Banal

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Les doigts glissent sur les claviers. Ils effleurent les touches doucement. Ils sont virtuoses dans leurs manières élégantes. Ils sont danseurs étoilés, qui pirouettent et virevoltent dans la poussière.

Un autre univers.

Dans l'atmosphère feutrée, où flotte une fumée âcre, des employés travaillent, sans relâche.

Ils sont des dizaines, collés les uns contre les autres. Dactylographes, secrétaires fourbus, chroniqueurs célibataires. Ils attendent la fin, que les heures s'écoulent et que le temps passe.

Jeanne sourit, seule face à son écran. Elle découvre ses dents jaunies, fixe les informations qui défilent, une à une, sans ordre précis. Ses narines se rétractent, écœurées. Son voisin a sorti une cigarette.

D'une main, elle attrape la tasse qui repose sur la table. Elle se lasse de ce mouvement qui la fatigue et se répète, indéfiniment. Elle voudrait fermer les yeux, se reposer, l'espace d'un instant. Juste un instant.

C'est quoi un instant dans une vie ? Quelques secondes grappillées à la course du temps. Quelques grains qui s'échappent, s'évanouissent dans ce monde dément.

Au lieu de ça, elle boit son café, comme de rien n'était. Le goût amer coule sur sa langue et le liquide brûlant tombe dans sa gorge. Jeanne déglutit.

Ils sont loin ses rêves de princesses et de princes charmants. Elle les a laissés au détour de l'enfance. Maintenant, Jeanne regrette. Elle repense aux univers qu'elle créait de toute pièce. Elle se souvient de ces héros hauts en couleurs, ces dragons fantastiques. Une vague de nostalgie l'envahit. Noyée dans ses pensées, Jeanne oublie le travail qu'il lui reste à accomplir.

La réalité revient la frapper avec une force inouïe. Elle la percute et Jeanne chancelle, tente de se raccrocher à cette vie maquillée. En vain. À l'autre bout de la pièce, un homme appelle : « 214 ! Il me faut le rapport sur les enfants en Ouzbékistan. Immédiatement. »

Jeanne n'a pas besoin d'ouvrir les yeux pour voir le post-it collé sur son ordinateur. Il semble hurler sa peine, comme un appel à l'aide lancé dans les mers du désespoir. Sa couleur fluo l'éblouit. Le jaune se trouble, les numéros s'apparentent à un SOS ; c'est elle, le numéro 214.

Son doigt se crispe sur la souris.

                                                                                              ...

Les grondements sourds des roues sur les rails crissent dans ses oreilles. Dans le lointain, là-bas, dans l'azur pur dénué de nuages, le soleil se couche. Les teintes disparates s'entremêlent, explosent dans un feu d'artifice flamboyant.

Ici, dans le wagon n°11, les néons clignotent. Un bébé braille. Il a soif, il a chaud. La clim est en panne. Sa mère est partie aux toilettes et les bruits de la chasse d'eau résonnent dans l'atmosphère confinée.

Jeanne attend, coincée entre un obèse transpirant et un gosse insupportable. Elle n'ose pas leur dire qu'elle manque d'espace, de place. De calme.

Ses yeux se ferment, fatigués par les heures penchés sur son écran. Dans sa tête, ses pensées tourbillonnent, naissent puis cessent sur le fil éphémère de l'existence.

Jeanne a peur de rater son arrêt, alors les stations défilent, infinies : Avignon Centre, Orange, Valence Ville... Les rames se vident peu à peu. Le ballet incessant de travailleurs s'épuise dans le monologue grinçant des haut-parleurs.

Il ne reste plus qu'elle et ce type louche qui la fixe depuis qu'elle est montée. Une boule d'angoisse s'instille dans sa poitrine, son cœur martèle une cadence infernale.

Au prochain arrêt, Jeanne descendra. Tant pis si ce n'est pas le bon. Elle prendra un taxi.

Jeanne entre dans son appart. Comme à chaque fois, les murs semblent se resserrer. Elle appuie sur l'interrupteur, et les yeux à demi-fermés, éblouis par les lueurs violentes, elle traverse le couloir étroit d'un pas rapide.

Elle jette à peine un coup d'œil vers les dessins esquissés à la hâte qui s'éparpillent. Des dizaines de stylos vides s'amoncellent, formant une structure étrange, pleine de maladresse et de hauteur instable. Dans un coin, l'annuaire jaune se dresse et lui sourit, aux côtés du téléphone poussiéreux. Si longtemps qu'elle ne s'en est pas servi. Qu'elle n'a pas appelé. Qu'il n'a pas sonné... Jeanne ramasse un livre, tente de le ranger dans une armoire déjà pleine. Elle s'approche de l'annuaire, l'ouvre à une page au hasard. La page cent-onze.

Tiens.

De son doigt, elle caresse les lignes qu'elle a griffonnées entre les numéros. Pour la plupart, des éditeurs dédiés aux dix onze ans. Avant, elle était dessinatrice et autrice pour l'enfance. Maintenant, Jeanne est secrétaire pour le journal national. Souvent, elle grimace quand des gens la félicitent. Ils ne savent pas l'enfer que c'est. Elle repose l'annuaire avec un bruit sourd.

Elle le sait que ses journées se répètent, se bornent au quotidien, aux boucles logicielles qui n'en finissent plus. Parfois, Jeanne a l'impression d'être un ordinateur. Mais ce soir est différent. Sa conscience s'éveille : il faut que ça cesse. Qu'elle aimerait dire à son patron ce qu'elle a sur le cœur ! Déverser sa peine, immense, et lui montrer qu'elle n'est pas une machine. Que son rêve à elle, c'est dessiner, mêler les formes et couleurs entre elles, composer des paysages imaginaires, fantastiques. Une fois peut-être, elle prendra son courage en main.

Elle évite la cuisine. Elle n'a pas faim. Elle marque un arrêt devant une porte verrouillée. Ses doigts appuient doucement sur la poignée et le panneau de bois s'ouvre en grinçant. C'est une chambre d'enfant, tout de rose décorée. Quelques posters habillent les murs, des rockstars grattent leur guitare, un sourire dément accroché aux lèvres. Dans le lit double, coincée entre une armoire minuscule et une table de chevet, Jenny ronfle doucement. À travers la fenêtre, le firmament étoilé se dévoile.

Jeanne traverse la pièce, grimace. Le parquet craque. Elle continue, s'approche jusqu'à la fenêtre et referme avec délicatesse les volets. Éclairée par les lampes du couloir, elle contemple sa fille. Son téléphone vibre, un prénom s'affiche : son ex. Il demande des nouvelles de Jenny. Elle clique sur l'appareil photo et le flash illumine la chambre d'une lueur blafarde. Ses doigts tapotent un message : « Jenny va bien. Elle dort. J'vais me coucher. »

Sa chambre l'appelle, et avec elle son confort douillet. Jeanne pénètre dans la pièce obscure et se recroqueville dans son lit. Elle se protège des démons de la nuit et dresse des remparts puissants. Éreintée, elle peut enfin fermer les yeux. Le noir la couvre de son voile doux. Silencieusement, il éteint les remous de son cerveau en ébullition. Il l'effleure, et Jeanne s'abandonne à ses caresses. Dans ses bras, elle serre son ours en peluche.

Le GardienOù les histoires vivent. Découvrez maintenant