Karoliny Svetle

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 En plein cœur de Prague, dans un appartement au bord de la Vltava, une femme se prépare pour un rendez-vous. Svetlana est assise devant sa coiffeuse, une brosse à cheveux en argent dans sa petite main manucurée. Elle la passe doucement dans ses longs cheveux ondulés qui retombent sur ses omoplates. Délicatement, elle applique du rouge à lèvres rouge sur sa petite bouche. Elle veut être la plus belle pour son rendez-vous : enfin, l'homme qu'elle aime l'a invitée à se promener le long du fleuve, et ils doivent se retrouver dans un joli parc vert non loin de là. Ses lèvres s'étirent en un sourire confiant et rêveur. Elle ne peut s'empêcher de penser à Oleg. Elle songe à ses beaux yeux verts qui semblent lire dans son esprit, à son visage mince et ses joues douces, à ses cheveux foncés en bataille. D'habitude, Svetlana n'aime pas les hommes qui semblent négligés, mais Oleg est une exception. « Ô douce exception » se dit-elle.

Elle se lève de sa coiffeuse et marche lentement vers son armoire. Elle ouvre ses portes et saisit la robe qu'elle a isolé de toutes les autres. Elle l'a spécialement fait importer de France, pour ce rendez-vous. Elle retire délicatement son peignoir et enfile la robe. Qu'elle est belle ! C'est une robe rouge qui retombe sur ses tibias, légèrement serrée à la taille par une petite ceinture. Les manches sont longues et le col est semblable à celui d'une chemise. Svetlana retourne auprès de sa coiffeuse et prend le collier en perles qui est posé dessus. Elle l'accroche à son cou et rectifie soigneusement sa position. « Je me sens bien aujourd'hui » se répète-t-elle. Elle fait pendre de jolies boucles d'oreilles à ses lobes et se contemple dans le miroir. Elle s'autorise un sourire puis prend à nouveau la brosse en argent et s'occupe des cheveux qui la gênent. D'une main, elle soulève délicatement sa chevelure et se parfume. Une douce senteur de violette et de rose s'installe au creux de son cou. Svetlana se lève et marche jusqu'au coin de la pièce. Elle ramasse une paire de souliers noirs dans laquelle elle glisse ses petits pieds au chaud dans des collants. De ses doigts délicats, elle referme leur boucle puis inspecte chaque détail de sa tenue. Ses cheveux sont impeccables, son maquillage l'est également ; elle aplatit un pan de sa robe puis marche doucement sur le parquet de sa chambre pour s'assurer qu'elle tient en équilibre sur les talons. Parfait. Un sourire satisfait se dessine sur son visage. Elle prend son sac à main pendu au portemanteau, prend ses clés et sort de l'appartement. Elle referme la porte derrière elle puis descend les escaliers jusqu'à la sortie.

Svetlana marche d'un pas assuré dans la Karoliny Svetle, le menton relevé et le sourire dessiné sur ses joues. Les piétons se retournent sur son passage. « Pas étonnant, je suis belle aujourd'hui ! » Elle longe un peu la Vltava, traverse le Pont Charles, ne faisant même pas attention aux belles statues dont certains détails sont dorés, et arrive au Vojanovy Sady, le parc où elle doit retrouver Oleg. Elle le traverse lentement, balançant joyeusement son bras d'avant en arrière ; parfois, elle regarde en l'air et sourit en voyant des oiseaux sur les branches des grands arbres. Les personnes se trouvant également dans le parc la dévisagent, et certains murmurent en la montrant du doigt. Svetlana aperçoit le banc sur lequel elle a rencontré Oleg deux ans plus tôt. Elle lui sourit et s'assoit là, son sac posé sur ses genoux serrés. Elle ne cesse de jeter des regards de tous les côtés, à la recherche de celui qu'elle aime. Elle regarde également derrière elle, au cas où il chercherait à la surprendre. Pour l'instant, personne en vue. Elle baisse le regard et s'assure que ses ongles sont bien limés et bien vernis. Soudain, elle entend des pas précipités. Ses yeux quittent sa main et se dirigent vers la source du bruit. Oleg est là. Il court vers elle. Elle se lève dans un élan de joie, et au moment où elle s'apprête à l'appeler, elle remarque qu'il n'est pas seul. Deux hommes en uniforme gris sont à sa poursuite. L'un d'eux lève le bras, tenant une matraque, et le bout de l'arme s'abat violemment sur sa nuque. Oleg tombe et Svetlana l'entend gémir, même si elle est loin. Elle n'ose pas bouger, elle est terrorisée. Les deux hommes hurlent dans une langue qu'elle ne comprend pas. Ce n'est pas du tchèque, les mots sont mâchés et l'accent lui est désagréablement familier : de l'allemand. Du bout de sa botte noire, l'homme qui a frappé Oleg le pousse de sorte à ce qu'il se retrouve sur le dos. Le deuxième Allemand fouille dans une sorte de sacoche pendue à sa ceinture et en sort un revolver. Il rit en pointant du doigt une petite étoile jaune cousue à la veste d'Oleg, sur sa poitrine, et la vise avec son arme. Il appuie sur la détente et le fracas de la détonation résonne dans le parc, faisant hurler des femmes et pleurer des enfants. Pourtant, autour d'eux, personne ne bouge. L'Allemand crible le corps d'Oleg de balles avant de le frapper au visage avec son talon. Les deux hommes quittent les lieux, discutant d'une voix forte. Svetlana se met à trembler. Une fois les hommes disparus, elle se jette à genoux à côté d'Oleg, hurle son nom en pleurant. Sa robe trempe dans l'eau de pluie mélangée à un peu de terre. Mais l'état de sa robe est bien le cadet de ses soucis.

Sur le banc d'en face, une adolescente donne un petit coup de coude à sa mère. Elle tient dans sa main un téléphone portable et de l'autre, elle pointe Svetlana du doigt.

« Maminka ! Maminka ! Regarde la vieille là-bas ! C'est elle, la vieille folle de Prague ! »

La mère lève les yeux de son livre et soupire.

« Je sais, miláček. Mais pour ces gens-là, on ne peut plus rien faire. »

« Tu connais son histoire ? »

La mère soupire encore une fois et coince son marque-pages dans son livre avant de le refermer doucement. Elle le range dans son sac à main et soupire encore.

« Son nom est Svetlana Capek. On dit qu'en 1943, elle est allée à un rendez-vous avec un homme du nom d'Oleg Zimmermann, qui était juif et qui s'était caché pour ne pas entrer dans le ghetto. Sauf que Svetlana l'ignorait. En chemin, deux officiers allemands l'ont repéré et l'ont poursuivi jusqu'au parc et ils l'ont assassiné devant ses yeux. La pauvre Svetlana ne s'en est toujours pas remise, et depuis ce jour, toutes les semaines, elle revit la scène, chaque vendredi. Chaque vendredi depuis soixante et onze ans. »

Pour la quatrième fois, la mère soupire et regarde la vieille Svetlana, à genoux par terre, tenant un corps imaginaire, enfouissant son visage dans sa poitrine invisible.

« La pauvre ne sait même pas que la guerre est finie. »

Karoliny SvetleWhere stories live. Discover now