· 703 avant JC ·

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Les étés gaulois avaient toujours été les préférés d'Aziraphale. Une chaleur modérée, relativement peu de moustiques, de splendides couchers de soleil laissant ensuite le ciel libre pour les étoiles. Crowley avait l'habitude de lui montrer certains astres en lui disant leur nom et la manière dont ils avaient été créés. L'ange adorait l'écouter parler des étoiles. À vrai dire, il adorait quand le démon quittait sa façade nonchalante pour murmurer avec une voix douce en passant un bras autour de ses épaules. Ses monologues étaient parsemés de petits bisous, sur la joue, le front, dans le cou d'Aziraphale, partout où sa peau tendre se montrait, partout où il pouvait mettre son nez pour humer son odeur.

Pour fêter les cent ans de leur mariage, ils se marièrent de nouveau, et, le soir venu, ils s'entendirent dans l'herbe moelleuse d'une colline gauloise, côte à côte, les yeux levés sur l'infinité du ciel nocturne. Aziraphale posa la tête sur le torse de son mari, et Crowley se mit à caresser ses cheveux duveteux.

— Je crois que je t'aime, fit Aziraphale à mi-voix.

— Je crois que moi aussi, répondit Crowley avec un sourire dans la voix.

— Mince alors. Est-ce que les ennemis héréditaires sont censés tomber amoureux les uns des autres ?

— J'en doute.

— Mince alors, répéta Aziraphale.

Et il se mit à rire.

— Décidément, je suis incapable de faire la moindre chose correctement.

— Oh, mon ange, ne dis pas ça. Tu es le meilleur mari que j'aurais pu imaginer avoir. M'aimer, tu fais ça mieux que quiconque.

— Je ne suis pas supposé t'aimer, Crowley. Je devrais te haïr et te faire du mal, et contrecarrer tes plans... Mais c'est si facile de t'aimer. Tu es tellement tendre, quand tu le veux bien. Et quand tu me souris... Quand tu me souris, tout s'effondre.

— Oh, mon ange, mon ange, tu es fou de dire des choses pareilles. Je suis tout sauf facile à aimer. Et pourtant, après tous ces siècles, tu continues à me regarder avec tes yeux brillants. Tu es la personne la plus aimante que j'aie jamais rencontrée. Tu incarnes le Paradis à la perfection, Azi, tu n'es qu'amour envers absolument tout, même moi, un rebut de l'Enfer. Tu es l'ange le plus angélique du monde.

Aziraphale continuait à rire, et rire encore, le nez dans le vêtement sombre drapé sur Crowley. Celui-ci l'écarta doucement de lui pour le regarder dans les yeux.

— Qui t'a dit que tu ne faisais pas bien les choses ?

Une pointe de colère vibrait dans ses mots.

— C'est Gabriel ? Azi, est-ce que c'est Gabriel qui te dit des choses pareilles ?

Le rire d'Aziraphale se fondit en un sanglot.

— Oh, mon ange, mon amour, mon cœur...

Il se redressa et attira l'ange sur ses genoux pour mieux le serrer contre lui.

— Ne l'écoute pas, mon ange, n'écoute pas cette raclure qu'est Gabriel. Tout ce qui sort de sa bouche n'est que haine et mensonge. Ne l'écoute pas, ne l'écoute jamais, il ne mérite que de Chuter et se retrouver en Enfer parmi ses semblables, les gens qui crachent leur venin sur les autres.

— Ne dis pas ça, chuchota Aziraphale.

— Si, je le dis, je l'affirme haut et fort, la place de Gabriel est en bas, avec les enflures de son espèce, c'est là qu'il est censé être. Il n'a rien à faire au Paradis, les anges sont censés prendre soin les uns des autres et répandre l'amour et le bonheur. Parmi eux tu es censé te sentir bien, Azi, bien.

Mais je t'aime, gémit l'ange, je t'aime et je devrais pas, tu es un démon, même si tu es gentil tu es un démon, on devrait être ennemis, ennemis héréditaires, rien d'autre, je ne suis pas censé être dans tes bras comme ça.

Alors, Aziraphale se leva brusquement, repoussa Crowley, et se mit à courir, courir, le plus vite possible, pour disparaître, loin, loin, rapidement. Sans qu'il en soit pleinement conscient, ses ailes se déployèrent en déchirant son habit, et l'emportèrent au loin. Crowley vit son petit point clair rapetisser à une vitesse alarmante, puis se fondre sur la toile piquetée d'étoiles.

— AZIRAPHALE ! hurla le démon.

On entendit son cri à des kilomètres à la ronde, il réveilla les enfants, fit sursauter les adultes, des oiseaux s'envolèrent en panique.

— Du calme, Crowley, se chuchota-t-il. Tout va bien ssssse passssser.

Son sifflement de serpent rejaillissait lorsqu'il était en proie à une forte émotion. Il se força à respirer lentement, puis à se rassoir, fermer les yeux. Il devrait pouvoir sentir l'aura de son ange à la lisière de sa conscience, sa présence rassurante en lui, qu'il percevait en permanence. Il y était si habitué qu'il n'y faisait plus que partiellement attention.

Mais cette fois, un vide s'était creusé en lui. Il n'y avait rien du côté où était d'habitude la présence d'Aziraphale. Cela pouvait signifier trois choses :

- Première solution, l'ange avait volontairement coupé le contact avec Crowley, rompant leur connexion, se dissimulant de son propre chef à son esprit ; le démon préférait ne pas envisager cette hypothèse.

- Deuxième probabilité, il s'était rendu dans un lieu sacré, où la foi brouillait les radars démoniaques de Crowley ; c'était une possibilité plutôt rassurante car personne ne viendrait faire de mal à Aziraphale dans un endroit religieux.

- Troisième et dernière proposition, Aziraphale s'était rendu au Paradis. C'était probablement l'hypothèse qui inquiétait le plus Crowley. Là-haut, rien ne faisait de bien à son ange. Ils étaient tous mesquins et retors, encore moins bien intentionnés que les démons eux-mêmes.

— Du calme, Azi va bien, se répétait Crowley, encore et encore, comme un mantra auquel il ne croyait même pas.

Les mots étaient presque dépourvus de leur sens ainsi incessamment martelés, ducalmazivabien, ducalmazivabien, en boucle, résonnant dans l'esprit de Crowley. Les lettres elles-mêmes se mélangèrent et bientôt le démon n'eut plus en tête qu'un sombre amas de consonnes sans queue ni tête.

S'il Vous plaît, faites en sorte qu'il aille bien. C'est tout ce qui importe.

Crowley priait rarement. Il trouvait cela assez absurde, en tant que créature divine, de demander quoi que ce soit à ce qu'on pouvait désigner comme sa supérieure. En fait, il ne priait que pour le bien d'Aziraphale, quand il ne pouvait pas lui-même veiller sur l'ange. Dans ces moments-là, Dieu arrêtait tout ce qu'Elle était en train de faire, et Elle penchait Sa présence céleste sur le point du globe où se trouvait le démon, pour l'écouter de toutes Ses oreilles tendues. Elle aimait beaucoup ces instants doux-amers où Crowley fermait les yeux et ne se concentrait que sur sa prière.

Après avoir recueilli ses mots, Dieu déplia Sa longue silhouette vaporeuse recroquevillée autour de la Terre et alla regarder du côté de Mars, où un minuscule point tartan tremblait, seul.

Il était là. Il pleurait.

Aziraphale, dit Dieu. Pour être exact, Dieu ne parlait pas. Sa voix résonnait plutôt dans les esprits des personnes concernées par un processus bien trop long à expliquer pour que je puisse m'étendre sur le sujet ici.

— Dieu ? interrogea l'ange en levant immédiatement la tête. Oh, misère, il ne faut pas que vous me voyiez ainsi, Gabriel pourrait l'apprendre...

Quelqu'un t'attend sur Terre, Aziraphale.

Crowley... Mais je ne peux pas revenir, pas après ce que je lui ai fait. Il ne me pardonnera jamais, rancunier comme il est.

Dieu ne répondit pas. Son rôle était terminé. Elle n'avait pas besoin de dire un mot de plus pour pousser Aziraphale à déployer ses ailes qu'il avait repliées autour de lui, et s'envoler, filer à toute vitesse à travers l'espace-temps, pour retourner auprès de son mari, son démon, son amour.

Les mille et un mariages d'Aziraphale et CrowleyOù les histoires vivent. Découvrez maintenant