Prologue.

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La peur, insidieuse, s'infiltrait par tous les pores de sa peau. Ses yeux s'écarquillèrent, sa lèvre inférieure se mit à trembloter imperceptiblement, son souffle se coupa, ses mains se crispèrent violemment sur la bandoulière de son sac, secouées de tremblements. Pourtant, elle resta immobile, figée devant le funeste tableau qu'offrait la Grande Salle vide. L'air semblait se brouiller autour d'elle, les chuchotements et cris ne lui parvenaient plus. Ses yeux ne pouvaient se détacher d'eux. Elle sentait de petites piques - grossier euphémisme - lui percer son visage, son cœur, chacun de ses organes un par un. Elle aurait voulu détourner le regard, mais elle ne pouvait pas, elle n'y parvenait pas, elle ne trouvait pas la force.

Cela n'aurait jamais dû arriver. Cela ne pouvait arriver. Et pourtant-et pourtant. Ils étaient là, devant elle. Alors, elle se rendit compte qu'elle le savait. Avant même de poser le regard sur eux, elle savait ce qu'il se passerait, que c'était destiné à arriver. Ce malaise s'était accentué au fur et à mesure de son avancée vers la Grande Salle. Puis, elle avait vu cette foule, gesticulante et bruyante, qui patientait. Elle le savait. Et pourtant, elle avait tout de même traversé cette foule massée devant les grandes portes entrouvertes. Puis la vérité - cette vérité qu'elle connaissait au final depuis que ses yeux s'étaient ouverts le matin-même dans son dortoir pour la ramener à la brusque réalité - s'était faite violemment dans son esprit. Mais elle ne voulait pas-elle ne pouvait pas l'admettre.

Elle ne hurla pas, ne pleura pas, ne se recroquevilla pas sur elle-même. Elle ne fit rien. Elle resta tout simplement debout, sans bouger, insensible à tout ce qui l'entourait. Des bras semblèrent l'envelopper, étreinte chaleureuse et réconfortante, mais elle ne le sentis pas, seul restait cette inconcevable brulure, glaciale et givrante, qui engourdissait son esprit. Et ses yeux restaient ostensiblement fixés sur les deux corps suspendus à ce lustre, ce lustre sous lequel elle mangeait au nombre de trois fois par jour, ce lustre sous lequel elle s'était assise lors de son premier repas ici, ce lustre sous lequel elle avait adoré ainsi que détesté la vie, ce lustre sous-et il s'agissait de ses parents qui étaient morts et pendus dans ce qui lui semblait être le lieu le plus protégé du monde, il s'agissait du sang de ses parents qui masculait le sol et-elle s'évanouit.


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Présentation

" Et voilà. Maintenant, le ressort est bandé. Cela n'a plus qu'à se dérouler tout seul. C'est cela qui est commode dans la tragédie. On donne le petit coup de pouce pour que cela démarre, rien, un regard pendant une seconde à une fille qui passe et lève les bras dans la rue, une envie d'honneur un beau matin, au réveil, comme de quelque chose qui se mange, une question de trop que l'on se pose un soir... C'est tout. Après, on n'a plus qu'à laisser faire. On est tranquille. Cela roule tout seul. C'est minutieux, bien huilé depuis toujours. La mort, la trahison, le désespoir sont là, tout prêts, et les éclats, et les orages, et les silences, tous les silences : le silence quand le bras du bourreau se lève à la fin, le silence au commencement quand les deux amants sont nus l'un en face de l'autre pour la première fois, sans oser bouger tout de suite, dans la chambre sombre, le silence quand les cris de la foule éclatent autour du vainqueur -et on dirait un film dont le son s'est enrayé, toutes ces bouches ouvertes dont il ne sort rien, toute cette clameur qui n'est qu'une image, et le vainqueur, déjà vaincu, seul au milieu de son silence...

C'est propre, la tragédie. C'est reposant, c'est sûr... Dans le drame, avec ces traîtres, avec ces méchants acharnés, cette innocence persécutée, ces vengeurs, ces terre-neuve, ces lueurs d'espoir, cela devient épouvantable de mourir, comme un accident. On aurait peut-être pu se sauver, le bon jeune homme aurait peut-être pu arriver à temps avec les gendarmes. Dans la tragédie, on est tranquille. D'abord, on est entre soi. On est tous innocents, en somme ! Ce n'est pas parce qu'il y en a un qui tue et l'autre qui est tué. C'est une question de distribution. Et puis, surtout, c'est reposant, la tragédie, parce qu'on sait qu'il n'y a plus d'espoir, le sale espoir ; qu'on est pris, qu'on est enfin pris comme un rat, avec tout le ciel sur son dos, et qu'on n'a plus qu'à crier, - pas à gémir, non, pas à se plaindre, - à gueuler à pleine voix ce qu'on avait à dire, qu'on n'avait jamais dit et qu'on ne savait peut-être même pas encore. Et pour rien : pour se le dire à soi, pour l'apprendre, soi. Dans le drame, on se débat parce qu'on espère en sortir. C'est ignoble, c'est utilitaire. Là, c'est gratuit. C'est pour les rois. Et il n'y a plus rien à tenter, enfin ! "

Jean Anouilh, Antigone.

Je peux, humblement, résumer Stay Awake en deux mots : tragédie et drame. Il s'agit, comme le dit si bien Jean Anouilh quelques lignes auparavant, un mélange du drame, empli de "Traîtres, avec ces méchants acharnés, cette innocence persécutée, ces vengeurs, ces terre-neuve, ces lueurs d'espoir" où "cela devient épouvantable de mourir, comme un accident" ; et de la tragédie, où "on est entre soi", où "on sait qu'il n'y a plus d'espoir, le sale espoir" et où "on a plus qu'à crier [...], à gueuler à pleine voix ce qu'on avait à dire, qu'on avait jamais qui et qu'on ne savait peut-être même pas encore".

Cependant, tragédie et drame ne signifient pas forcément théâtre. Cet écrit, mon écrit, il s'agit d'une fiction pure et dure écrite de toute mot, et qui ne vous épargnera aucune souffrance. Celle-ci est divisée en cinq actes, rappelant ceux d'une tragédie classique. Ces actes seront eux-mêmes divisés en parties, elles-mêmes divisées en chapitres.

Alors, oserez-vous me suivre jusqu'au bout, jusqu'au grand final ? Je vous y attends.

Stay Awake.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant