A genoux, penchée par-dessus le bord de la baignoire, je récure. De nombreuses traces blanches, noires et, même rouges, sont incrustées dans l'acrylique. Je ne veux pas savoir ce qu'ils y ont fait ; ça me dégoute. Rien ne les empêche de rincer leur bain après utilisation, mais il est vrai que laisser la femme de ménage se démerder s'avère plus simple. Depuis deux heures, je croule sous la crasse. Entre la cuisinière grasse de partout, la terre présente jusque dans les chambres, les tasses oubliées dans tous les coins et les chasses des WC qui n'ont même pas été tirées avant mon arrivée, je comprends que ma collègue soit tombée malade. L'odeur flottante dans cette maison suffit à me donner des haut-le-cœur. Par la posture imposée, mon dos me tiraille, tandis qu'une crampe s'invite dans mon mollet droit.
— La salle de bain n'est toujours pas finie ? Dépêche-toi ; j'aimerais que les chambres de mes fils soient rangées et nettoyées. Il faudra aussi changer les draps.
— Oui, Madame, réponds-je le plus gentiment possible, bien que son ton supérieur presqu'insultant commence à m'irriter.
Elle passe sa tête au-dessus de moi, puis rajoute sans gêne :
— Ce n'est pas encore propre : le bord du joint ne brille pas. T'es payée pour récurer. Exécution !
— Je suis employée pour nettoyer, mais vos crasses effleurent le manque de respect, murmuré-je.
Je ne doute pas ; elle m'a entendue, mais préfère fuir et retourner à sa manucure dans le salon. Par peur d'être virée de mon travail, qui reste tout de même une maigre source de revenu, je m'applique à faire disparaitre le moindre grain de poussière. Puis, je monte à l'étage où un capharnaüm sans nom m'attend. Quand je pense que les allocations de chômage me rapporteraient plus, mais que je m'évertue à garder mon emploi par question de principe. Face à ce bordel, je me demande pourquoi je continue à m'infliger cet enfer. Surement, une once de sado-masochisme en moi. Je soupire en ramassant les caleçons sales qui m'accueillent déjà sur le palier. Ecœurant, et ça ne s'arrange pas quand je pénètre dans la chambre du plus âgé. Je ramasse les vêtements pour les mettre à la machine, Inutile de trier, même ceux qu'il n'a peut-être pas mis se sont mélangés aux autres. Ensuite, j'attaque le bureau, jette les restes de chips, vide les canettes encore à moitié remplies. Le tout valse à la poubelle. J'aspire, astique, frotte jusqu'à ce que ça scintille et sente le frais. Dans la chambre du second, je reprends le même travail. Il a beau être plus jeune de deux ans, il n'en est pas moins ragoûtant. De vieilles taches blanches décorent ses draps, les draps d'un adolescent de quinze ans ; je peux deviner leur provenance. Du bout des doigts, j'en forme une boule que je lance dans le couloir. Une fois que l'odeur de propre embaume la pièce, je la quitte pour achever mon travail de la journée dans la chambre du cadet, mais un vieux relent de transpiration me prend aux tripes. Si bien que je me précipite pour ouvrir la fenêtre, impossible que je nettoie dans ces conditions. Je vomirais sur le lit de cet enfant. Qui malgré l'état de son espace ne l'aurait pas mérité. Quant à sa mère, elle, en revanche, je ne comprends pas qu'elle puisse tolérer cette saleté omniprésente dans sa maison. Je deviendrais dingue à sa place, mais surtout, j'apprendrai à mes progénitures, le maniement de la serpillère ainsi que le fonctionnement du lave-linge. S'ils parviennent à utiliser leur portable, il n'y a aucune raison que l'électroménager leur pose soucis. J'en viens même à parler comme une dame de cinquante ans.
— Voilà qui semble mieux, contemplé-je l'étage d'un air satisfait.
— Il fait un froid de canard, ici, gronde Madame dans mon dos. Ferme donc ces fenêtres ; je ne chauffe pas la rue pour les SDF !
Je me mords l'intérieur de la joue à m'en faire saigner. Quelle poufiasse !
— Peut-être, mais aérer, c'est minimum deux fois vingt minutes par jour, vous savez. Vu l'odeur nauséabonde, vos fils vivent dans le même air pollué depuis près d'une semaine ! M'enfin bon, j'ai fini et, mes heures le sont tout autant. Au revoir, Madame !
J'achève ma tirade d'une traite avant qu'elle ose me fournir une dose supplémentaire de nettoyage. Il est temps que je sorte ici pour aller prendre une douche, me laver du bout des ongles jusqu'à la racine de mon cuir chevelu. J'empeste.
Mon passage à l'appartement reste très bref. Je passe à la salle de bain, change de tenue et avale une tranche de bain et, me revoilà déjà en route vers le CPAS. Pressée par les minutes qui défilent plus vites que je le crois, je marche rapidement, ce qui, en fin de compte n'est pas plus mal ; je n'ai pas l'occasion d'angoisser. L'effort canalise mon rythme cardiaque menaçant de s'emballer et, la fatigue de la journée commence à m'assaillir. Il faut dire que la matinée ne fut pas de tout repos. Je prie seulement que cet ultime rendez-vous porte ses fruits, marre de me dépatouiller pour quedal. Je demande juste des résultats, une lueur au bout qui me guide vers le bout de cet interminable tunnel sombre. Rôdée, je patiente dans le couloir que l'assistante sociale m'appelle, me propose un café que j'accepterai avec un sucre et du lait. Pour une fois que je peux me permettre le luxe d'un petit nuage blanc dans ma boisson brûlante.
— Venez, Mademoiselle Martins ; je suis à vous, me sourit-elle. Un café latté et sucré ?
J'acquiesce, dépose ma veste sur le dossier de ma chaise, puis me prend mon anxiété en pleine figure. Mon estomac se serre tandis que je ne résiste pas au besoin de me ronger les ongles. Les dizaines de dossiers décorant le bureau m'obnubile ; je tente de me concentrer sur n'importe quoi, mais j'essuie un cuisant échec. J'ai l'impression que mes mains deviennent hystériques à devoir manipuler, toucher, palper un objet.
— Comment allez-vous ?
— Ça va dépendre de ce que vous m'annoncerez dans un instant, rétorqué-je sèchement.
Je ne souhaite pas m'en prendre à l'assistante qui n'a rien demandé, mais les futilités retardant le verdict m'agacent. Inutile de tourner autour du pot si la finalité reste inchangée, je préfère être fixée d'entrée de jeux pour ne pas me nourrir d'un espoir inexistant. La chute n'en serait que plus douloureuse.
— Vous n'avez pas le logement, avoue-t-elle à mi-voix. Toute mes excuses...
Je n'en veux pas. Bordel... L'hiver approche et dans notre logement presqu'insalubre, je serai obligée de chauffer plus que nécessaire si l'on aspire à tenir le coup.
— Pourquoi ? Comment ça se fait ? Vous aviez dit que ...
— Je sais bien, se confond-t-elle dans tes explications. Mais nous avons dû donner un certain nombre de logement à des femmes battues, à des immigrés ainsi qu'un des ex-détenus et, nous ne pouvons pas changer la quantité d'appartements qui leur est attribuée chaque année.
Je serre les poings. Comment est-ce possible que pour la troisième fois un toit me passe sous le nez ? Je sens ma carapace s'affaiblir. Une larme roule sur ma joue, mais je m'empresse de la faire disparaitre. Je suis une femme forte !
— Donc, vous êtes en train de me dire qu'un criminel reçoit un logement sans problème, mais que moi, mère célibataire me bat comme une forcenée depuis des années, je dois continuer à élever ma fille dans un appartement où il y a de la moisissure.
— Oui...
Le désarroi sur son visage a beau être le plus sincère du monde, je ne parviens pas ignorer mes entrailles qui se tordent dans mon estomac, ma gorge asséchée, ma respiration entravée par le coup de massue qui vient de me tomber dessus. J'ai l'atroce impression qu'un poids insoulevable pèse sur ma poitrine.
— Et si Clarisse rechoppe une putain de pneumonie ? Je paye comment les frais médicaux ? La dernière fois, j'en ai eu pour deux ans à rembourser l'hôpital...
— On ne pourra que trouver une solution au moment venu et vous protéger un maximum toutes les deux pour éviter la maladie...
Que puis-je répondre à ça ? Rien. La vie me force à me résigner, alors je me battrais dans un combat dont l'issue ne sera pas un fiasco inévitable. Je chercherais un logement moi-même et, si je dois le pays un chouïa plus cher, je le ferai. Tant pis, je me débrouillerai pour trouver cet argent. Remerciant mon assistante sociale pour son accueil, je repars de là dépitée.
— A bientôt ! N'hésitez pas à téléphoner en cas de besoin.
Je ne sais pas si je reviendrai, ni si je la recontacterai. Les efforts fournis sont vains. Dans le centre-ville, je me laisse porter par l'animation de l'après-midi dans l'espoir qu'une solution me tombe sur la tête. Qui sait ? Peut-être que les miracles existent, celui de Noël par exemple... Je bave devant les boules, les guirlandes, les sapins et les lumières qui garnissent déjà les vitrines des magasins. Les chants de Noël qui retentissent à chaque coin de rue adoucissent mon cœur meurtri par cette journée. Je pourrais m'y balader des heures durant, mais la vie étant ce qu'elle est, je ne traine pas trop longtemps pour rentrer chez moi. Clarisse a demandé à rentrer seule avec sa meilleure amie habitant la rue d'à côté, alors j'en profite pour lui préparer un petit encas. Puis, elle n'a pas encore les clés ; elle est bien trop jeune pour que je la laisse en autonomie totale. Chaque chose en son temps : elle n'a que huit ans.
Dans le hall d'entrée, j'aperçois directement ma boite aux lettres débordante. Des publicités, des factures, encore des factures. Et ma citation à comparaitre. Evidemment, je ne pouvais pas mieux finir la journée. Il y a quelquefois des jours où l'on ferait mieux de ne pas quitter notre lit ce qui nous préviendrait de pas mal de peines. Machinalement, je m'adosse contre la porte pour rédiger un mail à mon cher avocat. Concis, clair, net et précis, je lui annonce la date sans préambule, le signe, puis clôture cette affaire pour le moment. Je veux qu'on me foute la paix jusqu'à demain. Juste douze heures de répit.