Ce fut Jotka qui me tira de ma rêverie douloureuse. Son petit aboiement me ramena doucement sur terre, à ma nouvelle vie, rythmée par une routine bien rodée et rassurante.
Je me relevais et me dirigeai vers le hall d'accueil, pris l'agenda et l'ouvris à la page du jour. Aujourd'hui, j'emmenais en balade un couple français qui avait réservé toute la journée. Parfait, plus les sorties étaient longues, plus elles étaient plaisantes.
Je passai rapidement en cuisine afin de m'assurer que le repas à emporter serait prêt à temps, Puis avala rapidement un petit déjeuner protéiné avant de grimper dans la salle de bain commune. Par chance, elle était vide, et je pu m'installer tranquillement, profitant de ce moment de détente pour réveiller mon corps, et chasser de mon esprit les mauvais souvenirs qui me hantaient encore. Tous ces bruits qui me tourmentent, le claquement sec de coups de feu, la glace qui craque, les gémissements... ses sons résonnaient dans ma tête, bien plus vibrants que de simples souvenirs. Il me semblait les entendre encore trop souvent, se confondant avec la crépitation d'une branche qui casse, ou le claquement du tonnerre. Ils étaient là, autour de moi, tels des fantômes aux aguets, cherchant la moindre occasion de me rappeler mon passé, de rouvrir la plaie encore écarlate.
Je me concentrai sur la sensation de l'eau sur mon visage, puis mes épaules. Je cherchai à distinguer chacune des gouttes qui perlaient sur mon corps, traçant rapidement des sillons sur mon ventre, me chatouillant les cuisses. J'étais là, vivante, et il fallait que je me focalise sur le moment présent, et la chance que j'avais eu de me retrouver ici.
- Hurry up, you're not the only one who needs to use the bathroom !
Les cris d'Erlend me firent sursauter. J'avais déjà bien profité, et fermai les robinets à la hâte. Je m'habillai rapidement, jetai un petit coup dans le miroir –pas vraiment besoin de maquillage ici, une bonne crème hydrante additionnée de crème solaire feraient l'affaire– et je déverrouillai la porte.
- French girls...bougonna-t-il.
Mais je lui adressai mon plus franc sourire. Je savais qu'il m'aimait bien, au fond.
Je passai une dernière fois dans ma chambre avant de descendre préparer l'expédition d'aujourd'hui. Mon traineau et mes chiens prêts –évidemment Jotka était de la partie– je me dirigeai de nouveau vers le hall d'accueil. Toujours la même routine.
Elin m'informa que le couple que j'accompagnais était arrivé avec un peu d'avance, elle les avait dirigés vers le vestiaire, puis près de l'enclos des chiens. On allait pouvoir partir tôt, c'était parfait.
Quelques minutes plus tard, j'aperçus effectivement deux silhouettes penchées au-dessus de la barrière de l'enclos. Mon cerveau commença à vibrer lorsque je cru reconnaitre l'homme. C'était impossible, encore une illusion comme j'en avais eu des centaines. Je pris mon courage et m'avançai franchement sur quelques mètres avant de me stopper net.
Cette fois-ci, je n'avais plus de doute. Il souriait à l'inconnue à côté de lui, parfaitement détendu. Il avait l'air heureux. Tant mieux pour lui, pensai-je. Je luttai contre l'envie de tourner les talons, et m'avançai encore d'un pas. Hashtag, le chien que la fille était en train de caresser, me reconnut et jappa dans ma direction.
L'homme tourna la tête et se raidit instantanément lorsque ses yeux marron tombèrent sur moi. Il murmura mon prénom, mais ne fit aucun geste. L'inconnue resta en retrait, comme si elle savait que le moment allait être difficile.
Voyant que je ne tirerai rien de mes interlocuteurs, je me raclai la gorge pour me donner du courage et ouvris l'enclos.
- Bonjour, c'est par ici, suivez-moi.
La femme lança un regard hésitant à la silhouette familière qui me suivait du regard, stupéfait. Il finit par me suivre, hagard.
- Voici l'enclos des chiens. Ce matin, vous allez les chercher, les harnacher, puis je vous montrerai comment vous servir d'un traineau. Comment freiner en fait, les chiens font le reste tous seuls, assurai-je, la voix puis dure qu'à mon habitude. Vous prendrez un traineau chacun, ou vous préférez monter sur le même ?
Je n'obtins pas de réponse immédiate.
- Je vous conseille un chacun.
Il hocha la tête d'un petit coup peu assuré. Je jaugeai rapidement les poids afin de leur attribuer quatre chiens chacun, puis sortis un stylo et deux feuilles cartonnées de ma poche. Après avoir griffonné les noms des chiens qui allaient les accompagner, je leur tendis le carton.
- Voici les chiens que vous allez préparer, les noms sont inscrits sur leur niches. Les harnais sont là-bas, ajoutai-je en indiquant du doigt un petit cabanon au fond de l'enclos. Il existe trois tailles, S, M et L. J'ai inscrit la taille nécessaire derrière le nom de chaque chien. Les S sont jaunes, les M sont rouges et les L sont bleus. Venez avec moi, je vais vous montrer comment installer vos chiens.
Je partis sans même vérifier qu'ils me suivaient, et commençai la démonstration. La tension était palpable, mais je m'efforçais de l'ignorer.
- Charlotte... m'interrompit l'homme. Je pense qu'il faudrait qu'on parle.
- Pas ici Sam.
Il baissa les yeux, me laissant terminer mon pitch.
Je les aidais à installer leur traineau, surtout sa copine qui semblait perdu et se confondait en excuse chaque fois que je passais derrière elle, je donnais mes dernières instructions quant à la manipulation du traineau, puis nous partîmes sur les chemins enneigés, slalomant entre les arbres.
La sensation du vent sur mon visage me détendit en quelques secondes, et je profitais du moment, me délectant du paysage, du bonheur de mes chiens et du soleil qui s'élevait dans le ciel. De temps à autre, je me retournai pour vérifier que mes deux compagnons du jour s'en sortaient bien, et je leur donnais quelques indications çà et là pour faciliter le trajet.
Nous deux pauses, l'une pour leur expliquer comment montrer une pente un peu raide sans blesser les chiens (il s'avéra que Sam n'était pas un grand sportif, et le voir essayer de garder le rythme des chiens en courant dans la neige était assez comique), et l'autre pour récupérer les bonnet perdu de son accompagnatrice.
Passé midi, nous atteignions une plaine, au milieu de laquelle trônait un petit bosquet. Je les fis s'arrêter et sortir les peaux de rennes de mon traineau, pendant que je m'attelais à allumer un feu. Le chef nous avait préparé une soupe, des sandwichs à toaster, et un brownie pour le dessert. Un repas de fête en montagne.
Lorsque chacun eu installé son petit coin pour s'asseoir, nous nous posâmes, attendant que le feu ne réchauffe la mixture.
- Je te présente Alice, que tu ne connais pas. Elle m'a beaucoup aidé ses derniers mois.
Je lui adressai un signe de tête.
- J'ai mis du temps à te retrouver, ajouta-t-il.
- Ça n'était pas la peine de te donner tout ce mal.
Il baissa la tête un instant, mais ne se démonta pas.
- Tu as l'air heureuse ici.
- Oui.
Presque. En tout cas je me persuadais que je l'étais. Je guérissais petit à petit.
- Tu penses rentrer quand ?
Je levai un sourcil méprisant en guise de réponse. Je profitai du silence pour servir la soupe.
- Dis quelque chose au moins, relança-t-il.
- Qu'est-ce que tu veux que je te dise ?
- Je ne sais pas moi, comment tu vas ? Tu as fait quoi ces derniers temps ? Tu as disparu du jour au lendemain, on était inquiet ! J'étais inquiet...
Je me pinçai les lèvres pour ne pas craquer.
- Il a passé des jours à te chercher, il fait tout ce voyage juste pour te voir, tu pourrais quand même lui répondre, osa Alice.
Elle avait été tellement discrète, jusque-ici, que j'en avais oublié sa présence. Il posa une main sur son genou comme pour lui intimer de se taire. Il sentait bien la rage monter en moi, et craignait sûrement que je n'explose, ce que je n'allais pas tarder à faire.
- Ce qu'Alice veut dire... commença-t-il avant que je ne l'interrompe.
- Et Alice, tu lui as dit ce que t'as fait ? Tu lui as dit que tu es responsable de la mort d'un homme ? Tu lui as dit que t'as enchaîné les conneries jusqu'à me le prendre ?
Il se tut, soufflé par ma réponse. Elle, ouvrit la bouche mais aucun son n'en sortit.
Je profitai de ce moment de silence pour sortir une petite poêle carrée sur laquelle je déposai deux sandwichs. Je n'avais tout simplement pas envie de lui parler, le voir ici me faisait déjà assez de mal.
Il avait fait remonter à la surface tellement de souvenirs que j'essayais de garder enfouis. Toutes ses soirées à trainer avec la bande, les fou-rire, les petites engueulades sans suite... Je revoyais les regards complice des deux frères, lui toujours son whisky à la main, ses grognements, son sourire. Tout se mélangeait dans ma tête dans un bourdonnement intense et douloureux.
Je m'aperçus trop tard que les sandwichs avaient un peu trop chauffé. Je les leur tendis en m'excusant à demi-voix, puis déposai le mien encore froid sur la fonte.
- Je suis désolée Charlotte, murmura Sam. Je n'ai jamais voulu ça, c'était comme mon frère. Si seulement je pouvais tout recommencer...
Il laissa sa phrase en suspens. Il avait des regrets, et alors ? C'était à lui de payer pour ses erreurs, pas à Hakim. Des regrets... pas si amers que ça. Il avait mis peu de temps à tourner la page après tout. Nouvelle copine, voyage en amoureux, la totale. Non, ce qu'il avait était impardonnable. Il était impardonnable.
Il inspira longuement, hésitant.
- Il n'aurait pas voulu que tu te retrouves seule. Les gars non plus d'ailleurs, ils se posent beaucoup de questions à ton sujet.
- Comme tu le vois, tout va bien.
Il se pinça les lèvres un instant avant de reprendre :
- Oui, on dirait. Mais entre toi et moi, on dirait plus un homme de Cro-Magnon qu'une jeune femme épanouie.
Je le fusillai allègrement du regard. Certes, je ne passais plus de temps à m'apprêter, et oui, mes vêtements étaient plus confortables qu'esthétiques, mais il n'avait pas le droit de me juger.
- Les talons hauts et mini-jupes ne sont vraiment la norme ici.
- C'est pas ce que je dis. Tes vêtements, c'est quelque chose, mais ton visage, la façon dont tu parles...
Je ne réagis pas, mordant dans mon sandwich.
- Tu es froide.
- Ça, c'est parce que je n'ai pas envie de te voir.
Ses yeux se ternirent instantanément.
- Sam, je pense qu'on ferait mieux de se remettre en chemin et de profiter de la balade. Nous ne restons ici que quelques jours après tout, intervint Alice avant de se tourner vers moi. Nous sommes à l'hôtel Sorrisniva.
J'engloutis la fin de mon sandwich rapidement. Elle avait raison, il valait mieux ne pas trainer. Nous rangeâmes le coin en silence, je m'assurai rapidement que les chiens étaient bien attachés, et nous repartîmes.