée. Même quand le démon tenta de le lancer sur le sujet des livres, Aziraphale coupa court à la conversation. C'est à ce moment là que Crowley comprit qu'il y avait un problème.
Et malgré tous les efforts du démon, son ange resta résolument silencieux pendant le repas également, perdu dans ses pensées. En fait, Aziraphale était en train de s'y noyer dans ses pensées. Il avait l'impression de suffoquer un peu plus à mesure qu'il s'enfonçait dans ses réflexions.
Ce que lui avait dit cette jeune femme n'était certes qu'un proverbe, mais ce genre de phrase toute faite avait toujours un fond de vérité. Sauf qu'il ne voulait pas lui ! Il y a quelques mois, avant la Non-Apocalypse, avant d'échapper au paradis, il aurait adoré posséder la sagesse, l'un de ces traits angéliques qui lui manquaient cruellement, ce qu'aucun archange ne s'était jamais gêné pour lui faire remarquer.
Mais maintenant, Crowley avait admis que c'était justement parce qu'il n'était pas tout à fait angélique qu'il s'était intéressé à lui. Que c'était pour cela qu'il l'aimait ! Et si les livres le rendaient vraiment plus sage...
Le démon lui faisait parfois remarquer sur le ton de la plaisanterie qu'il avait l'air d'aimer plus ses premières éditions que lui. C'était faux bien sûr, tout à fait faux. Bien sûr que Crowley passait avant tout. Pas vrai ? Maintenant qu'il était face à ce choix il n'était plus trop sûr de rien.
Ils rentrèrent à la librairie. La Bentley, face au silence ambiant, diffusa de la musique pendant toute la durée du trajet. Et Crowley lui aussi commençait à broyer du noir, se demandant ce qu'il avait bien pu faire de mal pour que son ange l'ignore de la sorte.
C'est seulement arrivé devant l'enseigne qui indiquait fièrement "A.Z.Fell and Co." que le démon se rappela du paquet soigneusement emballé posé sur la banquette arrière. De quoi dérider Aziraphale à tous les coups. Alors, tandis que l'ange sortait de la voiture, il se penchant pour attraper le paquet cadeau rectangulaire et sortit à son tour. Il s'apprêtait à entrer à la suite du libraire mais celui ci lui bloqua le passage, s'arrêtant sur le seuil.
- Je... Je n'ai pas très envie de poursuivre la soirée ici ce soir mon cher. J'ai besoin d'être un peu seul.
Crowley s'efforça de ne pas montrer qu'il était blessé et adressa à son ange un sourire de façade.
- Je te donne juste ça avant de rentrer alors.
Le regard d'Aziraphale s'éclaira un peu tandis qu'il ouvrait soigneusement le paquet cadeau, essayant de ne pas le déchirer. Quand le papier glissa de la couverture, révélant un livre de prophéties manuscrit qui devait dater de la fin du Moyen-âge, Crowley essaya de meubler le silence qui s'éternisait.
- Les prophéties écrites là dedans ne seront jamais aussi justes que celles d'Agnès bien sûr, mais tu collectionnes les livres de prophéties et je suis presque sûr que tu n'avais pas celui ci alors...
Il fût interrompu au milieu de sa phrase quand Aziraphale fondit en sanglots. Le démon écarquilla un peu les yeux derrière ses lunettes. Ce n'était pas exactement la réaction à laquelle il s'attendait. Il releva un peu le menton de l'ange du bout des doigts pour pouvoir le regarder dans les yeux, parlant d'une voix douce.
- Aziraphale, qu'est-ce qui ne va pas ? Tu as été étrange toute la soirée, et maintenant ça...
L'ange essaya de répondre, mais ne réussit qu'à redoubler ses sanglots. Alors Crowley le poussa gentiment vers l'intérieur et le fit asseoir sur le divan tandis que la porte se refermait sagement derrière eux. Puisqu'il se retrouvait à la place où ses doutes avaient commencé à le tirailler le matin même, il fallut encore un peu plus de temps à Aziraphale pour calmer ses pleurs et parvenir à s'expliquer.
- C'est cette fille tout à l'heure...
Les pupilles de Crowley, qui avait retiré ses lunettes à présent qu'ils étaient seuls, se réduirent à deux fins traits, sa voix reprenant des accents sifflants comme s'il était de nouveau un serpent prêt à fondre sur sa proie.
- Quelllqu'un t'a fffait du malll ?
Aziraphale secoua la tête, essayant de tempérer le serpent, bien qu'il soit une fois de plus touché par son dévouement.
- Non, non, personne ne m'a fait de mal ! Tout va bien Crowley. C'est juste... Les humains disent que les livres apportent la sagesse. Et moi je lis des centaines de livres et je ne veux pas... J'avais peur...
Le démon, qui commençait à saisir d'où venait le problème, lui sourit doucement, l'air compréhensif.
- Peur d'acquérir trop de sagesse et que je t'aime moins ensuite ?
Aziraphale hocha doucement la tête, l'air attristé. Crowley lui replaça d'autorité son nouveau livre entre les mains.
- Mon ange, tu es l'être céleste le moins sage de toute la création. Et tous les livres du monde n'y changeront rien.
- Tu crois ?
- J'en suis certain.
Aziraphale sourit, l'air rassuré, et ouvrit précautionneusement son nouvel ouvrage, s'extasiant sur la finesse de la calligraphie. Et il lut ainsi jusque tard dans la nuit, un serpent noir endormi blottit sur ses genoux.