∞ 1 - Corbeau ∞

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Si je tombe, je meurs. Je sens les tourbillons de neige me fouetter et me geler jusqu'aux os, mes plumes se raidir et s'alourdir comme du cristal. Autour de moi, le monde est d'un blanc aveuglant. Il siffle, pleure, rugit. Il m'emporte plus qu'il ne me porte. Je me débats contre lui, bec et ongles – bec et serres.

Si j'étais encore un homme, je ne volerais pas. Le redeviendrai-je jamais ? J'imagine la végétation dense sous moi, mes pieds sur terre qui me guideraient à l'abri de la tempête, mes mains tenir un livre en attendant une accalmie... Non. Je ne dois pas y songer. Je n'ai plus de jambes pour courir, ni de doigts pour effleurer les lignes d'un roman. Je ne peux plus rire ni parler. Mon apparence n'est plus humaine. Mon âme seule subsiste. À quoi bon ? Mes souvenirs, mes savoirs, mon cerveau en ébullition sont condamnés dans la tourmente, dans cette chair qui ne m'appartient pas.

Je vais tomber. Je vais mourir. Je vais tomber et mourir dans un corps d'oiseau ! Les flocons recouvriront mon cadavre. Il s'enfoncera dans les entrailles de la terre. À la saison prochaine, une fleur éclora sur ma tombe.

Non ! Je refuse ! De toutes mes forces, je me défends des rafales. En vain ; mes ailes engourdies ne répondent plus. Je suis ballotté d'une vague de froid à une vague de feu, d'un éclair d'inconscience à un éclair de douleur. Où sont le nord et le sud ? Où sont le sol et le ciel ? Où sont l'avant et l'après ? Où commence et s'achève l'existence ? Où commencent et s'achèvent toutes ces existences, la mienne, celles de Dërel et Jylan, celle de l'espace hostile qui me tue et me survivra ?

Divague-t-on toujours ainsi à l'approche de la fin ? Ai-je totalement perdu ma boussole ? Mon cœur cogne dans ma poitrine. Face aux bourrasques glaciales qui me secouent, il réchauffe mon sang. Je ne pourrais pas être plus vivant. Pourtant, je chute. Percevrai-je mes membres craquer, se briser à l'impact ? Verrai-je une lente agonie se pencher sur moi, ou la mort m'enveloppera-t-elle aussitôt ? Ma dernière image sera-t-elle cet univers immaculé, froid et hurlant ? Je deviens une spirale de plumes sombres, au milieu des spirales blanches. Elles me précipitent vers mon fatal destin. Du vert, du jaune, du noir, du rouge sang se brouillent dans mon champ de vision. Et puis... les couleurs se figent.

Mon corps gelé s'est écrasé. La neige m'a accueilli sur son épais matelas. M'a-t-elle sauvé de la mort ? Non. Elle en est le lit, elle anesthésie mes sensations, elle se pose sur moi comme un linceul. Je ne veux pas. J'ai peur. Je ne veux pas ! J'ai peur ! Le maelstrom ne m'écoute pas. Il m'engloutit. Je disparais. Je ne veux pas disparaître... J'aimerais implorer la pitié des dieux, les supplier de ne pas m'ouvrir les portes de leur Royaume, pas encore. Dix-sept cycles, c'est trop jeune. Ce n'est pas un âge pour quitter ce monde ! Je crie dans ma tête, je m'époumone en prières désespérées. Des croassements dissonants s'échappent de ma gorge. Ma voix... Mon humanité... Qu'importe ! Je préfère demeurer un corbeau pour l'éternité, plutôt que de libérer mon âme d'homme à l'aube de ma vie !

— Cette tache noire... On dirait...

Les mots m'arrivent étouffés par le blizzard, mais je les comprends. Y a-t-il quelqu'un ? Suis-je en train d'halluciner, ou... déjà au Royaume des Morts ? La chaleur m'emmitoufle, me tire hors de la glace, loin de tout. Non... Pas maintenant... Pas comme cela... Quelle fin stupide ! Quelle fin ridicule ! Qu'ai-je fait ? Qu'ai-je fait pour la mériter ? Je ne veux pas... J'essaie de bouger, de fuir, de retourner à la lumière. Je n'émets qu'un pathétique gémissement.

— Là, tout doux, mon beau... Ça va aller. Pauvre petit, tu ne vois plus rien...

Une main divine caresse mon front, déloge les cristaux dans mes plumes, au coin de mes yeux. Je me blottis entre deux parois tièdes, l'une épaisse et velue, l'autre qui sent la laine et se gonfle au rythme d'une respiration. Un rire léger retentit.

Sept corps en huis closWhere stories live. Discover now