Friedrich eut besoin de quelques instants pour reprendre pied avec la réalité. La première chose qu'il vit fut le visage d'Elster, crispé dans un mélange d'embarras et d'inquiétude. La seconde fut celui de l'empereur, qui le fixait avec une expression indéchiffrable, un sourcil légèrement levé. Se redressant précipitamment, il manqua presque de se mettre au garde-à-vous et de s'excuser en débitant l'intégralité de ses titres — prouesse mnésique dont l'angoisse grandissante l'aurait rendu capable — tant il craignait son courroux. Cependant, il n'en fut rien. Alors qu'il reprenait ses esprits, le regard de l'Auguste éternel s'adoucit et l'ombre d'un sourire releva le coin de ses lèvres et de ses moustaches.
« Bien qu'il soit originaire de France, nous ignorons si vous eûtes jamais l'occasion de goûter à ce dessert. On l'appelle "glace", ou "crème glacée" et comme son nom l'indique, il s'agit d'un savant mélange de glace pilée, de crème, de sucre, et de divers parfums que vous pouvez ajouter selon votre convenance et dont nous ne savons, hélas, pas le secret. Celle-ci possède parfois, en plus d'une saveur incomparable, l'étrange propriété de faire émerger des souvenirs du fond de la mémoire. Nous osons espérer que les vôtres furent teintés de félicité, ainsi que le furent les nôtres la première fois que l'on nous servit cette glace ». À ce moment, son regard se perdit dans le vague, et dans l'espace suspendu entre deux secondes, le jeune homme crut y lire une forme de nostalgie qui, tout à coup, laissait transparaître un peu d'humanité derrière son masque froid et autoritaire.
Celui-ci, indésireux de se dévoiler davantage, et quelque peu honteux, se ressaisit puis proposa d'une voix forte : « Aimeriez-vous, pour clôturer ce repas et réchauffer votre corps et votre esprit, goûter une autre de vos spécialités ? ». Sans attendre la réponse du principal intéressé, il fit un infime signe de la tête à l'attention du même garçon qui était venu leur servir les légumes tantôt, alors chargé d'un lourd plateau lesté de tasses et d'une étrange cafetière de forme allongée, de laquelle dépassait un étrange manche en bois.
Intrigué, le jeune diplomate, immédiatement imité par sa voisine, posa des yeux ronds comme des soucoupes sur le récipient métallique dont s'échappait un nuage de vapeur aux accents épicés. Un tintement métallique accompagna le soulèvement du couvercle, les deux jeunes gens, oubliant toute retenue, se penchèrent pour en observer l'intérieur : le manche, plongé dans un liquide d'une délicate couleur brune, se prolongeait par une extrémité plus large crénelée en forme d'étoile.
Leurs interrogations sur sa fonction trouvèrent rapidement leurs réponses, en observant l'apprenti serveur se livrer bien maladroitement à un étrange manège. Saisissant précautionneusement la partie émergée du manche, il lui imprima un mouvement de rotation en le faisant rouler entre ses paumes de main. Les branches de l'étoile, en heurtant les parois, produisirent un léger cliquetis étouffé par le liquide, mais rien de plus ne se passa, laissant les deux curieux dans l'expectative, et ce n'est que lorsque le breuvage fut versé dans les tasses, en voyant les bulles qui s'étaient formées à la surface, qu'ils comprirent l'utilité de l'objet.
Sur les indications de l'empereur, tous deux s'appliquèrent à les aspirer, ce qui était, il fallait l'avouer, une bien ludique manière de consommer ce qu'il appelait du « chocolat chaud ». Puis, en y trempant les lèvres, il fut frappé, tout d'abord par le contraste de chaleur avec la glace, mais également par sa texture presque coulante, et sa saveur : beaucoup moins sucrée, la boisson renfermait des arômes exotiques et légèrement astringents, loin d'être désagréable cependant. Passée la prime surprise, le jeune homme prit le temps et le soin de la déguster, de s'ouvrir à ce goût de cacao venu du Nouveau Monde tout en écoutant religieusement leur hôte leur présenter, avec emphase et un enthousiasme non feint, la prodigieuse manière de le produire, de la récolte de la cabosse à la préparation de cette boisson, via le séchage et la torréfaction des fèves de cacao.
Lorsqu'il eut achevé son exposé, les tasses déjà vides reposaient devant chacun. Ferdinand III marqua une pause et baissa le regard une poignée de secondes, comme regrettant que ce protocolaire, mais fort agréable moment passé en compagnie de ses deux invités touchât à sa fin. Il fallait pourtant y mettre un terme. Le devoir, soudain, reprit ses droits et sans prévenir, le monarque se leva, les enjoignant à le suivre. Du coin de l'œil, Friedrich vit que les serviteurs s'attelaient dès à présent à desservir : les assiettes et les tasses repartaient en cuisine, tandis que sous les broderies de la grande nappe blanche, apparaissait la surface vernie de l'immense table en bois précieux sculpté. Il dut cependant renoncer à admirer davantage les détails de l'architecture afin de ne pas se laisser distancer par le pas rapide de l'empereur.
Au terme d'un véritable périple, ils parvinrent à une pièce aux meubles parfaitement agencés. Si ce n'étaient le papier peint couvert de motifs dorés et l'aspect précieux de la table et des sièges, on eût dit le bureau de Monsieur Bernardin. À un détail près, et de taille : l'immense baie vitrée qui offrait une vue magnifique sur le parc boisé, et par laquelle il était possible d'assister au coucher de soleil, puis de voir la voûte étoilée. Sans leur laisser le temps de s'extasier sur le paysage, le monarque les invita à s'asseoir autour de la grande table de travail, puis après qu'un serviteur eut refermé la porte pour leur offrir la confidentialité dont ils avaient besoin, tous trois s'attelèrent à la tâche.
Bien que timidement entamés, leurs échanges furent vifs, profonds et étonnamment équilibrés, car, contrairement au portrait de dirigeant autoritaire que d'aucuns pouvaient dépeindre de l'empereur, il était, au contraire, un homme très ouvert et très intelligent qui entendait que les personnes dont il s'entourait exprimassent leur point de vue et le contredissent parfois, reconnaissant ses erreurs lorsqu'il lui arrivait de se tromper, afin de prendre les meilleures décisions possibles.
Nonobstant le fait que seul Friedrich fût ambassadeur, il consulta également Elster, sans que leur position respective influât de quelque manière que ce fût dans la tenue des débats, marquant son entendement par de réguliers hochements de tête à mesure que celle-ci déroulait son discours. Ce n'est que lorsque les chandelles furent presque entièrement consumées et que la Lune était déjà haute dans le ciel, que les deux émissaires, après avoir pris congé de l'empereur, purent aller se coucher : la tête pleine et le corps fourbu, ils ne tardèrent pas à trouver le sommeil.
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Mascarade
Historical FictionDans le cadre fastueux du Théâtre Royal de Versailles, un jeune aristocrate tente, loin - et pourtant si près - de la cour et de ses intrigues, de s'évader de sa condition à travers les arts lyriques sous couvert d'une fausse identité. En effet, son...