1. Une pincée de sel

41 5 3
                                    


Joe habite dans un demi sous-sol pourri. C'est petit, sale, mais c'est chez lui. Il ne reçoit jamais personne, alors ça ne gêne pas. Il loue ça quelques dollars par semaine, quand il paie. Ça, c'est quand il a de l'argent. Et il n'en a pas souvent.

Joe est grand, très grand même. Trop parfois. Il a du mal à passer les portes sans se baisser. Il se cogne souvent, se blesse au front, ou plus rarement à l'arrière du crâne. En tout cas, il porte en permanence une marque horizontale rougeaude, comme un plis de fabrique. C'est la jointure qui marque la frontière entre les plafonds bas et les bas de plafond.

Joe n'a jamais été vraiment à l'école. Il ne sait pas trop écrire, il lit un peu, les noms des magasins, les marques des produits – mais pas les petits trucs écrits en-dessous, c'est trop petit et on comprend rien – quand il y en a sur les sacs lourds de grains qu'il porte à longueur de journée. Quand il y a du boulot. C'est pas tous les jours. Et on le prévient le matin seulement. Il se lève aux aurores, de toute façon il n'a rien d'autre à faire. Sinon il traîne.

Joe est gros. Enfin, il est plutôt gras, ou costaud si vous préférez. Pourtant, il ne mange pas à sa faim, il ne sait pas pourquoi il reste baraqué. Il ne fait pas attention, c'est tout. Ce sont les autres qui le lui disent. On l'interpelle dans la rue, et on lui dit « Hey, Joe-la-baraque, fait gaffe à pas devenir Joe-la-barrique ! ». Il rigole, il aime bien parler avec les gens. Mais la dernière fois qu'il a mangé un fruit, c'était il y a trois semaines. Il a volé une pomme tombée dans la rue. Il l'a vu tomber pratiquement sous ses yeux. Il l'a ramassée. Elle provenait d'un arbre qui se trouve sur le terrain du père Norton. Celui-là, c'est pas la bonté incarnée. Il lui a gueulé dessus comme du poisson pourri quand il a vu que Joe bouffait sa pomme. Il a sans doute cru qu'il l'avait volé sur l'arbre. Joe s'en foutait, c'était bon et juteux, ça faisait un sacré bout de temps qu'il en avait goûté une belle pomme comme ça. Il souriait même. Un peu bêtement, mais c'est pas tous les jours non plus, une pareille aubaine. Comme il ne savait pas quoi répondre au vieux Norton, il est parti sans rien dire. Joe n'aime pas parler pour rien. Il préfère fermer sa gueule.

Un peu plus loin, l'adjoint du shérif l'a interpellé. Il lui a dit qu'il était soupçonné d'avoir volé une pomme. Joe ne savait pas quoi dire, à part qu'il l'avait trouvée par terre dans la ruelle derrière chez Norton. Joe n'aime pas trop les flics, parce qu'à chaque fois qu'il a affaire à eux, il se fait tabasser pour un oui ou pour un non. Il ne sait même plus pourquoi des fois. Il n'aime pas ça, point. Là il n'a rien dit, mais il a fait quand même une nuit dans la geôle du shérif.

On lui a expliqué des tas de trucs, il ne se souvient déjà plus de quoi. Et personne ne l'a cru quand on lui a demandé où il avait trouvé sa pomme. En plus, il pouvait pas la rendre, vu qu'il l'avait déjà mangée. Même le trognon. Il aime les trognons, ça croustille et ça, c'est bon. On lui a demandé cinq dollars de caution, mais où veux-tu qu'il les trouve ? Il ne se balade pas avec cinq dollars sur lui ! Sans compter l'amende. Il préférait rester en prison, au moins on mange et c'est pas aussi humide que son trou. Finalement Norton a dit qu'il laissait tomber toute cette histoire, qu'il était déçu par la justice des hommes, et qu'il se plaindrait à dieu. Ouais, c'est mieux comme ça. C'est juste une pomme, franchement Joe il ne savait pas qu'il ne fallait pas ramasser les pommes par terre. Il ne recommencera plus, ça non. Promis.

Le cachot, ça ne l'a pas ennuyé plus que ça, c'est presque comme chez lui. On lui a donné à manger, alors il ne va pas se plaindre. Des fèves dans une sauce au lard, c'est la femme du shérif qui avait cuisiné ça exprès pour lui, vu qu'il était tout seul dans la geôle. Ensuite il a dormi. Il était fatigué, ça tombait bien, c'était comme des vacances où on se repose et on mange bien. Sauf qu'on boit pas. Ils n'avaient plus de bière, il paraît.

ATTENDRIR LA VIANDEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant