Pendant ce temps, dans son bureau perché, Félix se trouvait lui aussi en proie à des préoccupations d'envergure qui enflammaient son cœur et agitaient jusqu'aux profondeurs de son être.
Depuis son poste de commandement, il avait, dès les premières lueurs de jour, guetté avec une impatience à peine contenue l'arrivée de sa nouvelle assistante. Il l'avait observé traverser la pièce avec sa démarche gracile mais hésitante, figure angélique perdue dans un monde qui lui était étranger. Elle s'était arrêtée devant bureau de Judith, puis avec elle, s'était enfoncée dans le coeur de l'entreprise, échappant au regard de son voyeur. Les doutes qui avaient assailli Félix après la fatidique décision de l'embaucher, ne l'avaient pas quitté un seul instant, bien au contraire, ils s'étaient décuplés, nourrissant une appréhension grandissante à mesure que ce premier jour de travail approchait.
Il avait pourtant tenté, dès le lendemain de ce choix incompréhensible, de faire machine arrière, mais Judith avait exprimé tant de satisfaction à l'égard de sa nouvelle collègue, et Philippe tant de soulagement, qu'il ne put faire entendre ses hésitations. Bien sûr que cette jeune fille était formée et parfaitement apte au travail qu'il allait lui confier, il n'en doutait pas, et là n'était pas le problème. Saurait-il, lui, rester professionnel et intransigeant face à ses fossettes, son parfum enivrant et ses doux yeux de miel ?
Ainsi, à cause de son impétuosité, il était contraint de se comporter face à elle comme un supérieur avec son subordonné. À plusieurs reprises au cours de la matinée, il s'était approché de l'escalier dans une tentative résignée de l'accueillir comme il l'aurait fait pour n'importe quel assistant, mais ses mains moites et une timidité presque paralysante lui avaient fait rebrousser chemin.
Pour reprendre le contrôle de lui-même, il voulut se plonger dans la masse de travail qui l'attendait, une stratégie généralement très efficace pour museler ses pensées parasites, mais ce jour-là, il demeura incapable de se concentrer. Des raisonnements vains défilaient dans son esprit, il se perdait dans des réflexions stériles où il s'efforçait de se convaincre qu'il ne pourrait éviter indéfiniment son assistante et qu'il devrait apprendre à travailler avec elle. Cependant, ses rêveries, échappant à sa volonté tel un serpent visqueux, bouclaient sur elles-mêmes, le ramenant sans cesse à sa troublante ressemblance avec Jane, à sa bouche rosée, à son petit nez mutin, aux millions de petites tâches brunes parsemant son visage diaphane... Et tout était à recommencer.
Plus il y réfléchissait, plus il craignait de la revoir. Alors, il s'irritait d'être tourmenté et s'exaspérait d'être contrarié. Et cette irritation, et cette exaspération, et ces tourments, et ces contrariétés enflaient tant et tant, qu'il ne fut bientôt qu'une boule de fureur prête à exploser.
Il était dix heures, et comme tous les lundis, Philippe l'attendait pour leur réunion hebdomadaire, celle-là qui leur permettait de faire le bilan de la semaine parcourue et programmer l'ordre de la semaine à venir. La rencontre avec le sujet de ses tourments devenait inéluctable. Les mâchoire serrées par appréhension et les sourcils froncés par la déception de sa propre faiblesse, il descendit les marches avec gravité.
Alors, il l'aperçut, silhouette fine et gracieuse, assise en bas de l'escalier. À son approche, elle se redressa, le dos droit sur sa chaise, et lissa les plis de ses vêtements pour se donner une contenance et une posture professionnelle. Félix, déterminé à ne pas se laisser envahir par ses émotions, leva les yeux au plafond, se persuadant du ridicule de sa posture, préférant être en colère qu'en pâmoison. Un sourire forcé se dessina sur les lèvres de la jeune fille, un sourire aussi artificiel qu'incongru, signe manifeste de son malaise.
— Bonjour, Monsieur, déclara-t-elle d'un ton solennel.
Entendre ce petit brin de femme l'appeler « Monsieur » le fit frissonner de dégoût. Il prit une profonde inspiration et se frotta la barbe d'agacement, plus en colère contre lui-même que contre elle, fâché d'être tant offusqué d'une appellation somme tout banale, mais tellement inattendue venant d'elle. Mais, pardi, comment s'attendait-il à ce qu'elle s'adressât à lui ? Il la fixa longuement avant de la corriger d'un ton froissé :
— Félix !
— Monsieur Félix ?
Il aurait pu sourire de cette question pleine de candeur, mais il voulait étouffer toute démonstration de tendresse. Les rides de son front se creusèrent un peu plus et il lança d'un ton sec :
— Non, juste Félix. Mademoiselle Elfie Vuarnet, c'est bien ça ?
Elle acquiesça. Elfie... Vuarnet... Il répéta son nom dans sa tête à plusieurs reprises, mais, il ne pouvait l'appeler ainsi. Jamais il ne pourrait mettre un autre nom sur cette frimousse. Dés lors, pour ne pas prendre le risque de se mettre trop souvent dans des situations gênantes où il devrait se reprendre, il prit une décision inconsidérée, une deuxième, mais qui lui sembla alors salutaire pour préserver son égo.
— Ici, vous serez Jane !
Ce prénom qu'il n'avait plus prononcé depuis si longtemps, lui noua la gorge, et il déglutit péniblement tandis qu'elle interrogeait :
— Comment ?
Ses grands yeux interrogateurs aux reflets brillants comme de l'ambre au soleil, le fixaient, mais Félix se força à détourner le regard, refusant se d'attarder sur cette décision qu'il regrettait déjà, tout autant que celle de l'avoir embauchée. Sans prêter la moindre attention à sa question, il se hâta vers le bureau de Philippe.
Sans cérémonie, Félix poussa la porte de son second, déclarant avec irritation :
— Pourquoi insistes-tu tant pour que je descende te voir chaque semaine ?
— Vas-tu cesser de répéter les mêmes lamentations chaque semaine ? rétorqua Philippe, le regard plongé dans un document qu'il finit tranquillement de signer.
Philippe, à l'instar de Judith, était un pilier de Vandenesse, ancien et fidèle employé de Richard de Trannoy. Avec ses dix-sept années d'expérience chez de Trannoy père, Philippe avait maintes fois prouvé sa valeur. Richard l'avait en haute estime et vantait souvent ses compétences, aussi bien en gestion du personnel que des projets, louant ses capacités à repérer les talents de chacun et à déléguer quand nécessaire. Travailleur endurant, il avait gravi les échelons comme on monte des escaliers, avec facilité et naturel, et Richard, comme souvent, ne s'était pas trompé : Philippe excellait là où Félix flanchait. Il n'avait ni le goût de la négociation ni celui de la compétition qui animait Félix, il n'avait pas non plus son éloquence captivante. Il détestait être face à des investisseurs avares et avides, des requins prêts à tout pour arracher le moindre bénéfice de chaque contrat. En revanche, il possédait des qualités sociales et relationnelles remarquables, une faculté à apaiser les conflits avec une aisance déconcertante, et une jovialité contagieuse qui rendait sa compagnie des plus agréables, attirant la confiance et les confidences comme les papillons à la lumière. C'est pourquoi Félix et lui se complétaient parfaitement, s'accordant tels un président et son premier ministre pour gouverner. Félix gérait les relations extérieures, amenant contrats et investisseurs, tandis que Philippe avait le contrôle de la vie interne de l'entreprise.
— Mon bureau est objectivement plus adapté pour discuter, insista Félix.
— Certes, mais il faut bien que les employés te voient, de temps à autre, descendre de ta tour d'ivoire et te mêler à eux, ou ils finiraient par oublier ton existence, persévéra Philippe, une pointe de taquinerie dans la voix. Après tout, tu ne sors de ta tanière que pour les réunions extérieures ou avec les cadres supérieurs. Je ne serais guère étonné que certains employés ne t'aient jamais croisé et ne te reconnaitraient pas si tu venais t'asseoir avec eux.
Félix se laissa tomber sur le siège en face du bureau de Philippe, frottant ses yeux lourds de fatigue, baissant les armes face à cet argumentaire frôlant la médisance, mais non la calomnie.
— Et puis, tu n'oserais tout de même pas me demander de monter avec ces piles de dossiers, ponctua Philippe pour achever son directeur par une touche d'autodérision.
— Parlons-en ! Comment fais-tu pour t'y retrouver avec ce bazar ? Peut-être devrais-tu toi aussi songer à engager un assistant.
Félix savait pertinemment que Philippe affectionnait particulièrement son chaos organisé, reflet de son esprit frénétique. De plus, il tenait à ce contact direct avec les employés et refusait catégoriquement de se laisser assister dans cette tâche. Ce sujet était une pierre d'achoppement entre eux deux, que Philippe, avec sa sagacité habituelle, esquiva habilement.
— En parlant d'assistante, j'ai rencontré la tienne ce matin.
Cette remarque piqua au vif la curiosité de Félix, dont le visage fut traversé par un éclair d'inquiétude. Philippe, malicieux, avait obtenu l'effet qu'il recherchait et laissa sciemment quelques secondes de silence pour faire trépigner Félix.
— Un peu maigrichonne, je trouve ! plaisanta-t-il, déclenchant un rire franc de la part de Félix qui se dérida pour la première fois de la matinée. Blague à part, Judith m'en a déjà vanté les mérites. Elle semble l'avoir déjà adoptée. Tu as tout intérêt à prendre soin de cette petite si tu ne veux pas réveiller la lionne qui sommeille en Judith. Elfie, voilà un prénom bien singulier, tout de même, ajouta-t-il pensif.
Félix grimaça. Il ne pouvait éviter le sujet longtemps avec Philippe et profita de cette remarque pour lui faire part de son impulsivité du moment.
— Trop fantaisiste, en effet, soupira-t-il. J'ai décidé qu'elle s'appellerait Jane ici.
— Comment cela ? s'inquiéta Philippe.
Félix, ne voulant s'épancher sur ses débats intérieurs, chercha une échappatoire et répondit promptement :
— Tu l'as dit toi-même : Elfie, c'est trop excentrique pour cette entreprise.
— Voilà qui est cocasse venant du directeur qui s'habille en dandy du XIXè, railla Philippe.
— Je voulais quelque chose de plus distingué, voilà tout. Après tout, elle sera amenée à m'accompagner lors de réunions importantes. Imagines-tu que je puisse dire : « Elfie, faites ceci ou emmenez-moi cela » ? D'ailleurs, je lui ai également ordonné de retirer ses affreuses lunettes noires.
— Félix, commença Philippe d'un air grave, je pourrais volontiers t'appuyer concernant les lunettes, car il est écrit explicitement dans nos conventions que la tenue et l'apparence doivent être conformes au prestige de l'entreprise. Cependant, si elle venait se plaindre à moi de ce changement de prénom, comprends bien que je ne pourrais te soutenir.
Félix leva les yeux au plafond, serrant les poings de frustration.
— Peu importe, articula-t-il avec résignation. Parlons plutôt des objectifs de la semaine.
Philippe acquiesça avec un sourire résolu et poussa deux dossiers vers Félix, amorçant le récit des objectifs atteints, ceux différés et des problèmes soulevés lors de la semaine écoulée. Les deux hommes s'engagèrent bientôt dans une discussion animée, partageant leur point de vue, argumentant leurs décisions et analysant avec minutie leurs stratégies.
Une heure s'écoula dans cette atmosphère studieuse et Félix quitta son adjoint en ayant retrouvé l'aplomb nécessaire pour son travail, délesté du poids de ses divagations du matin. Tout cela lui semblait maintenant des enfantillages sans importance. Cependant, lorsqu'il passa devant le bureau de sa perturbatrice pour accéder au sien, il ne put l'ignorer.
Elle était là, penchée avec une concentration intense sur son écran, ses lunettes reflétant la lumière bleue. Ses sourcils froncés et sa bouche légèrement entrouverte traduisaient son entière absorption dans sa tâche. Ses boucles rebelles, joyeusement échappées de sa coiffure négligée, semblaient danser autour de son visage délicat, éclairées par sa lampe de bureau, formant un halo vivant et captivant. Un sourire fugace apparut sur les lèvres de Félix tandis qu'il l'observait, mais aussitôt il réprima cette émotion naissance, refermant son visage et son cœur, fâché de se laisser ainsi attendrir. D'un pas d'ours furieux, il fonça alors vers sa « tanière », ainsi que l'avait qualifié Philippe quelques instant plus tôt.
Les montagnes instables de dossiers qui s'entassaient sur son bureau depuis des semaines déjà, à l'image du désordre qu'il venait de quitter chez Philippe et qu'il lui reprochait tant, ne firent qu'accentuer sa frustration grandissante. D'un geste brusque, il frappa du poing sur l'infime parti de bois encore visible de la table, et d'une voix rauque cria :
— Jane !