Allongé sur le plancher de bois sombre de sa bibliothèque, les yeux fixés sans le voir sur l'imposant chandelier croulant sous les ornements et les bougies qui ornait le plafond, Archibald réfléchissait.
Il créa des ébauches de stratégie, plus ou moins extravagantes, fit vivre à l'archiduc un million de morts, se plongea dans des ouvrages obscurs qui lui murmurèrent des secrets plus sombres les uns que les autres, écrivit d'innombrables listes d'ingrédients de poisons, se tortura l'esprit jusqu'à ce que celui-ci crie grâce.
Rien n'y faisait : s'il réussissait effectivement à tuer D'Epine-Vinette, la mort soudaine d'un noble aussi puissant éveillerait forcément les soupçons et le Comité n'aurait d'autre choix que d'ouvrir une enquête. Il lui fallait trouver autre chose, de bien plus discret, qu'il maîtrisait mieux. Ses yeux tombèrent alors sur l'un des nombreux manuscrit qui jonchaient le plancher : "Le chemin de l'oubli", d'Alister Bram. Un effacement de mémoire ?
Durant un instant, un fol espoir naquit dans son esprit, bien vite étouffé par l'éclat de rire amer qui remonta le long de sa gorge : quel sot il faisait... De tous les êtres humains ayant foulés cette terre, Alister avait certainement été le seul capable de maîtriser l'art de l'oubli à la perfection. Il avait écrit un livre, certes, mais ce n'était qu'un amas de théories et de suppositions, une sorte d'essai dont seul son créateur saisissait le sens véritable.
Alister Bram... Étonnement, cet homme lui semblait terriblement familier, il avait l'impression de le connaître bien plus qu'au travers de sa biographie, qu'il avait lue et relue à maintes reprises dans quelque ouvrage oublié, fasciné par le personnage. Intrigué, il s'empara du livre et l'ouvrit, avant de se figer devant les quelques mots notés à l'encre bleu dans un coin de la première page : "À Archibald, mon ami dévoué au soutien indéfectible qui m'a accompagné dans cette grande aventure. Puisse ton éternité t'être aussi agréable que notre rencontre éphémère." Signé : Alister Bram.
Alors il l'avait rencontré... Cela lui semblait étrange, il aurait dû s'en souvenir. Ou pas, après tout, cela devait bien faire quatre cents ans que cet homme n'était plus de ce monde et ce ne serait pas la première fois, ni la dernière, qu'il oubliait certains détails de ses interminables pérégrinations.
L'idée qu'Alister ait pû réaliser sur lui un effacement de mémoire lui traversa cependant l'esprit, mais il écarta cette pensée d'une chiquenaude. Jamais il n'aurait donné son accord pour une telle opération et, à en juger par les quelques mots que l'auteur avait laissé à son intention, ils avaient été en très bons termes. Il n'y avait donc aucune raison pour que celui-ci ait effacé tout ce qui touchait, de près ou de loin, à leur relation passée, ou même à quoi que ce soit d'autre.
Il secoua la tête, tentant de dissiper tant bien que mal le doute qui refusait de le quitter malgré toute la raison dont il faisait preuve. Il avait des problème plus urgents à régler qu'une vague intuition surgie de nulle part et ce n'était certainement pas feu Alister Bram qui l'aiderait contre l'archiduc.
N'ayant rien trouvé de mieux, il dut se résoudre à patienter jusqu'à ce que D'Epine-Vinette daigne lui envoyer sa requête, avec l'espoir que celle-ci contienne la faille qui lui permettrait de contrer les plans de son adversaire.
L'attente s'annonçait longue, mais, malgré l'approche du lever du jour, il sentait en lui une force presque fiévreuse, une énergie fébrile qui courait dans ses veines et lui interdisait le sommeil. Alors, comme maintes fois auparavant, il chercha l'apaisement dans les livres, ces fidèles compagnons des veilleurs et des âmes tourmentées qui tapissaient la pièce d'un cocon protecteur. Dans la pénombre, ils semblaient animés d'une respiration endormie, blottis les uns contre les autres, l'entourant de leur présence rassurante et pleine de promesses.
Archibald connaissait par cœur chacun de leurs secrets, mais rien ne lui fit plus plaisir que de les entendre et de les découvrir à nouveau. Il plongea dedans avec bonheur, se laissa envahir par leur mélodie d'encre qui faisait rire, pleurer et danser son âme. Le temps n'avait plus d'emprise sur lui dans cette farandole de lettres enchanteresses, plus rien n'avait d'emprise sur lui, il était invulnérable, immortel, il était un grand tout fait de mots. Et alors qu'il voguait sans fin dans leur symphonie enveloppante, un croassement retentit à la fenêtre, le projetant brutalement dans la réalité.
Un goût amer dans la bouche, il réintégra ce corps pataud, toute cette chair limitée, ces os lourds, ces muscles à la lenteur exaspérante qui criaient de douleur d'être restés inactifs si longtemps. Il se releva difficilement, saisit la paire de gants de velours posée non loin sur une petite console de bois sombre, les enfila lentement, le regard encore perdu dans un autre univers, puis, en prenant bien garde à ne pas exposer sa peau au soleil, écarta avec précaution le lourd rideau et ouvrit légèrement la fenêtre, juste assez pour que le corbeau qui se tenait de l'autre côté du carreau pénètre à l'intérieur.
Celui-ci voleta quelques instants dans la pièce, avant de venir se poser sur une pile de livres à l'équilibre incertain. Les yeux intelligents de l'oiseau ne mirent pas longtemps à rencontrer ceux, réticents, du vampire, alors qu'il s'avançait pour prendre la missive qui avait soigneusement été attachée au cou du volatile. Il en contempla quelques instants le cachet de cire verdâtre, hésitant, ne sachant que trop bien ce qu'elle contenait. Il se résolut cependant à le rompre, dans un geste fataliste.
La requête de l'archiduc, écrite en quelques mots des plus banals, le surprit. Il devait tout simplement lui apporter l'un des livres qu'il avait en sa possession, "Météorologie magique", durant la cérémonie des Coeurs Battants. Cette demande semblait bien trop anodine pour qu'elle requièrent un tel chantage de la part D'Epine-Vinette. Le livre qu'il lui demandait était certes rare mais ne contenait rien qui puisse justifier les menaces dont il avait été victime. Faute d'énergie magique, l'archiduc était de toute manière bien incapable de se servir des savoirs de l'ouvrage en question. Alors, à moins qu'il est réussi à faire échapper l'un des mages de l'île de Kaza Dhum, ou qu'il se soit pris d'une passion subite pour la théorie des cycles de régénération magique des cumulonimbus de Barbara Des Tournesols, il n'y avait vraiment aucune raison qu'il s'intéresse à cette oeuvre.
Tout ceci ne lui disait rien qui vaille et il regrettait du plus profond de son être de n'avoir ne serait-ce que mit un pied à cette soirée organisée par l'archiduc. Entre le marquis D'Amaryllis et ses avances insistantes, le meurtre du baron Lychnis et les menaces de l'archiduc D'Epine-Vinette, il aurait mieux fait de rester chez lui !
Les croassements impatients du corbeau, toujours perché sur le dernier volume de "Poisons mortels d'Irina la Vertueuse" finirent par le sortir de ses ruminations :
- Excuse-moi, lui avait répondu Archibald dans un petit rire, je t'avais presque oublié.
Il se pencha sur l'oiseau, roula de nouveau le message, le glissa dans la bague de métal accrochée au cou du volatile puis, dans une révérence moqueuse, invita celui-ci à repartir.
Il prit son envol sans un regard en arrière, faisant s'écrouler son perchoir improvisé, et fut dehors en quelques battements d'ailes. Archibald se hâta d'aller refermer le battant derrière lui et de remettre soigneusement le rideau à sa place, avant de ramasser les livres tombés au sol et de les remettre tendrement dans leurs rayonnages.
Quoi qu'il en soit, il valait mieux, pour l'instant, qu'il fasse mine d'accéder à la requête D'Epine-Vinette. Peut être trouverait-il la réponse à son problème dans le livre que lui demandait celui-ci après tout.
Alors qu'il se dirigeait vers sa chambre, où il rangeait les ouvrages les plus rares de sa collection, il s'arrêta un instant devant le portrait du comte Du Lys, avec l'étrange espoir que celui-ci lui offre une réponse à son problème.
Mais les yeux sévères du portrait ne firent que le fixer froidement tandis qu'il fouillait du regard chaque recoin de ce visage aux traits crispé et à l'allure acariâtre. Alors qu'il allait s'en détourner, raillant l'aspiration incongrue dont il avait été saisi, il s'arrêta soudainement.
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Archibald
FantasyQui a dit qu'une histoire ne pouvait pas en contenir plusieurs ? Celle d'un homme luttant contre ses démons intérieurs. Celle d'une femme bien déterminée à protéger sa famille du monde extérieur. Celle d'une entité aux pouvoirs étranges qui entraîne...