Chapitre 8

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Le jour de mes 7 ans, il y a eu un discours, et ce discours, ce ne sont pas des larmes de bonheur qui ont coulé. Ma mère m'a attrapée dans ses bras, a plongé son visage dans mes cheveux noirs, et j'ai senti un souffle glacé s'échapper de son corps. Il y a des mots que l'on n'oublie jamais : « surveillance, degré de loyauté, statuts, missions communautaires, généralisation...etc » ; Vous vous n'y comprenez rien, nous nous plus, et c'est cette ambivalence qui a semé la terreur. Nous étions capables d'adorer le Nouveau Régime pour ses prouesses comme nous étions capables de la haïr pour ce qu'il se préparait. Mais nous ne pouvions lui en vouloir, après tout ce qu'il avait fait pour nous. Il a réparé nos cœurs et nos âmes de 100 ans de souffrance, il faut bien remettre de l'ordre.

Grand-père n'y croyait pas, à cet ordre, alors il était régulièrement fâché et régulièrement absent. Mais il ne cessait de me répéter cette phrase « Na n'oublie pas d'où tu viens ». Peut-être que c'est grâce à lui que je vivrai un peu plus longtemps. Le leader a commencé ce qu'il appelle « La Course au Bonheur et à la Justesse ». Il veut juste notre bonheur, cette question que les Hommes s'entêtent à répondre depuis des millénaires. Lui, tel l'élu a décidé d'y répondre et cela passe par des sacrifices. La Guerre Juste est devenue une marche pour arriver au bonheur, d'après lui. Nous nous abreuvons de cette question.

Mon enfance a été calme, rythmée par l'école et mon statut en son sein, et les missions communautaires. À l'école, j'étais mauvaise, assise donc au fond de la classe et ma copie toujours rendue en premier. À la maison, j'étais loyale, j'aimais plus que tout le Nouveau Régime, nous avions à manger, à boire, l'électricité, un logement et quelques à côté Comme tous les enfants de mon âge, je m'activais donc à faire augmenter les points de mon statut. Nettoyer, rendre service, donner des cours, réciter des poèmes de gloire...etc, tout était devenu bon pour être meilleur que le voisin. Nous étions à la fois unis et divisés. Maman était infirmière, un statut très respecté et valorisé, et d'ailleurs, les hôpitaux n'étaient plus bondés les trois premières années. Papa s'était engagé dans le marché noir, du moins, l'idée d'un marché noir, en réalité, lui aussi était une invention pour donner un semblant de liberté. Je savais au fond, que même les insectes pouvaient juger et rapporter de mon comportement. Fin... Ce qu'il restait des insectes, la campagne avait disparu depuis longtemps, laissant place à l'agriculture de synthèse et l'élevage en batterie, le but ? Nourrir les 10 milliards d'habitants comme des enfants pourris gâtés. Et ça a marché, qui pouvait critiquer le Nouveau Régime ? Bon, quelqu'un, Grand-père. Grand-père a haï dès les premières secondes cette voix robotique, j'avais même interdiction d'en parler lorsqu'il était là. Il y en a d'autres qui ont plongé corps et âme dans le creux des bras de cette politique : Mon frère. Mon frère de cinq ans de plus que moi, dès ses 10 ans, il n'avait qu'une seule idée en tête : rentrer dans l'armée. L'armée, le statut le plus haut et qui offre des privilèges d'élite sociaux. Et il s'est battu pour ça jusqu'à même me piétiner sur son passage. Il ne m'a jamais aimée. Je le sais. On ne côtoie jamais les statuts inférieurs même au sein de la famille.

Chacun a commencé à chercher le Bonheur des Hommes.

Une enfant mauvaise à l'école est une plaie pour la famille, cela fait nécessairement baisser le statut. Et même les voisins le savent. Dans une ville, tous les points sont additionnés, plus c'est haut, plus il y a de nourriture, d'eau, de libertés et moi, j'étais ce fardeau de plomb. Il n'y avait plus seulement les insectes qui me surveillaient, mais les gens eux-mêmes. Et ces gens, je les ai aimés comme détestés. Toute notre vie était basée sur ces deux dualités. Nous étions plongés dans une violence telle que tout était devenu normal, routinier, et à côté des cadavres aux yeux dévorés, nous avions des festins chaque soir. C'est à mes 7 ans que tout a basculé pour moi. Je n'ai que très peu de souvenirs de famille, à quoi ça sert ? Tout est calculé. Maman m'aimait parce que si une mère aime et s'occupe de son enfant, c'est 800 points, 800 points c'est 300 euros en plus sur le salaire. Démesuré, tout était démesuré. Mon frère me tolérait, car tolérer sa fratrie sans se mélanger c'est 150 points, et c'est mettre un premier pas dans les hauts statuts sociaux , il n'a jamais rien aimé, ni même ma mère, mon frère, son père, personne. Mon père aimait le marché noir, car ça lui rappelait lorsqu'il pouvait encore gérer sa propre entreprise. L'autoentreprise avait été abolie depuis longtemps, portée bouc-émissaire des burn-out, de l'économie fatiguée et donc, nous ne pouvions plus que travailler pour des boss. Ces boss, c'est pas n'importe qui, avec leurs points, ils ont la capacité de dominer et de grimper l'échelle sociale.

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Et Grand-père m'a dit « Na, n'oublie jamais qu'il sait tout et que rien n'est vrai. Il donne un semblant de liberté ». J'ai mis du temps à comprendre cette phrase. La plupart des langues-coupées culpabilisent de leur erreur, moi, j'ai toujours trouvé ça injuste, et je ne suis jamais revenue dans le droit chemin du Bonheur et de la Justesse.

Ce que j'ai vite compris, et parce que Grand-père et Bao l'ont rabâché devant leur télé, c'est que rien n'est illégal, tout est calculé. La mort elle-même a été légalisée, bah oui, si je ne sers pas à ma ville, je suis un poids économique et social donc je suis légitime de m'en aller plus tôt. C'est à ce moment-là que l'idée de la mort programmée et changeante est née. Le trafic humain ? Légalisé, on trafique ceux qui ne servent pas. L'assassinat ? Cette personne était dans les négatifs. L'abandon ? Le viol ? Même chose. Les pires des crimes étaient justifiés d'une main de maître. Et même lorsque l'on croit être différent avec un marché noir de prostituées, de produits interdits, d'enfants, d'organes, en fait, c'est faux, c'est juste un passe-temps qu'offre le Nouveau Régime.

Le 22 novembre, un mois avant mon anniversaire, je suis allée avec mon frère, maman, papa à un marché communautaire. C'est le rassemblement du mois obligatoire, on y renseigne nos emplois du temps de chaque semaine passée, notre bonheur, notre loyauté et notre nouveau score est calculé pour le mois prochain. Évidemment, moi, il a encore baissé et papa ne m'a même pas regardée dans les yeux, maman est partie, mon frère a ricané, je pense même que le voisine m'a dévisagée. On part avec 100 points, la moyenne, après il faut se débrouiller. Quand on arrive à 0, on peut toujours baisser évidemment, j'étais à -1. En comparaison, mon frère venait d'atteindre les 450, à 500 il pourrait postuler pour le service militaire des enfants. Lorsque j'ai vu ce chiffre, du haut de mes sept ans, j'ai cru devenir adulte, ça y est, mon enfance venait de s'envoler aussi rapidement qu'elle était apparue. Même l'épais brouillard n'avait aucun soutien pour moi. J'étais seule, dans la foule, face à la borne brillante, à l'observer de mes grands yeux ronds. Au moins, je mangerai bien ce soir.

J'étais quand même un peu vexée, et comme tout enfant vexé, j'ai déchargé ça sur le premier venu. Je tenais la main à maman, c'était bien vu, quand un militaire aux épaulettes d'or est passé. Normalement, on ne doit pas les regarder dans les yeux, moi, haute comme trois pommes, j'ai planté mon regard dans le sien et je l'ai traité de clown. Après, je me souviens plus, j'ai oublié. Je sais juste que j'ai hurlé et que la foule s'est refermée autour de moi. Je sais juste que Grand-père a mis une la claque à son fils et je sais que cette claque a résonné longtemps. Je sais que j'ai voulu dire pardon, mais je n'ai jamais réussi.

Si moi-même j'ai oublié une partie de mon enfance c'est que les autres ne se souviennent déjà probablement plus de moi.

Papa et maman sont décédés deux mois après, dans des circonstances étranges. Je sais juste que je n'ai pas pleuré ni crié, et je ne savais toujours pas pourquoi, apparemment j'étais malade. Mais bon. Maintenant je sais. Mon frère et moi avons donc habité chez Grand-père et Bao, même si Bao se faisait discrète avec Heng, mon frère, avec moi, je crois que j'ai appris à aimer quelqu'un. Nous passions des soirées à rire, à lire, à faire des farces à Grand-père, et cette unique pièce de maison était devenue un véritable bonheur. Le seul qui ne supportait pas ça était mon frère, il voyait tout ça comme un manque de respect au Nouveau Régime qui nous offrait tant. Je n'en avais rien à faire, tous les samedis, Bao m'apportait de petites friandises américaines appelées des Laskar. Et c'était bon. Et tous les lundis, j'allais dans son magasin et j'observais les clients aller et venir toujours vêtus des mêmes vêtements. La vie était monotone lorsque Bao a perdu 200 points, après avoir rit en présence d'un militaire dans la pièce, elle a dû davantage travailler. Heng a pris les commandes de la maison d'une main de fer. Et cette main de fer, je m'en souviens déjà plus.

*

- Ils s'approchent ! Écoute !

Laskar se retourne et la trouve toujours dans ce même coin, il fronce les sourcils. Et c'est là que la réalité le rattrape, que fait-il ici ? En l'espace de quelques jours, il est passé de rat de laboratoire à fugitif jusqu'à tenir un couteau dans sa main. Comment est-ce possible de devenir aussi innocent que coupable en très peu de temps ? Qu'importe, regarder en arrière c'est reculer, maintenant il faut continuer, c'est ce qu'a toujours fait Na. Dans la noirceur du silence, un hurlement éclate. Bref, court, un cri qui est fort dans sa résonnance. Laskar se fige, Fidélianne cesse de basculer. Le brouhaha discret des wagons les plus bondés se tait. Le tressautement du cœur de Laskar l'emmène vers les fenêtres, d'un geste bref il l'entrouvre et scrute les paysages macabres. Les silhouettes ne sont plus là. Le parquet grince, mais ce n'est que le vent qui le remue. Fidélianne a cessé de parler, enfin, Horius a disparu un instant, du moins, il ne reste plus que son ombre. Dans l'air, on n'y voit rien, on n'y ressent rien, seuls quelques monstres brumeux trainent autour d'eux, les étranges silhouettes des arbres dans l'habitacle. L'œil de Fidélianne s'ouvre grand, Laskar accourt dans le couloir, regarde loin devant. La poignée du wagon se soulève, un cliquetis terrifiant les assomme.

*

- J'aime beaucoup les rats, tu vois. Ils sont... fascinants... Et il y en a plus de cent espèces, ici, chez moi.

Une obscurité épaisse règne en ces lieux, une obscurité qui dégouline comme un mauvais brouillard. Les traits frêles des meubles et des silhouettes tentent tant bien que mal de l'affronter. Dans un coin de la pièce, derrière d'immenses bibliothèques et autres vitrines étranges, trône un bureau en bois précieux. Un bureau comme on en fait plus aujourd'hui. Un homme camouflé dans sa noirceur y siège. Son visage est avalé, son corps ne se dessine qu'avec le côté droit resplendissant par la lueur de sa bougie. La bougie frétille, quelques ombres s'émoustillent, bien heureuses de se dandiner. En face de l'homme, un autre, aussi mince qu'un clou, à la tête proéminente, crachée du col de sa chemise comme si elle était reniée du corps. Entre ses mains gît le café froid. Il tremble et on peut entendre le verre claquer.

- Ne te mets pas dans ces états, on ne parle que de rats.... Sais-tu au moins quel est le rapport entre ma fascination envers les rats et l'arbre de vie sur notre logo ?

Aucune réponse, le silence est devenu aussi glaçant que le café.

- Je... Je sais pas, monsieur.

Un rire grondant s'échappe de l'épaisse gorge de Monsieur. Un rire gras, un rire que peu de personnes possèdent à l'heure où il résonne. Son buste tressaute et sa bouche s'ouvre comme un noir encore plus noir que celui de la pénombre.

- Aucun ! Il n'y a aucun rapport ! Les deux sont à l'opposé, vois-tu. Il y a l'arbre, c'est l'espoir de tous ces petits points lumineux que tu vois en contrebas. Et les rats, c'est eux, aussi, mais leur vrai visage, inutile, repoussant, un rat couinant au fond de son trou, alors tu sais pourquoi il couine ?

Il déglutit.

- N-non.

- Parce que les rats n'aiment pas que l'on ne les remarque pas. Tous en bas ne font que de couiner à longueur de journée. Je leur donne du fromage, de l'eau, des graines, un joli habitat et... Couic ! On retire tout, on coupe la queue et voilà, on a ce qu'on veut. Et tu sais ce que je veux ?

- O-oui, monsieur.

- L'arbre de vie, quel est le rapport alors ?

- Aucun monsieur.

- Il y en a un ! Cherche ! Je te mâche le travail !

Les yeux du majordome semblent vouloir s'enfuir, sortir des orbites et rouler loin des semelles crasseuses de Monsieur.

- Il faut couper.

T1 - Homo Sapiens Sapiens - Destruction et PrémicesWhere stories live. Discover now