La vérité

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Parvenue devant la porte, Coumba constate l'absence de nom. Pour la première fois depuis qu'elle fréquente ces lieux, sans y avoir auparavant prêté attention, l'horreur prend soudainement sous ses yeux la forme d'un numéro, 123.

Léo est 123, rien de plus. Combien de fois ces quelques chiffres ont pris la place d'un être de chair et de larmes ? De jeunes occupants anonymes défilent, les uns après les autres, identifiés par un nombre toujours identique, collé sur un mur, protégé d'une plaque de plastique translucide, à côté d'une porte. A jamais, 123 sera leur équation commune ; X = 123. Si et seulement si, X se trouve dans l'aile M du service d'oncologie pédiatrique de l'hôpital Carémeau à Nîmes.

A l'évidence, Coumba cède à des intrusions mentales la précipitant au bord de la folie, avec une propension à la persécution mathématique. Elle n'a toutefois pas encore dévalé la pente, puisqu'elle se rend compte de son état psychique et qu'elle sait aussi que personne ne peut être tenu pour responsable de l'anonymat des chambres d'hôpital ou encore des bracelets avec code barre noués autour du poignet des malades. L'organisation et la sûreté des soins exigent cette déshumanisation, le coût aussi. La gestion bien comprise se concentre pour optimiser le confort des patients hospitalisés, les inconvénients de ces mesures restant largement inférieurs à la somme des bénéfices attendus. Les ordinateurs, les algorithmes, l'informatique, la télésurveillance veillent sur X, toujours pour le meilleur et l'intérêt de tous, conformément aux chartes éthiques encadrant les protocoles.

Coumba se décide à frapper cette porte au numéro imbécile. Inconsciemment, elle le fait avec grand bruit, et s'en veut immédiatement d'avoir eu ce geste.

- Entrez, répond la voix de Léo, ignorant qui peut ainsi cogner à sa porte.

Coumba pénètre dans la chambre.

- Ah, c'est toi, Coumba ! l'accueille Léo, soulagé de voir un visage ami. J'ai cru que c'était Madame Krimmenacker, la cadre de santé grincheuse du service. Elle ne rigole pas tous les jours et elle frappe fort à la porte, un peu comme tu viens de le faire... D'ailleurs, elle bénéficie de divers surnoms, donnés par les jeunes et par ses collègues. Ca va de Krim, Kripo, jusqu'à Scraem. Que des appellations qui font penser à des choses glauques.

- Excuse-moi, Léo. Je ne voulais pas créer de mauvaise surprise. Comment vas-tu ? Je peux rester un peu, tu ne préfères pas te reposer ?

- Coumba, c'est déjà un drôle de Noël pour moi. Alors, par pitié, tu ne vas pas t'en aller après être restée cinq minutes ? Mes parents et ma petite sœur sont rentrés plus tôt que prévu et pas en bon état. J'avais trop mal et je leur faisais peur, ça se voyait. Il a fallu appeler les médecins de garde et c'en était terminé de ma visite. C'était pourtant mon plus beau cadeau, aujourd'hui, avec ta venue, bien sûr.

- Je suis désolée pour toi, Léo. Le professeur Ben Khalif m'a parlé, tu sais. Je lui ai posé des questions quand j'ai vu qu'il sortait de ta chambre avec ses collègues.

- Je ne pouvais pas tout te dire, hier, quand tu m'as rendu visite. Tu étais déjà triste et je n'ai pas voulu en ajouter avec ma saleté de maladie. En plus, je n'avais pas trop mal, ça allait. Mais aujourd'hui, j'ai dégusté. J'ai essayé de tenir, mais impossible de rester comme ça.

- Les médicaments font effet, maintenant ?

- Oui, rassure-toi. Le professeur a pris les choses en mains. Il était de repos, mais il n'a pas mis longtemps à venir quand ils l'ont prévenu. D'après ce qu'il m'a dit, il a bien augmenté les doses de mon antalgique, un produit contre la douleur, dans la perf. Ca fait un peu somnoler normalement, mais là, je me sens bien éveillé. Sans doute parce que tu es là, Coumba ! Bon, je ne vais pas faire semblant que tout est rose alors que tu es inquiète et que tu n'arrives pas à le cacher. De toutes façons, tu ne vas pas avaler des bobards, non ?

- Heu, je ne pense pas, Léo. Mais je ne te force pas à me parler de choses que tu voudrais garder pour toi ou pour tes parents seulement.

- Coumba, on ne va pas y aller par quatre chemins. C'est grave ce que j'ai, très grave. Ca porte un nom : « le sarcome d'Ewing ». Pour t'épargner les détails, c'est un cancer des os, qui évolue par phases. Par moments, les douleurs sont intenses, je ne sais plus où me mettre, dans quelle position me placer dans le lit. J'ai tout le squelette qui me fait mal, atrocement. Jusqu'à ce que l'on m'injecte des antalgiques à haute dose. J'obtiens alors un répit, jusqu'à la prochaine étape... On m'a arrêté la chimio à présent, qui ne servait plus à rien sauf à produire des effets secondaires pas faciles à supporter non plus.

- Qu'est-ce que je peux te dire ? bégaye Coumba, qui se sent stupide.

- Malheureusement, pas grand-chose, c'est comme ça. Je suis à un stade très avancé de la maladie, avec des métastases généralisées et on ne revient pas en arrière. Ecoute, Coumba, ne sois pas trop triste, tu n'y es pour rien, pas plus que mes parents qui culpabilisent de ne pas être là tout le temps avec moi. On ne leur fait pas de cadeau non plus. Il y a le travail et ils ont épuisé leurs jours de congés « enfant malade » ou autres. Saint-Paul-la-Coste, ce n'est pas à côté de l'hôpital et les routes sont difficiles. Surtout, il y a Constance et elle a besoin d'eux en permanence. Elle est si petite, ma coquine de sœur. Tout cela, mis bout à bout, produit cette situation. C'est vrai que suis un peu seul. Parfois très seul, mais on s'occupe de moi et personne ne m'a rendu malade exprès. Ce cancer, c'est la fatalité. Le professeur Ben Khalif est un chic type, qui ne ment pas. Il m'a même dit une chose que mes parents ignorent encore.

- Qu'est-ce qu'il a pu cacher à tes parents ? intervient Coumba, stupéfaite.

- C'est mon dernier Noël, d'après lui, et je ne verrai sans doute pas l'année prochaine, ou alors seulement le tout début. On a longtemps parlé de ça, de ce moment-là, de ce qu'il croit de l'après. Il fera ce qu'il faut pour m'aider et j'ai confiance en lui, puisqu'il me l'a assuré. Je lui ai aussi fait promettre de ne pas l'annoncer à papa et maman. Ca ne changera rien, sauf à les torturer un peu plus. Alors, il n'a pas trahi sa parole, même aujourd'hui.

A ces mots prononcés par Léo d'une voix égale, sans apitoiement, Coumba fond en larmes.

- Je ne voulais pas te faire mal, Coumba. Pardonne-moi, j'ai manqué de tact. Mais si je suis ton ami, je ne peux pas te dissimuler que, bientôt, tout va changer. Nous n'avons plus guère de temps devant nous. Essuie tes larmes, s'il-te-plaît, j'aimerais mieux que tu viennes me faire la bise. Tout à l'heure, tu étais tétanisée ; tu es entrée dans la chambre et tu n'as pas osé t'approcher de moi. Du coup, zéro bisou pour Léo !

Coumba n'a pas de mouchoir. Elle essuie sa brume de larmes avec sa manche. Léo lui tend les bras ; la potence à perfusion tremble doucement. Ils se serrent l'un contre l'autre, sans rien dire ; leurs visages se touchent, joue contre joue. Leur immobilité d'un instant se grave, minuscule, dans cette éternité humaine. Celle-là même qui reçoit pêle-mêle toutes joies et souffrances depuis la nuit des temps. Coumba ressent le souffle du petit garçon dans sa chevelure et il lui semble qu'il pleure aussi.

À bientôt, LéoOù les histoires vivent. Découvrez maintenant