Il saignait à l'arcade. Un filet de sang dégoulinait le long de son profil et se divisait en deux pour atteindre son œil. Il l'essuya vite fait d'un revers de manche et enjamba les corps en vérifiant leur pouls. Dès que le doute s'insinuait en lui, il leur tirait une balle dans le crâne au cas où l'un d'eux déciderait de nous attaquer par surprise. Puis, son inspection faite, il piqua des armes et des munitions. Il examina un pistolet, le chargea et installa la sécurité avant de me le tendre.
— Il nous reste un étage à descendre avant d'atteindre l'escalier principal menant au balcon. Ça sera un chantier, pire que celui à tes pieds, mais on n'a pas le choix. Tu tiens le coup ?
Je me contentai de hocher frénétiquement la tête. Avant, je lui aurais peut-être répondu sur la base de la plaisanterie comme si j'étais dans mon local avec un patient, mais en voyant tous ces cadavres à mes pieds, les coups de feu en bas à répétition, les hurlements stridents d'hommes vivant leurs pires moments, le cœur ne suivit pas. Et ne le serait plus jamais.
Je gardai le pistolet dans ma main au lieu de le ranger. Shô, lui, en planqua deux dans son dos et en serra un dans sa paume, puis, il me tendit sa jumelle, attendant que je la comble. L'odeur du sang, de poudre, de bois et de fumée s'insinuait dans mes narines et formait un cocktail de dégoût. Elle m'obligeait à prendre de brèves respirations, alors que de longues s'imposaient pour que je me ressaisisse. Juste une me ferait du bien. Je me serais mise à l'abri un court instant derrière mes paupières, aurais pris une profonde inspiration, irradiant tout sentiment et émotion de mon corps comme si je m'apprêtais à aller voir un futur patient et les aurais ouvertes, mon masque impénétrable collé à la figure le temps de la séance. Seulement, ce soir, impossible de réaliser mon petit rituel.
Je m'emparai de sa main et dès le contact de notre peau, il l'enveloppa de ses doigts et m'entraîna contre lui. Son bras s'enroula autour de mes épaules et ses lèvres survolèrent mon front. À travers ma paume sur sa poitrine, je sentais son palpitant battre plus vite que le mien. Il s'efforçait, lui aussi, à respirer à pleins poumons. Mais comme moi, l'angoisse le saisissait, même s'il ne le montrait pas du tout.
— Je descends en premier faire du nettoyage. Toi, tu attends juste à côté de l'escalier, derrière le mur, me chuchota-t-il
Une seconde fois, j'opinai du chef, la langue anesthésiée. Et l'eau de Cologne, ce parfum sécurisant - le seul arôme respirable dans cet environnement – s'en alla avec lui. Je m'arc-boutai contre le mur, l'arrière du crâne collé à cette tapisserie hideuse. Je claquai des dents, m'accrochai à ce flingue qui manquait de glisser de ma main. Je me concentrai sur un impact de balle contre la cloison d'en face, pendant que mon ouïe s'évertuait à détecter tous les bruits alentour. Des bruits peu convaincants qui accélèrent ma respiration. Ma sueur tapissa ma peau, mes lèvres s'asséchèrent à force de ventiler et soudain, des coups de feu jaillirent et recouvrirent tous les autres sons que j'avais captés avant. Un miroir ne m'aurait été d'aucune utilité pour comprendre que mon visage se déforma de douleur et se figea par la peur. Je mordis l'intérieur de ma bouche jusqu'au sang, retenant mes cris. Je fermai les yeux à fond, priant pour que Shô me revienne au plus vite. Et à mesure que les tirs s'espaçaient, j'affrontai l'horreur. Le tohu-bohu provenait maintenant des autres étages, alors, je positionnai l'arme devant moi, retirant la sécurité, et glissai mon index sur la détente. Je penchai ma tête vers l'escalier et lâchai un cri d'effroi en tombant nez à nez avec des vêtements noirs. Shô abaissa immédiatement mon bras et déposa sa paume chaude sur mon visage pour que je croise ses iris. Je débloquai l'air coincé depuis ce qui me semblait une éternité dans mes poumons et mes épaules s'affaissèrent dans la foulée.
— Ne fais pas de bruits et marche sur mes pas, me demanda Shô à voix basse.
À la dernière marche, mes paupières prirent la décision de me plonger dans le noir. Si en haut, la raison de tous ces morts pouvait m'être difficile à établir, ici, elle me sautait aux yeux. En l'espace de deux secondes, j'eus le temps de voir des têtes retournées, déviées de la colonne vertébrale, des gorges et des ventres tranchés. Je grimaçai de terreur avec l'envie de continuer à marcher à l'aveugle. Seulement, à chaque pas, mes pieds écrasaient les corps et s'enfonçaient dans la chair ou je-ne-sais-quoi. Alors, je regardai le sol et posai les pieds là où le yakuza les plantait. Je me traînais une forte nausée au bord de la bouche lorsque mon champ de vision bifurqua un quart de seconde sur un homme avec les lèvres et les yeux grands ouverts, figés par la frayeur.
Nous avançâmes lentement, mais assurément. Ces petites enjambées nous rapprochaient de la sortie, mais aussi des voix graves et rauques, provenant d'une pièce. Shô me fit signe de rester silencieuse et plus nous réduisions les mètres qui nous séparaient d'une porte projetée au sol, plus l'agitation dans le corps de Shô se décuplait. Des râlements gutturaux me broyaient les intestins. À l'intérieur, je n'imaginais les dégâts. Derrière le mur où mon yakuza freina, la cloison fut prise de secousses. Du verre se brisait, des meubles semblaient être balancés, mais surtout des coups pleuvaient à n'en jamais s'arrêter.
— Shô.... Pourquoi on reste là...
Le yakuza jura et promena une main tremblante dans ses cheveux sales et décoiffés. Je voyais dans son regard qu'il cherchait une solution pour passer cette porte sans que les individus à l'intérieur nous remarquent. Je me disais sans réfléchir qu'il pouvait les prendre par surprise, les tuer à distance. Et au son d'un timbre familier, cette idée se volatilisa, comme mon souffle.
— Dis-moi, qu'est-ce que ça te fait de la perdre ?
Livaï... Il ne pouvait se battre contre une seule personne... Et aussitôt, ce timbre qui m'avait tant fait rêver pendant six mois, emplit la pièce et me transperça le ventre.
— Je te renvoie la question !
Saccadé, brisé, essoufflé. Si je n'avais pas été aussi sûre de moi, je ne l'aurais jamais identifié comme la voix d'Eren. Mes larmes montèrent dans mes yeux avec brutalité. Elles ne m'avaient jamais fait autant mal. Je tirai sur la manche de Shô et lui demandai à ce que nous fassions quelque chose. Quoi ? Je n'en savais fichtrement rien, mais ce que j'étais persuadée, c'était que dans quelques minutes, l'un deux ne serait plus de ce monde.
— Tu as toujours cru que j'étais la cause de tous tes malheurs. Tu refuses de voir la réalité en face. Je vais t'en dire une. Tu sais ce qui nous différencie, Livaï ? interrogea Eren
Je paniquai, cherchai n'importe quoi, quelque chose qui pourrait déclencher une petite lumière dans ma cervelle pour qu'on puisse en finir avec tout ça.
— Même si elle ne l'a jamais avoué et qu'elle ne l'avouera jamais, son amour pour moi était vrai. Tandis que pour toi... je ne pense pas qu'on puisse en dire autant.
La violence de ce combat se décupla. Je ne tenais plus sur mes jambes. Eren ne s'en sortira jamais vivant. Sa blessure devait le vider de son sang. Il n'avait aucune chance contre la rage de Livaï. J'observai Shô, pensif, avec aucune intention d'intervenir. La réalité me fouetta au visage. Il attendait. Il attendait que Livaï termine.
Lorsqu'il sentit mon regard sur lui, il m'affronta avec un voile de désolation dans ses prunelles. Il s'excusait en silence et se redressa du mur pour me prendre dans ses bras. Ma poitrine hurlait de douleur, tandis qu'à côté, des poings s'abattaient d'une violence rare.
— UNE BOMBE ! IL A UNE BOMBE !
Shô me relâcha, la tête tournée vers le bout du couloir. Puis, bien trop vite, avant que le yakuza eût le temps d'attraper mon poignet, une bourrasque nous projeta dans les airs. Ma vue se brouilla, inapte à suivre mes déplacements. Des projectiles me transperçaient la peau et une poutre sur mon passage mit fin à mon calvaire. Mon corps tomba, tête la première. Tout s'arrêta.
Un toussotement poussiéreux agrippa ma gorge et entraîna une douleur lancinante le long de ma colonne vertébrale. Des à-coups me lançaient à hauteur de mon front et lorsque ma quinte de toux se ternit et que j'avalais ma salive, celle-ci se mélangea à de la poudre et au goût du sang. J'actionnai les muscles de ma nuque avec précaution et des acouphènes apparurent et martyrisèrent mes tympans. Je grimaçai à cette sensation et essayai tant bien que mal à remuer mes membres. Un petit doigt ou un petit orteil, qu'importe, c'était juste pour savoir si j'étais toujours entière. Je bougeai mes poignets d'un millimètre, mes chevilles avec une gêne à la jambe droite. Je constatai qu'un énorme poids m'empêchait de mouvoir cette dernière et me coupait la circulation sanguine.