Chapitre 2 - La Cage des Eléphants

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Les yeux flambants de la monstruosité étouffaient les rires étudiants et la fierté marine. Les flammes plongeaient les alentours dans l'ombre si bien qu'au bout du quai, on ne voyait que ça. Elles rugissaient, regardant de haut tous ceux qui cherchaient à s'aventurer en son sein. Son crâne ressemblait à du roc nu duquel s'envolaient deux oreilles comme des ailes de papillon. Un serpent s'échappait du centre de sa tête, ondulant entre deux épées courbées, aux bouts noircis et effrités.
— Là où les choses se passent à Tourtan, dit Béatrice. On peut y rencontrer toute la ville. À la fois, elle semble inatteignable. Sa voix s'éteignit.
Assian, certainement pour la première fois de sa vie, se tut. Il regardait la tête de la bête qui surplombait la lourde porte d'entrée de ses yeux incandescents. Des ombres défilaient de tous ses côtés, mais il ne pouvait se mouvoir. La monstruosité l'avait paralysé. Seulement lorsque Béatrice lui tira le bras, put-il retrouver ses esprits. Elle ouvrit la porte de la devanture, d'où s'échappaient lumières, cris et rires.
— Bienvenue à la Cage des Éléphants, Assian, lui dit-elle.
L'adresse, elle l'avait reconnue. On ne peut se considérer tourtignon et ignorer la taverne favorite des locaux ; la Cage des Éléphants. Béatrice y avait occupé les bancs davantage que ceux de l'école. Amis comme clients, elle y conviait sans retenue. Elle voyait sa réussite dans son réseau, dans ses relations. Elle les entretenait comme un jardinier et sa pelouse.
Si l'endroit lui paraissait grossier, loin des éclatants restaurants du haut des pentes de Tourtan, c'est ici qu'on trouvait le meilleur gratin Tourtignon : individus et plat. Elle n'en avait alors jamais serré une seule main. À peine arrivés, qu'ils disparaissaient dans les couloirs parallèles. Ceux réservés aux Intouchables. Elle se contentait jusqu'alors du commun des mortels, et de leurs problèmes communs à résoudre.
— Surtout, on ne doit pas se perdre de vue, dit-elle à la sourde oreille d'Assian.

L'endroit l'effrayait et l'excitait. Des femmes et des hommes à ne pas pouvoir les compter s'empilaient. Ils portaient à leurs lèvres des verres qui leur rougissaient les joues. Il vit des feuillages couronner la foule, sur des branches qui s'écrasaient contre le plafond. Il courra vers les grandes feuilles desséchées. Il se faufila entre les corps puants et passa au travers des douches amères. Sa course s'acheva contre une rambarde. De là, il vit les branches de l'arbre qui s'engouffrait cinq étages plus bas.
— Qu'est-ce que tu n'as pas compris dans « ne pas se perdre de vue » ?
— Excuse-moi, Béa, c'est juste que...
— Je sais, elle s'appuya contre la rambarde, ça fait tout drôle la première fois. Le regard d'Assian plongeait vers le sous-sol. C'est là que nous allons, dit-elle. J'ai le sentiment que moi aussi, je vais être surprise. Pour tout te dire, ce n'est pas la première fois la meilleure. À la Cage des Éléphants, je veux dire. On y découvre quelque chose à chaque fois !
Il absorbait tout. Les paroles de Béa, le fracas des rires contre les murs, le bâtiment plongeant vers le cœur de la terre d'où naissait un certain vertige, les effluves de corps et les parfums de bière et de vin, la viscosité de la sève qui imprégnait l'atmosphère. Elle le regardait, abruti contre la barrière. Il lui rappelait sa propre personne, à un âge différent, mais à une maturité similaire.
— Charlie m'a parlé de cet endroit, dit-il sans décrocher les étages abyssaux des yeux. Elle veut toujours m'y emmener. Mais moi quand j'suis avec elle, je préfère qu'on soit seuls. J'savais pas que ça pouvait exister.
— Quoi dont ?
— Un monde dans un monde. On devrait pouvoir trouver plein de contrats ici, non ?
— C'est ici que la plupart de nos contrats ont été discutés, négociés et célébrés. C'est un endroit formidable pour les Simplifieurs. Derrière son apparence de capharnaüm, la Cage est un véritable empire où règne un seul empereur ; D'Cap. Suis-moi, tu vas voir.

Au bar régnait un homme aux cheveux blonds peignés en arrière et une barbe assortie. Il avait un gilet brun au-dessus d'une chemise blanche boutonnée jusqu'au col, fermé par un élégant nœud de papillon écarlate. Il avait retroussé ses marches le long de ses bras, aussi larges que les branches de l'arbre, pour servir des verres à une vitesse ahurissante. Béatrice s'approcha du bar et posa son pied gauche sur la barre métallique qui le longeait en bas. Assian l'imita, ça en jetait. Il avait l'impression de dominer le monde avec elle. L'homme qui servait la vit du coin de l'œil et leva l'index. Elle hocha. Assian hocha.
— Dégage, petit.
— Un problème, messieurs, dame ? dit le serveur. Il se tenait à leur niveau, son visage dans l'ombre avec des yeux luisants comme des lucioles.
Le brigand regarda Béatrice longtemps puis déguerpit.
Plus de problème, D'Cap, dit Béatrice.
— Bien, j'ai cru que j'allais sortir Monsieur Bulldog.
— C'est qui M'sieur Bulldog ? demanda Assian.
D'Cap servit une bière et la tourna dans une chope avant d'en engloutir la moitié. Il poussa les deux vers Assian et Béatrice. chercha ensuite avec sa main sous le bar, sans jamais perdre Assian du regard.
— Ah, le voilà, dit-il.
Il enfila un poing en bois avec des phalanges en métal. Une dent avec un reste de gencive, en tout cas ça y ressemblait, avait sédimenté autour d'une phalange comme une huître.
— C'est une histoire pour une autre fois, j'sens les gens s'impatienter. Qu'est-ce que j'vous sers ?
— Trois bières, demanda Béatrice.
— Pourquoi tu prends trois bières, Béa ?
— Une intuition.
— Avec plaisir, dit D'Cap. Il tira les trois en même temps et les fit glisser sur le bar. Ça en jetait, pensa Assian. Elle fit sauter une pièce avec son pouce, qui s'envola gracieusement en l'air. D'Cap l'attrapa sans la regarder. Il en jetait vraiment. Assian en tremblait presque.

Ils se tournèrent vers la foule, qui s'agglutinait aux rambardes des balcons centraux. Ils glissèrent entre les marins aux cheveux gras et parfums iodés, et les étudiants pendus à leurs histoires. Si les mers étaient aussi tumultueuses que leurs bières au supplice de leurs gestes expansifs, ils avaient effectivement navigué sur des vagues terribles. Ils descendirent à l'étage dessous.
Niveau des marins. Les pêcheurs faisaient la queue le long des nombreux étals des célèbres bateaux de pêche des Ancres Noires qui leur garantissaient un repas tous les jours et se vantaient d'un taux de survie des matelots élevé. Les audacieux et le reste suivaient les capitaines indépendants qui pêchaient en haute mer, promettant plus de profits mais au taux de survie variable. Elle avait fait affaire avec la plupart des capitaines. Elle les salua avec un hochement avant de se diriger directement vers l'étage du dessous.
Le Quartier des Charmes. Le dur labeur des marins les y menait. Éméchés, et tout l'argent de leur poche droite dépensé en bières, ils dépensaient celui de la poche gauche pour les filles, les garçons, les deux, et... créations d'Ardana. Elle s'asseyait au fond, comptant ses sacs de pièces rassasiés et effrayait les clients de ses yeux plâtrés sous le maquillage, illuminés par le bout de sa cigarette. Quand les sacs étaient pleins, elle les mettait dans un coffre abrité entre ses chevilles. Elle saisissait ensuite un autre coffre sous son banc et le traîna entre ses chevilles et le remplit des nouveaux sacs.
Au Bal des Enchères, le troisième sous-niveau, les enchérisseurs recherchaient les trésors les plus brillants auprès de leurs camarades matelots qui avaient trouvé les dits trésors les plus brillants. Bijoux, perles, tout et n'importe quoi. Les pièces y changeaient de mains très facilement. D'Cap en prenait une commission d'un cinquième. Vous pouviez essayer de conclure un marché en douce à vos risques et périls. Si le Guetteur, l'homme masqué qui surveillait les échanges, vous voyait essayer d'échapper aux frais, vous étiez mis à la porte non sans violence et on disposait de votre stock et de vos pièces, qui tombaient dans les poches de D'Cap.
La plupart des profits lui revenaient déjà de toute façon, car les vendeurs dépensaient les cinquièmes restants de leur argent frais au bar ou aux autres niveaux. Nulle part ailleurs l'argent ne voyageait aussi librement pour finir dans la même poche. Béatrice admirait D'Cap et son empire pécuniaire dont il était le seul régent.
Au niveau inférieur, les Fils de la Mer jouaient les mêmes chansons que tous les soirs sur la scène devant une foule en transe. Béa s'arrêta à l'avant-dernière marche. Elle regardait le sol, comme si elle voyait à travers ses planches craquantes. Il y avait un étage encore en dessous. Le seul où elle n'avait jamais fait affaire ; son socle de verre. Elle était certaine que le gratin l'y attendait.
— Hé, comment qu'on va trouver Le Menhir, Béa ? II grimpa sur les marches pour regarder au-dessus de la foule.
— Je n'en sais rien, les instructions de Monsieur Dufer s'arrêtent ici.
— Et c'est quoi au fait, un menhir ? demanda-t-il en scannant la pièce du regard.
— Un énorme rocher taillé à la verticale, je dirais. Qui tient debout grâce à une base large et haut grâce à un pic pointu comme...
— Comme le crâne du m'sieur au fond là-bas ?
— On va voir. Bien vu apprenti Patte de Velours ! lui dit-elle en ébouriffant ses cheveux.
Il sourit en replaçant son chapeau. Enfin, se rendait-il utile sur le terrain et elle, parmi toutes les autorités auxquelles il avait été soumis, reconnaissait sa valeur. Rien ce soir ne pourrait le rendre plus heureux. Ils traversèrent la foule avec les bras tendus au-dessus de leurs têtes, préservant la Triple dans son contenu. Ils se faufilèrent jusqu'à l'autre côté, où le crâne pointu annotait un cahier sur une table haute. Sa chope était vide.

— Êtes-vous Le Menhir ? demanda Béatrice.
Il inclina sa tête pour l'observer au-dessus de ses lunettes qui logeaient au bout de son nez. Il claqua son cahier et lui fit signe de s'approcher. Elle tendit la carte, qu'il refusa de l'index. Elle tendit la pinte la plus remplie et il hocha. Il la descendit sans un mot, sans une pause, pas même pour respirer. La bière perlait le long de son cou. Il abattit la chope sur la table. Il lui fit signe de s'asseoir. Béatrice s'installa sur un des tabourets alors qu'Assian, jusqu'alors dissimulé par la table, escalada sur le sien. L'homme regarda Béatrice en hochant vers Assian.
—C'est mon assistant, lui dit-elle.
Il leva un sourcil, le fixant pendant un long moment, puis hocha. À chaque hochement, son crâne pointu sortit de l'ombre sous la bougie suspendue qui révélait sa peau graineuse. La table haute semblait n'être qu'une table normale pour son corps massif, dont les courbes de muscles mettaient ses boutons de chemise au défi. Il se courbait au-dessus de la table, sûrement pour ne pas percer le plafond. Il tendit la main. Les Simplifieurs se regardèrent. Il fit signe des doigts, d'un air frustré. Béatrice lui tendit la carte. Il la porta à la lumière de la bougie, puis la fit glisser sur la table, juste devant les mains de Béatrice. Assian décida qu'il apprendrait à faire glisser les cartes aussi, ça en jetait. Il hocha et descendit péniblement de son tabouret, en leur faisant signe de le suivre. Il ouvrit une porte dissimulée dans les planches du mur sans les regarder. Derrière, un couloir sombre s'engouffrait dans la terre. Béatrice le remercia en lui tendant les pintes restantes. Il hocha en les posant sur la table.
— Merci, m'sieur ! Vous savez, c'est moi qui vous ai trouvé avec votre grosse tête pointue. J'suis pas vieux comme Béatrice, mais j'sais déjà bien me débrouiller !
Le Menhir grogna. Il donna une torche à Béatrice et un taquet à Assian, puis ferma la porte derrière eux. Béatrice lui donna un taquet aussi.

— Béatrice et Assian, je suppose ? demanda une jeune femme souriante au bout du couloir. Elle portait une veste et une jupe qui brillaient comme la lune dans une nuit sans nuage. Ses dents, parfaitement alignées, brillaient d'autant plus. Elle semblait sourire avec tout son visage, cachant ainsi ses yeux sous les pliures de ses joues réfléchissantes.
— Nous-même, dit Béatrice.
— Parfait, dit la jeune femme. Monsieur Dufer m'a prévenue de votre arrivée. Il m'a dit que vous n'aurez certainement pas le bon accoutrement. Je vois qu'il n'avait pas tort.
— Savait-il pour Assian ? se demanda-t-elle. Y a-t-il un problème sur notre tenue ? J'ai mis ma plus belle robe et Assian a mis un costume. D'ailleurs, où as-tu trouvé un costume ?
— J'l'ai emprunté.
— Vos tenues sont très belles, dit la jeune femme. Seulement, elles ne respectent pas le code. Suivez-moi.
Elle ferma la porte du couloir, taisant les derniers cris et rires de la Cage. La pièce, entièrement en béton ciré, les coupait du reste du monde. Assian y entendit son cœur battre et son sang couler. Les pas de la jeune femme détonnaient alors qu'elle se rendit à un comptoir en bois clair. Elle y attrapa deux tenues, sensiblement de la même taille que les leurs.

— Voilà pour vous ! Je vous laisse vous changer derrière le comptoir. Promis, je ne regarde pas ! dit-elle avec un large sourire.
La jeune femme invita Assian contre le mur, et ils se tournèrent contre pour laisser Béatrice se changer. Il l'entendit défaire le ruban qui ceinturait sa taille. Il commença à tourner la tête.
— Pas la Big Boss, pensa-t-il, j'peux pas lui faire ça.
Il chercha le regard de la jeune femme pour se rassurer auprès d'un comportement adulte qui calmerait ces ardeurs et dompterait ses désirs. Mais la jeune femme regardait Béatrice et s'en mordait la lèvre inférieure comme un chien devant un os. Il lui donna un coup de pied dans le tibia, auquel elle lui répondit d'un fusillement du regard. Elle se tourna finalement contre le mur. Il avait sauvé Béatrice.
Il attendait le signal de Béatrice pour se retourner. Il ne se retournerait pas tout de suite pour qu'elle pense qu'il n'avait jamais été tenté. La robe embrassait sa silhouette sans la fausser. Elle était blanc pur, comme les habits de la jeune femme qui, elle, ne lui paraissait plus pure du tout.
— Comment Monsieur Dufer a-t-il su pour ma taille ? Cette robe me va à merveille, comme si elle était faite sur mesure.
— Monsieur Dufer a l'œil, vous savez.
— Je vois.
Elle jeta un regard douteux à la jeune femme qui ne lui renda qu'un large sourire accompagné d'un ricanement.
— Elle doit avoir des courbatures aux joues, pensa Assian.
— Mets ton costume, lui dit Béatrice en rangeant son autre tenue sur le cintre.
Les deux femmes se retournèrent contre le mur, la jeune femme se serrant contre Béatrice. Elle se tourna vers Assian en portant son index devant ses lèvres comme pour jurer de préserver leur secret et lui fit un clin d'œil. Puis elle se retourna face au mur et ne le regarda pas une seule fois.

Il enfila le linge parfait. Il passa les doigts sur sa veste qui lui révélèrent le relief de chaque fil. Béatrice noua son nœud papillon.. Elle lui retira son chapeau et, avec un peigne de son sac, ordonna ses mèches sauvages qu'elle noua aussi.
Elle remercia la jeune femme qui ouvra une porte d'où s'échappèrent des notes de violon et de piano. Derrière, autour de grandes tables rondes nappées de soie qui brillaient comme de la poussière d'étoiles, des hommes et des femmes qui se ressemblaient tous discutaient et riaient avec un certain contrôle.
— Y'a pas d'gratin, marmonna Assian.
ll ne vit que des personnes qui lui semblaient âgées, mais pas trop. Les hommes avaient tous peigné leurs cheveux et les avaient plaqués en arrière, espérant dissimuler leur crâne nu. Les femmes préféraient des coiffures élaborées comme des pièces montées qui libéraient leur nuque. Leurs dentitions parfaites réfléchissaient leurs tenues, toutes d'un blanc parfait comme la jeune femme leur avait offert.
Seules les racines de l'arbre, qui s'enroulaient autour des bras du chandelier, contrastaient avec la blancheur de la pièce. Assian sentait le regard des Intouchables peser sur ses épaules. Il rangea ses mains dans ses poches, et glissa contre le mur paré de cuir blanc. Il espérait rejoindre une des colonnes qui portaient le plafond et se dissimuler derrière. Béatrice attrapa son bras et le tira vers elle. Ils parcoururent la salle en silence. Son regard défilait sur les tables.
Il serra la main de Béatrice.
— Tout va bien, se convainc-t-il.
Sa présence le rassurait. Son regard immuable ne laissait transparaître aucune peur ni émotion. Elle ne voyait qu'une chose. Ce moment qu'elle avait tant attendu, celui d'être à la table des Intouchables.
— C'est notre moment, elle lui chuchota.

— Bienvenue ! dit une voix familière.
Assian vit Monsieur Dufer se lever et les accueillir avec ses bras grands ouverts. Il enlaça Béatrice comme s'ils avaient grandi ensemble. À Assian, il lui réserva une poigne ferme et assurée. Il ne l'avait pas reconnu. Dufer avait un costume blanc et ses cheveux étaient plaqués à l'arrière comme le reste de la salle. Il ne voyait en fait que des M'sieur Dufer dans la pièce.
— J'avais un doute qu'Assian trouverait son chemin jusqu'ici, dit Dufer. J'ai fait préparer une tenue juste au cas où ! J'ai bien fait. L'endroit surprend pour la première fois, mais après, vous ne mangerez plus qu'ici. On y boit du fort bon vin, on y mange de la nourriture délicieuse, et que dire des personnes qui se trouvent autour de la table ? Les rencontres sont précieuses ici. Il se rassit en faisant signe aux deux de prendre place sur les deux chaises vides. En parlant de rencontre, dit-il, j'aimerais vous présenter Monsieur Cèphe assis avec nous.
À leur table, un homme aux cheveux blancs neige hocha les yeux fermés pour les saluer.
— Monsieur Cèphe est un ami, l'une des plus grosses pointures de Tourtan. C'est notre assureur pour le contrat du Vieux Phare. Il va jouer un rôle crucial dans notre projet commun, mais nous aurons le temps de parler de tout ça.
Les voix de Dufer, Béatrice et Cèphe s'étouffèrent dans un brouillard qui se dessinait autour d'Assian. Il entendait les faux rires et les tintements des verres. À nouveau, son cœur s'emballait. Il se redressa sur sa chaise et posa ses mains sur ses genoux. Elles frémissaient. Les serveurs défilaient derrière lui. De nouvelles bouteilles de vin couinaient et leurs bouchons s'envolaient à travers la pièce, lui semblait-il, à chaque seconde. Il entendait le frémissement des premières bulles dans les flûtes.
Au-dessus de lui, les racines colonisaient un énorme lustre dont il percevait le scintillement des cristaux de verre. Des flocons de terre tombaient des racines. Bientôt, ils peignaient un ciel étoilé aux couleurs inversées dans son assiette. Son assiette le rassurait, d'ailleurs. Elle était énorme, certes, mais dénuée de couverts. Il s'attendait à en avoir trois jeux minimum, sans jamais savoir lequel utiliser. Il avait une flûte où pétillait du vin et un verre à vin vide qui semblait pouvoir en contenir une bouteille. Il n'y avait pas une trace de doigt dessus. Il voyait Dufer gesticuler des moments expansifs au travers. Il sentit un coup de coude contre son bras. Le brouillard se dissipa et le brouhaha reprit.

— Et toi, Assian, alors ? demanda Dufer comme s'il se répétait. Assian sentit sa main trembler et chercha le regard de Béatrice pour se rassurer et comprendre ce qu'on attendait de lui. Elle le regardait avec des yeux écarquillés. Ne me déçois pas, comprit-il.
— Je me demandais comment tu trouvais l'endroit, poursuivit Dufer. La première fois que je suis venu, je ne pouvais dire un mot tant j'étais ébahi par le spectacle et submergé par l'aura des gens.
— Un peu pareil, j'crois, marmonna-t-il.
— Ne t'en fais pas, mon garçon ! Quand la nourriture arrivera, tu te sentiras bien plus à l'aise !
— Qu'est-ce qu'on mange ici, d'ailleurs ? demanda Béatrice.
— Le menu ne change jamais, ehuh, dit Cèphe en toussotant la fin de sa phrase. Du vin, le même pour tous, et le plat je vous laisse la surprise, ehuh. D'ailleurs, il ne devrait plus tarder !
Il finit son verre et, à peine posé, on lui remplit.
— Monsieur Dufer, dit Béatrice. Avant que nous ne commencions, je dois vous dire que je me sens observée.

— Nous le sommes toujours ehuh, répondit Cèphe en levant son nouveau verre aux lèvres.
— Ne devrions-nous pas nous en inquiéter ?
— Pas du moindre, Béatrice. C'est comme pour le restaurant, on s'y fait.

Le Contrat du Vieux PhareOù les histoires vivent. Découvrez maintenant