Voilà trois jours que j'ai apporté les miettes du coeurtex à la forgeuse, et pendant les deux qui viennent de s'écouler, le manque de bonne nouvelle de sa part n'a pas manqué de me poignarder le moral et l'énergie. J'évolue sur des montagnes russes qui refusent de redescendre et qui me privent d'adrénaline, d'excitation, de détermination, sans que je puisse me ressourcer aux côtés de papa.
Se motiver seule, c'est survivre seule, et j'avais peut-être mal jaugé la difficulté de la tâche.
Toutefois, je ne baisse pas les bras. Plus que jamais, toutes mes entreprises le visent lui, mais plus seulement pour le rendre fier ou lui faire honneur, mais pour le sauver. Car, plus les heures passent, plus son âme s'évapore, et plus l'absence de cœurtex fonctionnel l'infantilise. Sans mes vacances, je n'aurais jamais le temps de le forcer à avaler ses cachets, de le traîner dans la salle de bain ou sur son tapis de sport. Ma perte de poids à l'époque l'avait rendu admiratif, je crois, mais il ne s'était jamais tenu à un programme. Loin de moi l'idée de vouloir l'amaigrir — sans son ventre, voire ses poils qui montent jusque son cou, papa Ours n'est plus papa Ours —, je désire simplement le maintenir en bonne santé.
Garder en vie quelqu'un qui ne vit plus.
C'est dur.
Je ne peux plus m'amuser ou discuter avec lui des plaisirs de la vie, car il ne sait plus ce que c'est. Son regard inanimé n'autorise que des apostrophes monotones.
Au moins, il ne souffre plus. Je n'ai plus de raison de remettre cette peine d'amour sous les feux des projecteurs.
Il gît dans le canapé lorsque la station d'accueil s'active. Les rayons du boîtier analysent le sang présent dans mon cœurtex et me connectent à la base de données du Château de l'Art-Terre. Je me sers principalement de ce dispositif, installé à chaque porte d'entrée de Yer'nayin, pour les Missions, mais il fournit toutes sortes d'informations et documents importants.
Hier... j'avais appuyé sur ce bouton, « Déplorer une disparition », pour la première fois de ma vie. Incliner l'écran ne m'avait jamais paru aussi douloureux que lorsque j'ai dû remplir le formulaire pour avertir le Château que Laurane s'était enfuie après avoir brisé papa, et pour demander sa classification comme Absinthe.
Une douleur, et paradoxalement, un soulagement.
Sa fuite prouve que j'ai eu raison de la considérer comme tel depuis toutes ces années. Je l'avais sondée, avais reconnu le fond malsain que sa carapace enfumée cachait, et depuis la prise de parole des hologrammes ce matin, le monde suit mes pensées. Toutefois, son prénom sous les Missions de la station bloque l'air dans mes poumons.
« ABSINTHE — LAURANE M. »
Derrière cette initiale se trouve mon nom de famille... Bordel. Je dois ouvrir la fenêtre, si je ne veux pas finir asphyxiée ou écrasée par mes démons.
Au moins, elle le mérite.
Ce n'est plus ma mère. Ce n'est plus personne, hormis une Absinthe, une Sans-Cœur qui doit payer.
Sans hésiter, j'accepte la Mission qui sollicite toute aide permettant de la localiser. Pour la première fois, une raison personnelle motive mon choix, mais si je l'accomplis, si je la retrouve, que dirais-je, comment agirais-je ? Peut-être vaut-il mieux que cela n'arrive pas...
malgré la tentation de l'insulter et de la gifler.
Peu de gens s'inscrivent aux Missions qui demandent de chasser des Absinthes. La plupart des Aspirants ne sont pas fous comme moi, ils connaissent les risques, mais je n'ai pas le choix. Pour papa. Pour papy-papy.
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MAL DE COEUR 1: La Briseuse d'Or
Science Fiction« Certaines choses valent le coup de se faire briser le cœur. » À Yer'nayin, chaque habitant possède un « cœurtex », un objet aussi technologique que mystérieux, sans lequel il perd toute émotion et tout désir de vivre. Malheureusement, ces derniers...