Lanaya
— Laisse-moi deviner, maugrée Cameron. Un enfant de ta troupe de bras cassés ne retrouve plus sa peluche préférée ?
Son cynisme ne touche pas Caleb qui se contente de nous fixer, le visage sérieux. Ok, il y a vraiment un problème pour que même lui, s'inquiète tant. D'habitude, il est comme Alex, plus du genre à dire « Adviendra que pourra ! » qu'à se faire du mouron pour rien. J'imagine qu'être libéré de l'étau des Anciens les grisent un peu trop. Car depuis qu'il est parmi nous, le Double s'est métamorphosé. Bon, ce n'est pas comme si je le connaissais beaucoup avant, mais je lui découvre un humour fin et une attitude toujours rieuse. Attitude difficile à adopter lorsque on est enfermé entre quatre murs sans savoir si on reverra le soleil de manière définitive un jour. Les jumeaux et lui semblent très proches et bien que leur histoire comporte de grosses zones d'ombre, je pense croire à leur récit d'amitié à la vie, à la mort. Je sais que Cameron est le premier à dire que c'est trop facile, que c'est une excuse toute trouvée, mais il suffit de les voir ensemble pour sentir leur vécu commun. Il faudra que je pense à leur demander des détails afin de me faire un avis.
Revenant à la situation, mon regard se pose sur l'Alementa de l'Ombre. Cameron a beau être ironique, j'ai vu son corps se tendre lorsque ses yeux ont remarqué l'expression de Caleb. Il sait pertinemment que l'Alementa de l'Apparence ne plaisante pas. Nous le savons tous. Ce dernier nous fait signe de le suivre sans un mot de plus. Un soupir franchit mes lèvres. C'est quoi cette manie qu'ont les gens à ordonner qu'on les suivent avant de s'expliquer ?
Nous lui emboitons néanmoins le pas, en grommelant pour ma part. Alors que nous pénétrons dans le camp, je vois la bande de jeunes contre qui nous nous sommes battus, posée dans un coin. Alex leur tourne autour comme un oiseau en colère certainement pour les soigner et les sermonner vu les grands mouvements et la sévérité imprimée sur son visage. Du coin de l'œil, je vois Cameron jouer distraitement avec une dague qu'il fait tourner entre ses mains. Le sang tâche encore la lame de son arme et c'est limite si des gouttes ne trace pas un mortuaire chemin sur son passage. J'esquisse un sourire sans joie. Son regard en dégradé n'a beau pas être dirigé vers les adolescents, je sais que ce geste symbolique leur est destiné. À eux et à tout ceux qui souhaiteraient s'en prendre à lui. Son manège, à défaut d'être discret, a le mérite d'être clair.
Caleb nous amène jusqu'à un endroit reculé du camp. Aussitôt une petite lumière rouge s'allume dans mon esprit, plus par habitude qu'autre chose. On ne suit pas quelqu'un que l'on connait à peine dans un endroit dépourvue de civilisation comme une forêt ou une ruelle déserte. Ma mère n'avait de cesse de me le répéter lorsque j'étais petite. Comme toutes les mères, j'imagine. Pour appuyer ce conseil maternel, j'accélère le pas. Je me retrouve à la hauteur de Lyanna qui me sourit. Mais son sourire est pâle et presque forcé.
Caleb ne tarde pas à s'arrêter près d'une personne de dos. Il me faut une seconde pour reconnaitre ces boucles brunes pleines de poussière. Maya est assise dans l'herbe, les deux mains sur le sol. Elle ne me fait pas face si bien que je ne vois pas son visage mais la crispation de son corps en dit long sur son état de fatigue. L'Alementa de l'Apparence avance la main vers l'épaule de sa jumelle avant de se raviser.
— Elle ne va plus tenir longtemps, il va falloir qu'on décolle, lâche Caleb en s'éloignant de sa sœur qui ne bouge pas.
Lyanna s'avance vers elle, certainement pour s'enquérir de son état, mais l'ancien membre du Comité la retient par le bras. Ses yeux crèmes semblent avoir soudain vieillis de dix ans et tout dans son geste transpire un harassement infini qu'il ne présentait pas un instant plus tôt.
— N'approche pas, tu risques de briser son illusion en empiétant sur sa concentration.
C'est bien que ce que je pensais. Voilà un moment que je n'avais pas vu la brunette. Depuis l'apparition de la première patrouille du FSG en fait. Je me doutais au fond qu'elle entretenait une illusion pour nous protéger. Surtout depuis que le groupe suivant est passé près du camp sans nous voir. Mais je n'imaginais pas la trouver dans cet état pour autant.
— Il faut qu'on parte, décrète Caleb.
Cameron lâche un ricanement tout en observant sa dague avec attention. Quant à moi, je me retiens de lever les yeux au ciel. Il croit qu'on attend quoi le déluge ? Ca fait des jours qu'on aimerait se casser, nous.
— Sans blague ? cingle l'Alementa de l'Ombre. C'est que maintenant que tu t'en rends compte ? C'est bien beau de vouloir lever les voiles, mais pour aller où ? Et avec qui ?
— On abandonne personne !
La fermeté de Caleb ne semble en rien impressionner Cameron qui se contente de rouler les yeux. Son attention quitte un instant sa dague pour se poser sur l'ancien membre du Comité.
— On est pas à la SPA ici. C'est pas la société protectrice des Alementas. Et si tu veux l'ouvrir, franchement, ça sera sans moi.
— Très drôle... rétorque l'Alementa de l'Apparence. Sérieusement Cameron, on ne peut pas les laisser comme ça. Ils ne connaissent rien à ce monde.
— On ? Toi, tu veux dire. Parce que personnellement, les abandonner ici ne m'empêchera pas de dormir.
— On parle d'abandonner des gens ici ? Vous ne connaissez pas l'adage, plus on est de fous, plus on rit ?
Et celui « Plus on est de fous, plus on fait de bruit » il connait ? Ou plus on est de fous, plus on ralentit ? Je tourne la tête vers l'homme qui a prononcé ces mots. Alex s'avance jusqu'à nous tout en s'essuyant les mains pleines de sang dans ce qui ressemble à un vêtement usager. Son incroyable regard blanc se pose sur chaque membre de l'assemblée avec une précision déconcertante. Il est simple d'oublier qu'il est aveugle tant ses déplacements sont aisés. Il croise les bras contre sa poitrine. Sa peau est reluisante de sueur et ses traits tirés par la fatigue. Pourtant, la bonne humeur domine encore sa voix lorsqu'il s'adresse à l'Alementa de l'Ombre.
— Au fait, j'ai réussi à sauver Peter, Cameron.
— Ça me fait une belle jambe, rétorque celui-ci en reprenant son jonglage mortel avec sa dague pleine de sang. Tu ne t'es pas dit que si je lui avais tranché la gorge, c'était pour une bonne raison ?
— Tu ne voulais pas le tuer. Si c'était le cas, tu ne serais pas parti sans l'achever, insiste Lyanna.
Celui-ci soupire avant de daigner lever les yeux de son arme. L'ennui se lit sur son visage alors qu'il répond d'une voix trainante.
— Non, je me foutais qu'il vive ou crève, c'est différent.
La blonde ouvre la bouche, outrée et visiblement prête à remettre le sujet de son âge sur la table. Epuisée d'avance par la dispute à venir, je lui donne un coup de coude pour l'inciter à se taire. Ses yeux indignés et lassés se posent sur moi et je lui fais signe d'abandonner. Cette discussion ne mènera à rien de toute façon. C'est impossible d'avoir le dernier mot avec Cameron alors autant ne pas perdre son temps.
— Donc c'est qui que vous parliez de laisser sur le bas-côté ? reprend Alex après un instant de silence.
— Votre bande de casse-couilles.
Caleb pince les lèvres comme pour se retenir de répliquer. Et je vois à son expression qu'il se fait violence. Alex se passe la main dans la nuque, visiblement embêté.
— Tu sais, Caleb... Cameron n'a pas entièrement tord.
L'ancien membre du Comité se tourne aussitôt vers son ami, les sourcils froncés. Sur le coup, il esquisserait presque un mouvement de recul. Je plisse les yeux et lis sans peine la trahison dans le voile sombre qui tombe sur ses prunelles. Alex s'empresse de lever les mains devant lui et de s'expliquer.