2. Badigeonner de moutarde

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C'est Jack qui lui en a parlé la première fois. Il s'en souvient bien. Il faisait chaud, c'était tellement sec que les herbes hautes flambaient pour un rien.

Jack, c'est un autre copain de l'orphelinat. Il était pas très gentil, mais il était pas très méchant avec lui non plus. Ça dépendait des jours. Donc ça allait quand même, fallait juste le prendre dans les bons jours. En général, Jack détestait les jours où des gens venaient chercher des enfants, un peu comme on fait le marché. Il y avait plusieurs personnes, et on alignait les enfants dans la cour. Auparavant, on les avait habillés du mieux qu'on pouvait, avec les haillons disponibles. On les lavait. Ça devait arriver une fois par mois environ.

Joe n'aimait pas trop ça qu'on le lave. Ça frottait dur, ça râpait la peau, c'était pas beau à voir. Après ça sentait bizarre, et l'eau mouillait plus qu'à son tour. Joe évite les bains depuis. Il sait très bien l'effet que ça fait.

Les gamins alignés, ceux qui sortaient du rang ou s'il y avait un pied qui dépassait, ils se prenaient un coup au passage. Ce qui fait qu'au final, personne bronchait. Ça y allait avec les coups de trique, ça gueulait tant que ça pouvait pour faire tenir tout ce petit monde. Quand il y repense, Joe se marre bien. Mais il préfère ne plus y être. Et ne plus aller en classe, à se prendre des coups tout en étant enfermé. C'est pas drôle du tout, ça, l'école. Enfin tout ça c'est terminé.

On ne devait sortir du rang que si on était appelé. Personne n'a jamais appelé Joe. Ni Jack. Jack avait une petite tête dure et son regard bleu perçant comme des poignards, alors les femmes bien habillées qui passaient devant lui avaient bien du mal à soutenir son regard. Tu penses qu'elles n'en voulaient pas ! Joe, lui, il ne se demandait jamais s'il allait être choisi. Tu penses bien. Il avait déjà bien grandi et il avait un peu de gras, et surtout il n'était pas bon à l'école vu qu'il détestait ça. Un gardien lui avait dit un jour qu'aucune famille ne voudrait jamais de lui, il était « bas de plafond ». Ça c'est une expression qu'il n'a jamais comprise. Sans compter que les enfants étaient alignés dehors, il n'y avait aucun plafond.

Toujours est-il que Jack détestait ces jours-là, car il se rendait compte qu'aucune famille ne voudrait de lui non plus, alors il devrait rester à l'orphelinat. Joe l'imitait, histoire de faire comme lui. Ils faisaient la gueule tous les deux, puis on les libérait et ils allaient en courant se réfugier près du cabanon, là où ils enfermaient les nouveaux durant des jours sans qu'il ait jamais su pourquoi. S'il y avait un nouveau, ils lui balançaient des trucs, des pierres ou des ronces entre les barreaux de la petite fenêtre, pour rigoler. Et si c'était une fille, c'était pas pareil.

C'est là que pour la première fois Jack lui en a parlé. Des filles. Joe, lui, il ne savait pas à l'époque ce que c'était une « fille ». Franchement, la différence ne sautait pas aux yeux. Certains enfants portaient des pantalons, d'autres des robes. Tous de la même couleur, un espèce de marron sale. Les mêmes tissus avec des coupes un peu différentes, mais en gros on ne voyait pas ce qui pouvait bien distinguer les garçons des filles. En tout cas, Joe, lui, ne voyait pas. Et puis c'est quand Jack, qui s'y connaissait pas mal, lui, il lui a raconté, que Joe a compris un peu les choses.

Les filles, c'est différent parce que c'est pas comme les garçons. C'est pas comme lui. Elles ne font pas pipi debout. Ça, ça a été la grande révélation. C'est à se demander pourquoi elles ont été conçues comme ça, mais après tout, Joe ne s'est jamais vraiment posé la question, vu qu'il ne savait pas comment y répondre. Il fait toujours comme ça, Joe, c'est plus simple. Quand il ne sait pas, il ne cherche pas à comprendre. C'est comme ça, un point c'est tout.

Donc les filles, c'est différent. Et on peut jouer avec, il paraît. Mais Joe, il n'avait pas du tout envie de jouer avec les filles, vu qu'elles ne semblaient s'intéresser à rien de ce qui l'intéressait, lui. Courir dans les bois, piéger des rongeurs, nager dans les étangs du coin. Mais c'est vrai que depuis le temps qu'il était enfermé à l'orphelinat, il n'avait rien pu faire de tout cela. Et de toute façon, les filles elles sont enfermées dans l'autre partie de l'orphelinat, et ils n'ont pas le droit d'y mettre les pieds. Il y a un grand mur, on peut juste grimper aux arbres et les observer. Ce qui n'est pas très intéressant, il trouve, parce qu'elles ne font rien de spécial dans le parc. Elles font comme les garçons, elles se courent après, elles crient comme eux, elles se tirent les cheveux, elles font rouler des cerceaux de tonneau rouillés, elles sautent sur une corde tendue. On ne voit pas vraiment la raison pour laquelle elles sont d'un côté, et eux de l'autre. Donc Joe, il ne grimpe plus aux arbres en cachette pour observer les filles. Ça ne sert à rien.

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⏰ Dernière mise à jour : Jan 28, 2021 ⏰

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