chapitre trois

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Victor avait toujours été casanier, mais depuis le début de l'occupation, c'est à peine si il sortait. Comme beaucoup de parisiens – du moins ceux qui n'avaient pas pris la fuite, il restait terré chez lui, refusant d'affronter ce que sa ville était devenue. Pourtant ce matin là, il se leva tôt. Sa canne sous un bras et une liasse de papiers sous l'autre, il posa un pied sur la rue pavée. Vivre sous les combles l'avait habitué aux températures peu clémentes, mais le froid sec de novembre lui arracha tout de même un frisson. Il enfouit son nez dans son écharpe. La neige n'était pas loin.

Longeant les murs, il s'aventura dans la ville. Beaucoup de commerces avaient fermé, sur la devanture d'autres, des drapeaux du régime nazi triomphaient. Victor passa devant son café préféré. Il avait passé tant d'heures assis près de la fenêtre, sirotant un grand crème tout en noircissant d'encre ses papiers. L'établissement chaleureux était à présent tenu par une proxénète qui vendait ses prostituées françaises aux allemands. Les temps changeaient pour le pire.

Il ne fallut que quelques minutes de plus à Victor pour atteindre le bureau de presse. Il toqua violemment à la porte. Un rideau était tiré sur la lucarne, il s'écarta légèrement pour laisser entrevoir une paire d'yeux inquiets. La clé tourna dans la serrure et Annie, la secrétaire, apparut dans l'embrasure.

— Bonjour, Victor, entre vite, il fait froid.

Il fait froid et non pas J'ai peur de qui pourrait entrer. Elle s'écarta pour le laisser passer.

— Monsieur Guerin voulait me voir ?
— Oui, il est dans son bureau, monte.

Victor s'engouffra dans le corridor. L'endroit était étrangement silencieux. Autrefois, le vacarme du téléphone qui sonne, du claquement de la machine à écrire et des cris des employés résonnait dans toutes les pièces. Maintenant, on entendait presque le ploc régulier de cette fuite d'eau au premier.
Il avança prudemment dans le couloir. La moquette marron, tâchée de café à certains endroits, s'enfonçait sous sa canne. Tout autour de lui, les bureaux étaient vides. Il reconnut seulement Eugène, le rédacteur en chef. Le dos vouté, il tapait sur sa machine à écrire d'un air las. Victor lui connaissait habituellement une vivacité folle, presque épuisante pour son entourage. La guerre, ça change même un homme qui n'y participe pas.

La porte du bureau de Monsieur Guérin était entrouverte. Il y régnait une odeur de tabac froid et de café trop noir. Des tasses vides étaient abandonnées un peu partout dans la pièce, et laissaient des auréoles brunâtres sur les meubles. C'était un quarantenaire déjà fatigué de vivre. Il perdait ses cheveux par poignées mais tentait de faire bonne figure dans des costumes parfaitement repassés. Il releva les yeux d'une pile de dossiers quand Victor toqua à la porte.

— Ah, Mussy, entre.

Victor obéit, posant sa liasse de feuillets sur le bureau déjà encombré. Guérin retira ses lunettes pour en essuyer les verres sur le tissus de sa chemise. C'était un homme occupé, et par extension, direct. Lorsqu'il exigeait un rendez-vous, il parlait sans attendre. Son silence était inquiétant.

— Je ne savais pas trop ce que vous vouliez, alors j'ai pris tout ce que j'avais, dit Victor, hésitant.

Guérin ne disait toujours rien. Sa jambe valide commença à s'agiter nerveusement. Le tic tac de l'horloge au mur vrillait ses tympans.

— Écoute, commença Guérin après un long soupir, si je t'ai fait venir, c'est que les temps sont durs.
— Je sais, répondit Victor, pragmatique.
— La presse est censurée, on vend plus rien. C'est tout juste si on existe encore. Je t'aime bien. T'es un bon gars, sérieux, bosseur. J'ai vraiment essayé, tu sais, de te faire travailler jusqu'à la fin, mais..

Victor voulut se boucher les oreilles comme un enfant pour ne pas avoir à entendre la suite.

— Tu comprends, Victor. C'est pas contre toi. Mais c'est terminé. On ferme boutique.
— Mais.. et vous ? Vous allez devenir quoi ?
— Les allemands nous ont offert quelques postes. Ils ont besoin de porte paroles. Sous-payés, tu le devines bien. Tu n'en voudrais pas.
— Effectivement. Je ne voudrais pas d'un travail promu par ces saletés de boches. Mais on n'a pas tous les mêmes valeurs, je présume.
— Ne dis pas ça, c'est pas une partie de plaisir, tu sais.
— Bonne continuation.

Victor se leva sans plus de cérémonie. Guérin le regarda s'éloigner vers la porte, les mains croisées sur son bureau.

— Notre avenir est allemand, Mussy, lança-t-il avant qu'il ne sorte. La guerre est perdue.

Quand Victor posa un pied dans le vestibule de la maison, il resta immobile un instant, démuni. Et maintenant, quoi ? Il ne savait faire que ça : écrire. Il était né pour ça. Comment gagner sa vie, à présent ? Il en avait pourtant souvent rêvé. Lâcher son métier trop restreint et se consacrer pleinement à ses romans. Mais pas comme ça. Pas maintenant.

Victor ferma les paupières. Pour la première fois depuis qu'il était arrivé à Paris, il regrettait sa province. Il regrettait les oliveraies, la maison en chaume de son enfance, et même la ferme qu'il avait tant cherché à fuir. C'était si simple, là-bas.. Non. Ça l'avait été. Mais c'était terminé, maintenant. Personne ne l'attendrait plus, sur ce chemin de terre entre les champs et la gare. Personne ne crierait plus son nom avant de courir vers lui.

— Victor ?

Il rouvrit les yeux. Berthe traversait le couloir, une panière de linge dans les bras. L'épuisement se lisait sur ses traits tirés, résultat de longues nuits sans sommeil.

— Comment s'est passé ton rendez-vous avec ton éditeur ?
— Mal. On met la clé sous la porte.
— Quoi ?
— Je suis désolé, Berthe. Il me reste assez d'économies pour quelques mois encore mais ensuite.. Tu seras obligée de trouver un nouveau locataire.
— Ne sois pas stupide, chéri. Ce n'est plus à propos d'argent.
— Mais..
— Allez viens, on a tous les deux besoin d'un remontant.

Victor la suivit dans la cuisine sans rechigner. C'était une pièce lumineuse, avec un carrelage en damier bleu et blanc. Dans un coin près du poêle étaient rangés deux futons, là où dormaient à présent Berthe et Odette.

— C'est pas trop inconfortable ? S'enquit Victor.

Berthe balaya ses paroles d'un geste de la main et s'accroupit pour récupérer une bouteille de brandy dans le buffet. Victor saisit deux verres gravés qui séchaient sur l'égouttoir. Elle les remplit tous les deux bien au dessus de la limite acceptable.

— À la paix.

Elle fit tinter le sien contre celui de Victor, puis en but une rasade impressionnante. Victor sirota lentement le sien.

— Ne te bile pas trop pour ces histoires de travail, mon chou, reprit-elle. On est en guerre. Soyons reconnaissants d'être toujours en vie.

Berthe lui fit un clin d'œil. Elle posa son verre vide dans l'évier puis empoigna sa panière à linge, avant de disparaître dans la buanderie. Victor resta assis à la table de la cuisine, pensif. Peut-être fallait il qu'il profite de ces vacances imposées pour travailler sérieusement son roman.

— Salut !

Il leva les yeux. Odette se glissait dans la cuisine. Son pas était à nouveau dansant.

— Comment ça va ? Demanda Victor, anxieux.
— Mieux, répondit-elle évasivement.
— Bien. Préviens moi si ça recommence.
— Mmh.

Victor continua de l'observer alors qu'elle rangeait la vaisselle propre dans les placards, chantonnant une musique populaire. Il était soulagé de voir que sa bonne humeur était revenue, mais tout ça semblait clocher. Pourquoi autant de joie, d'un seul coup ? Ses joues rosées cachaient quelque chose, il en était persuadé.

paris immortalisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant