Voici ton père

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Alors que les cloches de l'église du quartier sonnaient avec solennité six heures du soir, Jane, auréolée de ses nouvelles boucles blondes s'agitant autour de son visage angélique, et drapée dans les plis élaborés de sa robe immaculée, arriva devant le majestueux immeuble de Vandenesse. Une lueur de détermination brillait dans ses prunelles lorsqu'elle traversa le hall, passant devant Judith en l'ignorant pour ne pas être arrêtée dans son élan. Sans lui accorder ni regard ni parole, elle fila droit vers l'ascenseur, sourde aux appels interloqués de la vieille secrétaire.

— Jane... Jane ! s'exclamait-elle, tentant de capter son attention.

Cependant, Jane résolue à révéler toute la vérité à Édouard, maintenait son regard fixé sur l'écran indiquant les étages de l'ascenseur, espérant son arrivée rapide. Alors qu'elle s'engouffrait dans la gueule métallique, la précipitant vers son destin, elle croisa le regard préoccupé du Judith qui avait fait demi-tour pour la rattraper. D'un ton presque suppliant, elle la héla une dernière fois :

— Elfie !

Les portes de l'ascenseur se refermèrent sur Jane qui contemplait le visage chagriné de la secrétaire, insensible à sa sollicitude.

Judith, allait-elle la suivre ? Seule cette question la taraudait alors que l'ascenseur montait lentement les étages, son cœur battant avec une intensité presque douloureuse à mesure qu'elle approchait de sa destination. Elle pénétra bientôt dans les bureaux, déserté de la majorité de ses occupants à cette heure tardive. Sans un regard en arrière, elle se précipita vers le bureau d'Édouard, craignant que Judith ne surgît derrière elle. Grimpant les marches deux à deux, tel une fugitive poursuive par ses propres démons, elle ne se permit de respirer que lorsqu'elle referma la porte du cabinet d'Édouard derrière elle.

Prenant une profonde inspiration, elle s'apprêta à déverser d'un souffle tout le discours qu'elle avait préparé en face de son amant, mais son coeur se déchira quand elle vit la pièce inoccupée. Une bouffée d'angoisse la saisit, ses jambes vacillèrent, et marchant d'un pas chancelant, elle s'effondra sur le siège devant le grand bureau en bois. Une larme s'échappa de ses yeux tandis qu'elle inspirait et expirait bruyamment pour tenter de maitriser sa panique. Où était-il ?

Dans le dédale de ses pensées, qu'elle avait peiner tout le jour à garder cohérent, elle n'avait pas songer une seule fois à vérifier qu'Édouard se trouverait bel et bien à son bureau avant de s'y rendre. Désormais, seul dans son antre, il ne lui restait qu'à attendre son retour, espérer qu'il fut prochain. Pourtant chaque seconde qui filait alourdissait infiniment le fardeau qui pesait sur son coeur. Ne pouvant se résoudre à rester inactive, bercé par le tic tact inlassable de l'horloge, assommée par la triste et lente danse du temps, elle entreprit de ranger le bureau, qui se trouvait peu ou prou, dans le même état de désordre que lors de sa première visite pendant son entretien d'embauche ; preuve s'il en fallait de l'utilité de son rôle d'assistante. C'était elle qui veillait au quotidien à maintenir l'ordre et la clarté du bureau d'Édouard, le délestant de ses dossiers au fur et à mesure. Ainsi, elle saisit les documents épars sur le bureau, cherchant à les rassembler dans un pile structurée, une feuille dépassant d'un dossier à moitié ouvert attira soudain son attention.

D'un geste hésitant, elle le saisit et sentit un noeud se former dans son estomac lorsqu'elle se retrouva face à une photographie. Sur l'impression, elle se voyait, tête baissée, presque gênée, prenant un dossier tendu par Victor dans l'ascenseur de Vandenesse. Elle entendit le sang battre dans ses veines alors qu'elle se remémorait parfaitement ce moment où le chimiste de l'entreprise lui avait remis les preuves que le diluant des parfums de Vandenesse avait été remplacé. Édouard, qu'elle appelait alors encore Félix, avait été absent ce jour-là et elle ne lui avait remis le document que deux jours plus tard...

Pourquoi avait-il cette photo sur son bureau, la soupçonnait-il ?

Dans des gestes maladroits et fébriles, les mains moites, elle commença à feuilleter le reste des documents. Les pages tremblaient entre ses doigts et son visage se figeait progressivement dans une expression d'effroi à mesure qu'elle en découvrait le contenu.

D'abord, il y trouva une image d'elle, enfant, une petite fille aux cheveux bouclés qui frisottait tout autour de son visage triste parsemé de ses habituelles tâches de rousseurs, vêtu d'un simple tee-shirt et d'un jean, elle tenait sa mère par la main. Juste après, elle découvrit une de rares photos où elle posait à côté de Sandrine, portant Lisie dans ses bras, et de Bertrand. C'était à l'occasion du mariage d'une cousine de sa mère, Bertrand avait accepté à contrecœur de se laisser faire photographier. Il n'avait jamais été un grand adepte de clichés, mais le fait d'y figurer avec la fille de sa femme avait sûrement ajouté à sa mauvaise humeur. Les sourcils froncés, sa face bourrue enfoncée dans ses larges épaules, engoncé dans un costume trop petit, il avait un pied tourné vers l'extérieur comme sur le point de fuir. Jane ne put retenir une grimace en voyant cette silhouette qui lui avait fait tant de mal.

Poursuivant son exploration, elle vit ensuite les clichés de sa mère âgée de vingt ans, qu'elle connaissait de les avoir tant admiré lorsqu'elle était adolescente. De longs cheveux lisses et de la même couleur sombre que sa fille, elle se tenait une main sur la hanche dans un léger chiasme, son regard de miel fixant la caméra avec détermination. Ces quelques images faisaient parti du portfolio qui lui avait permise d'être sélectionnée pour le casting d'Alen Rummage. Aussi Jane ne fut-elle qu'à peine surprise lorsque les prochaines photos qui parurent sous yeux furent des impressions de cette fameuse campagne, une des premières de Rummage, qu'il avait voulu tourné à Paris, faisant appel à l'agence où Sandrine travaillait.

Happée par les documents qui défilaient sous ses yeux, Jane avait du mal à comprendre pourquoi Édouard les avait en sa possession. elle continua de tourner frénétiquement, à la fois avide et craintive de connaitre la suite. Enfin, la vérité tomba comme un couperet par une suite de mails échangés entre Rummage et Sandrine Chappaz. Elle fit défilé les pages, les parcourant avec une rapidité encore plus importante que son habitude, alors que des larmes commençaient à nouveau à brouillé sa vue.

Bonjour Alen,

Comme tous les ans, je t'envoie quelques photos d'Elfie pour son anniversaire. Elle a beaucoup grandit cette année et elle est toujours brillante à l'école. Elle tient son intelligence de toi, c'est certain, elle est la meilleure de sa classe bien qu'elle n'ait pas beaucoup d'amis. Elle passe toujours beaucoup de temps à lire.

Tu sais que depuis des années maintenant, elle me demande qui est son père. Cette année, elle était si triste et m'a tant supplié que je n'ai su comment la rassurer. Je suis vraiment désolée... Je sais que je te l'avais promis depuis que tu nous avais envoyé l'argent, mais aujourd'hui, tout particulièrement, je n'ai pas pu résister et j'ai fini par lui parler de notre relation. Je voulais te le dire par honnêteté, mais ne t'inquiètes surtout pas, elle n'en fera rien. Mon mari et moi-même lui avons bien fait comprendre que tu ignorais son existence, et qu'elle n'avait aucun intérêt à te contacter. Bertrand tient par-dessus tout à ce qu'elle ne t'importune pas, car il est bien conscient que jamais nous n'aurions pu avoir notre chez nous si tu ne avait pas fait ce don si important. Nous veillerons tous les deux à ce qu'elle ne dévoile jamais ce secret.

J'espère que tu me pardonneras.

Sandrine.

Le sens de ce qu'elle lisait semblait la traverser sans pénétrer son cœur. Avec frénésie, Jane tourna la page pour connaitre la réponse de Rummage, mais elle ne trouva rien, mis à part un relevé de compte de ses parents montrant la fameuse somme provenant d'un compte étranger. Essoufflée comme si elle venait de reparcourrir sa vie au pas de course, Jane se sentit prise de vertiges, elle se laissa tomber lourdement sur le siège de directeur d'Édouard.

L'esprit brouillé, elle prit quelques minutes avant d'accepter la conclusion implacable à tirer de ses lectures : Elfie Vuarnet était bien la fille illégitime de Sandrine Chappaz et de Alen Rummage...

Ses pensées tourbillonnaient dans son esprit, s'entrechoquaient en créant des nuages noirs de poussière, elle luttait pour respirer, l'air lui brulant la gorge. 

La nouvelle Jane - Tome 2Où les histoires vivent. Découvrez maintenant