SHADE
Les Limbes.
Une fissure ouverte de deux kilomètres d'épaisseur séparant la frontière Est de New Angeles, du reste d'Athéa. Une faille ô combien célèbre, ouverte après une succession de tremblements de terre un siècle après la Séparation, que l'Histoire nommera finalement, l'Apocalypse des Six jours.
Sous l'Ancien Temps, les géologues appelaient un séisme d'une telle ampleur, le Big One. Ça ne se produisait pas souvent, c'était l'histoire d'une fois tous les cent-cinquante ans environ. Une anecdote meurtrière.
Mais avec le dérèglement climatique, les aléas naturels se sont multipliés, amplifiés. Et aujourd'hui, s'il fallait comparer, nous pourrions aisément qualifier l'Apocalypse d'une centaine de Big One ininterrompus pendant près d'une semaine.
Désormais, le Sénat prévient les activités sismiques par la mise en place d'un développement écologique durable. Et cette brèche ne demandait qu'à être recyclée.
Les Limbes.
Une fourmilière parcourue par des milliers de Couloirs de la Mort. D'une profondeur de sept kilomètres, les prisonniers des Bas étages respirent les effluves toxiques de soufre et subissent les rayonnements magnétiques du noyau terrestre. Certaines rumeurs chuchotent que leur peau fond progressivement sous la chaleur excessive du magma qui ruisselle en contrebas.
Est-ce donc là leur châtiment ? Une mort lente et douloureuse, à la manière de poupées en plastique laissée trop longtemps au soleil. Dégueulasse.
Les cellules creusées à même la roche rouge granuleuse semblent rétrécir au fil des jours. Rien pour dormir, si ce n'est des cailloux grossièrement taillés en pointe. Rien à avaler, si ce n'est la bouillie indéterminée servie une fois par jour et directement injectée dans notre gosier. Rien pour pisser, si ce n'est en forant un trou dans le fond de notre maigre grotte.
Parfois, quand les cavités superposées sont trop proches et que le prisonnier du dessus creuse trop profondément, le plafond s'émiette et s'amincit jusqu'à céder, libérant alors son mélange poisseux d'urine et de déjections sur le détenu en dessous. Et alors, le visage couvert de merde, l'insalubrité de ta Pension minable t'apparaît comme un putain de palais royal.
Aucune échappatoire envisageable. Seuls les aéroBots s'enfoncent le long du gouffre pour gérer les trajets des prisonniers de leur cellule jusqu'à l'Équitum ou pour apporter les repas. Du reste, aucune passerelle n'existe entre les deux parois.
Des barreaux plasmatiques rougeoient dans la pénombre scellant chaque niche. Mais même sans cette sécurité, nous ne pourrions sortir des Limbes. La surface rocheuse s'effrite au moindre assaut. Espérer remonter en escaladant ne nous conduirait qu'à un inévitable plongeon dans le vide, aux confins de l'abîme infernal.
Je compte les secondes pour conserver ma notion du temps. Ne pas devenir fou.
Je crois qu'une semaine s'est écoulée. Peut-être dix jours. Ça commence à être long, je pensais qu'elles voudraient en finir rapidement. Les Équitas me font languir. Elles auraient déjà dû me convoquer.
Tic tac. Tic tac. Tic tac...
L'attente joue avec mes derniers neurones.
Tu oublies Reyna.
Reyna n'est pas là et elle n'a jamais rien promis. Il n'y a même pas eu de sous-entendu. Je me suis monté la tête tout seul, comme un abruti. Je voulais y croire. Je ne suis pas du genre à attendre des choses des autres, mais je voulais croire qu'elle me sauverait. Encore.
Pour quelle sordide raison l'aurait-elle fait ? Si tu meurs, elle gagne par forfait.
Rien ne nous lie vraiment, The Rule déforme la réalité. Et elle n'en a pas le pouvoir. Au fond, je ne pouvais rien attendre d'elle et je le savais.
L'air nauséabond de la cellule m'irrite la gorge. Que dirait Berlioz s'il me voyait ? « Tu devais t'occuper de Jadde ! » Ouais, pardon. Je suis me dit que ça le botterait moyen de m'accompagner ici. Toutes mes excuses.
Je rigole comme un con. Je ne suis qu'un taré de plus dans une prison gouvernementale. Je savais que je n'aurais rien dû lui promettre. C'est toujours à ce moment-là que tout commence à partir en couilles.
Je peux presque m'excuser pour le gamin. Mais les autres peuvent aller se faire foutre.
Fatigué de tourner en rond, je m'assois à même la terre rougeâtre dégueulasse. Je soupire en traçant des formes imaginaires dans la poussière. Je mentirais si je disais que je n'avais pas imaginé une seule seconde que ça se terminerait ainsi.
Je suis intelligent, j'essaye toujours de me mettre à l'abri. Mais je sais aussi que j'aime provoquer. Bizarrement, le sarcasme ne charme pas les foules. Quelque part, je suis même étonné de ne pas avoir atterri ici plus tôt.
J'ai eu le temps de me mettre au clair avec l'idée de ma fin prochaine. Le concept ne m'a jamais effrayé. Au contraire, j'ai toujours pensé que ma mort serait mon action la plus altruiste au profit de l'humanité. J'aurais seulement voulu que ce soit un peu plus grandiose.
Là, je meurs presque en martyr, mettant en lumière les mensonges sanglants d'une société idéalisée. C'est à gerber.
Je scrute inlassablement les autres prisonniers. Il y en a des centaines comme moi. Des hommes. Vieux. Jeunes. Noirs. Blancs. Parfois encore enfants à ma plus grande surprise. Principalement des Clandestins. Des réfugiés, à la recherche de meilleures conditions de vie, peut-être d'une famille. Des taupes. Des alliés de la Résistance.
Naïvement, j'avais espéré retrouver Smith. Mais nous sommes trop nombreux. Et je ne peux apercevoir qu'une faible portion de la prison.
Je commence à m'emmerder sec quand une agitation peu commune gonfle parmi les Hauts étages. Je ne sais pas ce qu'il se passe. De ma cellule méridionale, je ne peux pas observer l'ouverture de la fissure.
Une ferveur monte parmi les prisonniers. Je les entends hurler comme des animaux. De l'autre côté du gouffre, les gens crient. Ils applaudissent et crachent les pires insultes de notre langue.
Je me lève finalement et m'approche au plus près des barreaux pour tenter d'apercevoir quelque chose. Un aéroBot fumant sombre lourdement devant mes yeux, m'arrachant un pas en arrière. Le cœur battant, je suis sa chute vertigineuse avant d'en fixer un second, un peu moins amoché. Celui-ci tourbillonne sur lui-même et finit par subir le même destin que le premier.
Un troisième percute la paroi d'en face, capturant mon attention. L'écho du choc se réverbère de longues secondes dans la faille, enhardissant les prisonniers, désormais déchaînés devant ce spectacle de destruction.
Ma langue s'assèche. Une attaque ? Impossible. Personne n'est assez fou pour faire ça.
La pluie de gardiens embrase la foule. Un shoot d'espoir perce mes veines et je me surprends à rejoindre leurs hurlements sauvages. Mon corps affaibli se réveille. Je me découvre une rage de vivre jusque-là inconnue.
Il était temps.
Un vrombissement se rapproche. Je perçois désormais les éclairs rouges d'un canon Rafale visant les Bots encore vivaces. Je m'accroupis. Dans le coin supérieur de l'entrée de ma cellule, entre les barreaux, il me semble reconnaître un vaisseau de guerre.