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Les clients n'affluaient pas. Kob piétinait, tapi dans le coin de l'escalier. Le petit étudiant qui lui tenait la jambe depuis une demi-heure voulait tester deux cents milligrammes sans payer. Ewen sentait bien que le jeune dealer perdait patience à la façon dont il tournait et virait d'un pied sur l'autre. Il finit par le colleter à la chemise et rapprocha son visage, l'écume aux lèvres, pour lui aboyer des menaces en pleine figure. Un mastodonte au crâne d'œuf intervint. Ewen le connaissait pour être un des gars que Kees payait pour garder l'œil ouvert en soirée. Kob relâcha l'étudiant, et partit en arrière, rempli de colère. Il échangea encore des propos véhéments avec le vigile, puis fit volte-face et prit le chemin de la sortie. Tout s'était enchaîné très vite. Ewen n'eut pas le temps de réfléchir : Kob disparaissait déjà dans la foule. Il le suivit sur le palier et s'empressa d'appeler le second ascenseur dès que les portes du premier se furent refermées.

Au-dehors, l'air était doux, la brise légère, les feux urbains embrasaient les nébulosités du ciel. Kob marchait sur le trottoir d'en face. Il fourra la main à l'arrière de son pantalon et en sortit un demi-litre de vodka dérobée chez Kees. Son jean glissa au niveau des cuisses, il le remonta de la sénestre, tout en dégoupillant de la dextre la bouteille qu'il s'envoya au fond du gosier, le culot presque à la verticale, de sorte que le liquide dévalait par grandes lampées. Et quand il l'eut vidée à une ou deux gouttes près, et que son ventre en fut bien gonflé, il l'arracha furieusement de ses lèvres et se braqua vers l'immeuble des Köning. Ewen s'affola à la recherche d'une cachette, mais sans lui prêter la moindre attention, Kob rugit à pleins poumons, les yeux levés vers le sommet du bâtiment :

— Bande de petits cons de fils à papa ! 

Il donna un violent coup de pied dans un des vélos attachés aux bornes de stationnement. L'aluminium l'emporta sur son tibia. Il poussa un piaulement de douleur, tituba à cloche-pied, manqua de s'affaler et se confondit en rageuses imprécations. Puis, il reprit sa marche cahin-caha et s'arrêta devant le parking souterrain d'à-côté où il s'était garé.

Adossé au mur, il se laissa choir sur le bitume et sortit de sa poche son portable sur lequel il se mit à pianoter. Le halo bleu du rétroéclairage se réverbérait sur sa tête de déterré. Il était à bout, nerveusement, physiquement : l'alcool l'assommait, le petit étudiant avait achevé de le saouler, mais Ewen ne s'y trompait pas, c'était surtout le manque de sang qui le tuait.

L'héritier protégé des Van Bloed ne pouvait s'imaginer être consumé par la soif, comme il ne pouvait s'imaginer mourir de faim. Dans le clan, il y avait de la réserve en quantité, les dépôts jouissaient d'un approvisionnement permanent, et l'on disposait encore d'un stock secret pour les cas exceptionnels où l'on ne pourrait plus compter sur les premiers.

Trahir le clan relevait du suicide, même si le riche fils à papa pouvait comprendre ce qui avait motivé ce jeune délinquant, en rupture avec l'autorité. Les frères De Haas avaient migré d'un taudis à un autre pendant des années, Kob avait vu Jesse enchaîner les petits boulots pour pouvoir l'élever, en épongeant les dettes de la génération passée. À côté de ça, les Van Bloed vivaient dans un château, gagnaient des millions, et tout le monde les servait avec une indéfectible loyauté, Jesse le premier. Jamais il ne se plaignait, pire, il était fier de ramasser leurs merdes. La trahison de Kob, c'était d'abord une protestation contre cet état de fait, contre l'injustice, contre le clan, contre son frère, contre la société. Dans sa colère, il s'était laissé emporter : l'amertume et la jalousie l'avaient poussé bien au-delà de ce que la communauté pouvait lui pardonner. Il ne pouvait plus compter que sur les vagabonds pour se procurer le liquide vital. Et il allait les retrouver. C'était l'occasion ou jamais de les débusquer. Ou de se faire lamentablement attraper.

Après quelques minutes vautré par terre à consulter son téléphone d'un air dépité, Kob pénétra dans le souterrain pour récupérer sa Golf GTI au châssis rabaissé, qui faisait toute sa fierté, et dans laquelle il avait dilapidé tant ses économies que celles de son frère. Ewen regagna son coupé japonais. La Golf rouge de Kob passa devant son capot. Il mit sa ceinture et démarra en se promettant de faire demi-tour au moindre danger. Les chances de se faire repérer restaient limitées : Kob n'était déjà pas très futé, mais dans l'état où il était, avec plus de vodka que de sang dans les veines, il ne remarquerait jamais qu'on le filait.

La circulation était ordinairement fluide à cette heure tardive. Pourtant, sa densité augmentait à mesure qu'ils avançaient, qu'ils passaient d'un canal à l'autre, que les grands immeubles rapetissaient, que la chaussée se réduisait, et que l'éclairage urbain se renforçait.

Ewen apercevait au-dessus des toitures la pointe blanche du clocher d'une des plus anciennes églises de Rammestad. Kob remontait vers le centre historique. Si les vagabonds se terraient au cœur de la ville, ce ne pouvait être qu'à un endroit. La paume d'Ewen sur le levier de vitesse devint moite. Il décéléra aux abords d'une foule de piétons qui débordaient du trottoir. Sur la rive d'en face, les commerces étaient ouverts, la rue grouillante de monde, les terrasses bondées comme à midi. Un jour écarlate déchirait la nuit enfumée d'obscurité. Ses feux maculaient de pourpre les ombres passant à leur portée, épandaient des flaques huileuses et rouges sur les eaux goudronneuses du canal, inondaient d'une pluie de sang les corps féminins qui se tortillaient derrière des vitrines d'exposition.

Les guirlandes enflammées annonçaient l'entrée du quartier rouge, haut lieu de prostitution, de trafic et de commerce de stupéfiants logé dans le cœur de Rammestad comme un chancre impossible à purger. On y venait pour boire, se droguer, baiser et dealer. Toutes les classes sociales se côtoyaient, la débauche les réunissait, et les touristes complètement défoncés festoyaient en compagnie des barons du crime local qui pompaient leur blé. Les infractions, cependant, restaient casuelles, tous se disaient honnêtes, patrons et clients faisaient ami-ami avec les policiers, mais il ne fallait pas s'y tromper, il n'y avait pas de fumer sans feu et le coin était un grand brasier allumé par le soufre de la société. Plaque tournante de la circulation de produits illicites en Europe, on pouvait y trouver n'importe quelle came si l'on y mettait le prix. La police enquêtait sur des dizaines d'affaires dans le district et en avait un plus grand nombre encore, classées sans suite ou non élucidées. Ewen y passait toutes les semaines pour acheter de l'herbe à l'Alchemist, son coffee shop préféré, mais uniquement en journée. Leo l'y avait bien traîné quelquefois, le soir, pour aller danser à l'Euphorion, ce qui n'était plus arrivé depuis six mois. Merci, Tessa. Mais, de lui-même, Ewen évitait.

Deux points de lumière flamboyante percèrent devant lui la pollution abondante de gaz brûlés : la circulation était arrêtée. Deux véhicules plus loin, Kob s'impatientait : il tapait sur sa portière, tête dehors et invectivait les voitures devant lui. Las d'attendre, il entreprit de bifurquer dans une voie sur sa gauche, quoiqu'il fut déjà un peu trop avancé, ce qui força tous ceux derrière lui à reculer. Ewen se réavança, mordit un peu le trottoir et tourna à sa suite dans une ruelle peu fréquentée. Kob s'y garait. Il avait décidé de continuer à pied. Tout au bout, les immeubles se refermaient sur la chaussée. Pas d'issue par laquelle continuer autre que celle par laquelle il arrivait.

— Fais chier...

Clan VOù les histoires vivent. Découvrez maintenant