Ce matin, lorsque je traverse la cour de ce bâtiment sinistre, c'est avec un goût de sang dans la bouche qu'une fois encore me tourne dans la tête cette conversation avec Johana qui essayait de me dissuader d'aller jusqu'au bout de ce mariage fantoche.
— Pourquoi tu te maries avec lui Ju ? Je ne pige pas...
— Parce que visiblement ça compte pour lui... J'imagine bien que c'est difficile à comprendre, mais si je fais marche arrière, c'est la fin de l'histoire, et je ne suis pas prête à ça... peut-être que ça va calmer le jeu, lui redonner confiance, peut-être qu'il a besoin de ce mariage ? Et puis, maintenant, tout le monde est au courant, ma grand-mère se fait une joie, je ne peux pas annuler tout ça aujourd'hui... tu sais... j'ai toujours été le vilain petit canard pour mon entourage et pour une fois, j'ai envie de faire un truc joli, un truc normal...
— Ben oui, mais tu ne l'aimes pas, Juliette !
— Non c'est vrai, je ne l'aime pas, ou plus, peu importe... mais... on est une famille et c'est plus important que le reste. Et puis l'amour franchement ! C'est pas pour moi ! ça fait longtemps que je ne crois plus aux contes de fées, Jo...
— Je pense quand même que tu fais une énorme connerie...
— Oui, c'est probablement une connerie comme tu dis, mais là honnêtement je vois difficilement comment je fais autrement, maintenant que tout est organisé...
Je sais qu'elle aussi repense souvent à cette conversation nicotinée quelques semaines avant ce mois d'avril fatidique. Elle avait espéré se tromper sur l'avenir qu'elle prédisait à mon couple bancal, au bord de l'implosion, mais rien ne stoppe un train qui dévale la pente lorsque les freins ont lâché, alors, la seule chose qu'elle pouvait faire aujourd'hui était de soutenir sa meilleure amie, comme elle l'avait toujours fait, en se muant en une sorte de « body Guard » en talons aiguilles, brushing impeccable et sourire enfantin. Une petite fée des temps modernes qui avec toute la force de sa candeur et de son affection s'efforce de tenir à distance la noirceur qui semble bien décidée à prendre sa revanche sur le rose-layette et le blanc nuptial.
En ce 30 juillet donc, après avoir passé une énième nuit chez moi, Johana me dépose devant les hautes grilles du bunker portant les armes de la République et attend de voir le portillon se refermer derrière moi, avant de tracer la route et filer au travail.
De mon côté, je me faufile rapidement vers l'entrée métallique et me tourne, une seconde, pour lancer un coup d'œil en arrière. Comme chaque fois, je vérifie que personne ne m'observe sur le parking ou depuis le rond-point tout près, avant de pousser le portique et de pénétrer à l'accueil où le sourire de Mylène, l'agent de sécurité derrière son comptoir gris m'accompagne comme toujours. Puis dans une chorégraphie bien huilée s'enchaînent une empreinte digitale, le badge qui se faufile, une porte qui s'ouvre dans un bruit métallique de geôle et enfin une dernière cour à traverser avant de rejoindre le plateau. Il ne semble y avoir personne alors je m'élance, traverse les derniers mètres qui m'exposent aux regards ennemis de l'autre côté des barbelés puis grimpe les quelques marches qui me séparent de ma destination finale et pose mon index pour m'identifier encore.
A l'instant précis où la dernière lourde porte se referme derrière moi, mon portable vibre à nouveau. En mon for intérieur, je pressens que c'est « LE HACKER ». Depuis l'aube, j'avais délibérément repoussé ce moment, mais dans ce couloir sordide qui me masque aux yeux de tous, mon index tremblant fait défiler sur l'écran la salve de messages, reçus depuis la nuit, provenant de numéros courts dissimulant toujours avec brio l'identité de l'expéditeur :
00h04 ─ alors Juliette, tu crois vraiment pouvoir dormir tranquille ?
01h07 ─ est-ce que tu le connais vraiment ma douce ? Just Married ou presque morte qui sait ?
03h12 ─ fais attention à toi, je me rapproche !
05h25 ─ Sainte-Juliette, comme c'est mignon ! et pourtant, on sait toi et moi que tu es loin d'en être une ! hmmm... tu crois que je vais te laisser tranquille aujourd'hui ? MDR ! laisse-moi réfléchir...
05h58 ─ évidemment que non ! ne me dis pas que tu y as cru ?!
09h02 ─ très mignon ton petit haut rose ! on dirait un bonbon... je vais peut-être venir le goûter ! qui sait ?
Une seconde je chancelle et me laisse glisser contre le mur pour me recroqueviller, les mains autour des genoux comme une petite fille épuisée.
Mes « clients », les contrevenants attendront.... Ici, il n'y a personne, pour me juger, me regarder avec incompréhension, pitié ou pour me débiter des formules toutes faites. De toute façon, qui pourrait comprendre que celle qui vient à peine de se marier soit au bord de la crise de nerfs, entre les tirs croisés d'un.e inconnu.e résolu.e à la faire craquer nerveusement et de son « mari » qui lui fait vivre un cauchemar éveillé à la maison ? Qui pourrait ne serait-ce qu'imaginer la hantise de se prendre un coup de couteau, ou se faire étrangler dans son sommeil par celui qui lui a passé l'anneau il y a seulement quelques semaines, un après-midi d'avril, entourés de sa famille et de leurs amis ?
A qui se vouer ? en qui avoir confiance ?
Parmi tous ces gens qui me sourient, ici ou ailleurs, se cache cette ombre malveillante qui me suit à la trace, dans un but que j'ignore encore mais que je vengerai d'une façon ou d'une autre.
VOUS LISEZ
L'intime anonyme
Non-FictionJe ne sais précisément à quel moment, ma vie s'est mise à dérailler... Était-ce dans cette chambre miteuse, lorsque pendant cet été adolescent on m'a fait la haine et assassiné mon enfant intérieur ou alors était-ce bien avant? J'avais cru mourir s...