Chris n'a pas oublié ce qu'il m'avait dit deux semaines plus tôt, au pied de ma porte d'entrée. En ce dernier jour de mars, l'insolent m'a prévenu il y a à peine une heure, qu'aujourd'hui se déroulerait notre première séance de sport. Il m'a informé qu'il serait à quinze heures précise devant chez moi, et m'a apporté pour seul argument que la brèche qu'annonce la météo entre cette dernière semaine de précipitation, et celle qui est à venir, est pour aujourd'hui. Je devrais le blâmer pour n'avoir, à aucun moment, demandé mon avis. Or je me tais puisqu'il n'a pas eu réellement à me convaincre, j'ai accepté presque immédiatement.
Mon désintérêt pour la longue après-midi monotone que je comptais passer enfermée chez moi, ainsi que ma minuscule envie de le voir, me poussent donc à être dehors, assise sur les quelques marches de mon perron, en tenue de sport. Bien que la pluie se soit arrêtée miraculeusement aujourd'hui, le vent frais, l'air lourd et le ciel gris ne donnent pas plus envie de sortir. Je descends mon bonnet sur mes oreilles, et me promets que s'il n'arrive pas dans cinq minutes, je l'étranglerai de mes propres mains. La facilité voudrait que je rentre au chaud et que j'attende qu'il toque à ma porte, mais cette dernière ne prend pas en compte le facteur parents indiscrets. De ce fait, le froid m'est préférable.
Une silhouette tout de noir vêtu se dessine au bout de la rue, et je souffle de soulagement. Chris traverse les derniers mètres qui nous séparent en courant. Je manque de m'évanouir en découvrant ses jambes et ses bras nus. Ce mec connait il le froid ?
Il n'est vêtu que d'un simple short et d'un tee-shirt moulant, un peu trop moulant. Je détourne le regard, les joues en feu, puis me pince les lèvres. Je me redresse, descends les petites marches sur lesquelles j'étais assise et le rejoint sur le trottoir. Ses cheveux noirs de jais, accordés au reste de sa tenue, lui tombent devant les yeux et il doit les relever pour me faire la bise. Lorsque je m'écarte, son regard se pose sur moi et m'analyse de haut en bas, sceptique.
—Il y a un problème ?
—Nan c'est juste que... tu n'es pas un peu trop, disons, habillée ?
Je baisse les yeux sur mon legging, mon coupe-vent, mon sweat chaud, mon t-shirt à manches longues isotherme par dessous, mes chaussettes molletonnées, mes grosses chaussures de running, mon bonnet et mes gants. Juste le nécessaire en définitive.
—J'ai froid, moi.
Au bout d'un nombre incalculable de supplications, Chris réussit à me faire enlever mon coupe-vent, mon pull ainsi que mes gants. Je le menace de le tuer si j'attrape froid et il me reproche d'en être incapable. J'ai l'impression d'avoir émis beaucoup de menaces de mort depuis que j'ai emménagé ici, mais toutes se sont soldés par un simple constat de ma force de moineau et de mon incapacité à menacer qui que ce soit. C'est triste.
Ne sachant pas si nous allons discuter en courant ou non, j'ai emporté mes écouteurs et mon téléphone. Je les lui confie donc, afin d'enlever mon pull. Alors que je passe ma tête dans le coton, je l'entends rigoler.
-Est ce que tu sais faire autre chose que de te foutre de ma gueule ?
—Justin Bieber.
Je comprends mieux.
-Ma sœur a la même playlist, et elle a huit ans.
Je lui arrache mes affaires des mains en grognant. J'inspecte mon cellulaire et constate que ma musique en cours est en effet Trust de Justin Bieber.
—Dommage que toi tu n'aies pas hérité d'un tant soit peu de goût musicaux.
—Elle écoute en boucle son vieux cd de la reine des neiges. J'estime valoir mieux que ça.
Je soupire et me mords l'intérieur de la lèvre pour ne pas sourire.
—Bon, prête à transpirer ?
—Absolument pas.
Il me sourit de toutes ses dents et s'élance dans la rue en courant, sans prévenir.
—Mais attend moi bordel!
***
Je m'affale sur mon lit, emmitouflée dans ma serviette, le corps encore trempé. Une bonne et longue douche s'est imposée après ma séance de sport au vu des litres d'eau odorante que j'ai transpiré. La course n'a pas été une partie de plaisir, je n'ai pas su courir sans m'arrêter plus de cinq minutes, j'ai écopé de deux points de côté, j'avais soif, faim, j'étais fatiguée, je respirais aussi fort qu'un asthmatique qui court un marathon et je dois dire que sans les blagues de Chris, j'aurais fait demi-tour et me serais vautrée sur le canapé, une glace à la main.
Il m'a assuré qu'au fil des séances, je m'améliorerais, signe que même face à mon endurance pitoyable, il accepte de continuer.
J'attrape mon téléphone et défile mes contacts jusqu'à voir le numéro d'Ani s'afficher sur mon téléphone. Je l'appelle, enfin je tente de l'appeler car on ne peut pas dire que j'arrive souvent à l'avoir ces derniers temps. On ne se parle plus beaucoup. Ce n'est pas que je n'en aie pas envie, nous n'arrivons juste pas à nous coordonner, et ses réponses tardives, voire inexistantes à mes messages n'arrangent pas les choses. Cette situation m'agace, elle me manque.
Au bout de ma troisième tentative, elle décroche.
—Hey ! Pour une fois que j'arrive à t'avoir !
—Hum, ouais, je suis assez occupée.
Son ton détaché et froid me fait perdre mon sourire. Ani a toujours eu ses jours avec et ses jours sans, et je dois bien avouer que ses jours sans sont très difficiles à supporter.
—Comment ça va au village ?
—Ça va.
Je fronce les sourcils. Son mode "moulin à paroles" n'a pas l'air d'être activé.
—Et à Stanford, ça raconte quoi ?
—Rien de spéciale.
Je sens une certaine distance dans sa voix, la même que celle qui nous sépare.
—Bien. Tu sais pas quoi ? J'ai fait du sport aujourd'hui. Je sais c'était presque impensable venant de la moi d'il y a quelques mois, mais Chris a su me convaincre et figure toi que ce n'était si mal, lançais-je fièrement. On aurait du faire ça plus souvent dans les champs.
—C'est cool.
Elle souffle dans le haut-parleur. Son manque d'intérêt lorsque je lui parle et l'impression persistante que je la fais plus chier qu'autre chose me vexent. Elle n'est plus pareille avec moi ces derniers mois, je le voie bien, ou du moins, je l'entends. Or, je ne vois pas pourquoi elle a décidé un bon matin de s'éloigner et d'ignorer mes appels.
—Bon qu'est ce que t'as ?
-Rien du tout.
-Y'a forcément un truc pour que tu me parles de cette manière. C'est moi ? J'ai dit quelque chose qui fallait pas ?
—Non y'a rien, soupire-t-elle.
A son tour d'être agacée.
—Alors pourquoi tu es aussi désagréable ? Sérieusement Ani, j'arrive à t'avoir à peine une fois par mois et lorsque tu daignes répondre, tu ne fais même pas semblant de t'intéresser à ce que je raconte.
—Tu dis n'importe quoi, s'énerve-t-elle à l'autre bout du fil.
—Alors ne réponds pas avec des monosyllabes, bordel !
—Mais qu'est-ce que tu veux que je te dise d'autre ?!
Je ne comprends pas comment notre relation a pu se détériorer à ce point.
—Je t'emmerde c'est ça ? Dis-le-moi ça ira beaucoup plus vite ! m'écriais je à mon tour.
—Tu sais quoi ? Ouais tu m'emmerdes, j'en ai ma claque. T'es devenu une petite bourge qui en a que pour sa tronche. Redescend ma vieille, la plage ça t'a monté au cerveau. Tu crois que je t'envie avec ta vie parfaite à deux balles ? Nan. Alors retourne avec tes nouveaux meilleurs amis trop géniaux et ne m'appelle plus. Tu me fais perdre mon temps.
Elle raccroche.
Je reste sans voix. C'est si brutal, si inattendu. Je me sens bizarre. J'ai la nausée. Ses quatre vérités me font l'effet d'un cout de poing dans l'estomac.
Peu à peu, mon étourdissement se transforme en colère. Ma vie parfaite à deux balles ? Laisse moi rire.
Comment peut-elle oser dire une chose pareille ? Elle qui me connait mieux que qui conque et qui sait tout ce qui s'est passé, tout ce que moi et mes parents avons traversé. C'est moi qui ne la comprends plus. Elle devrait être heureuse que j'aille mieux. J'en ai moi-même l'impression et putain ça fait du bien ! Ça fait du bien de ne pas avoir la gorge serrée en permanence, de ne pas être regardé de travers à tous les coins de rues et de pouvoir porter du mascara une journée entière sans qu'il coule.
Elle me déçoit. Je pensais pouvoir compter sur elle et valoir quelque chose à ses yeux.