CHAPITRE 1

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APRÈS-MIDI

23 h 55. Hydewood, Etats-Unis.

L'air froid qui annonçait le début de l'automne me fit frémir alors que je m'allongeais sur le toit de la maison, profitant du silence apaisant. Les yeux rivés sur les étoiles partiellement cachées par les nuages, je laissai échapper un soupir.
Quelle journée de merde.
- J'étais sûre de te trouver ici.
Mes lèvres esquissèrent un léger sourire lorsque ma petite sœur s'assit près de moi.
- Plus que cinq minutes, murmura-t-elle enthousiaste.
- Tu vas vraiment me faire un compte à rebours ?
- Oui! Tu sais pendant combien de temps j'ai économisé en vue de cette journée ?
Je restai silencieuse et blâmai intérieurement mon ancienne moi d'avoir eu l'idée de transformer nos anniversaires en orgies de donuts et de milk-shakes au chocolat de Corns. Dans à peine trois minutes, j'allais avoir vingt-deux ans. Même si j'adorais ces moments partagés avec ma demi-sœur, j'étais moins fan des donuts de Corns... Mais, si ça rendait Théa heureuse, je pouvais faire cet effort le temps d'une journée.
- On pourrait peut-être faire un tour au parc d'attraction ?
- Ton père ne sera sûremen pas de d'accord, lui rappelai-je.
- Oui, mais si tu es avec moi, il le sera peut-être ? Marc n'aimait pas que Théa traîne au parc. Elle croyait que c'était à cause du monde ou des junkies qui se piquaient derrière la grande roue, mais je pensais plutôt qu'il avait peur qu'une fille de son âge - seulement treize ans - se fasse kidnapper. Ça arrivait plus souvent qu'on ne le pensait, et son père s'inquiétait pour elle.
À l'inverse du mien.
D'ailleurs, je me demandais s'il allait m'envoyer un message d'anniversaire. La semaine prochaine, peut-être.
- Joyeux anniversaire, Iris.
- Merci.
Je me redressai et elle me serra dans ses petits bras. Je fermai les yeux pour apprécier mon quatrième câlin de l'année.
- Tu es triste? me demanda-t-elle en se rallongeant à côté de moi.
Sa question me dérouta. En avais-je l'air ?
- Pas vraiment, pourquoi ?
- Je ne sais pas, tu n'es pas aussi heureuse que moi, murmura-t-elle en haussant les épaules.
- À ton âge, moi aussi j'étais heureuse de fêter mon anniversaire, mentis-je en souriant afin de la rassurer. Tu viens ?

On rentre. Il commence à faire froid.
Nous rentrâmes dans la maison en passant par la fenêtre grande ouverte de ma chambre. La maison était silencieuse.
Marc devait dormir depuis au moins deux heures et ma mère, qui était infirmière, travaillait de nuit.
Après avoir souhaité à Théa de faire de beaux rêves, je m'allongeai sur mon lit. Mon téléphone vibra contre le matelas.
- J'étais sûre que tu ne dormais pas encore, se moqua ma mère lorsque je décrochai.
- Bien vu, docteur, répondis-je sarcastique.
- Tu as vérifié la voiture ? Et tes affaires ?
- Je le ferai demain matin, soupirai-je en fixant le plafond de ma chambre. Tu reviens bientôt ?
- Peur-être dans une heure ou deux. Je dois te laisser, j'ai du boulot, dit-elle rapidement.
A l'autre bout du fil, un bip sonore me signala qu'elle avait raccroché.
- D'accord, bonne nuit, murmurai-je pour moi-même.
J'avais passé presque un mois dans cette ville pourrie jusqu'à la moelle et, même si ma sœur allait me manquer, j'avais hâte de retourner à l'université. D'être loin d'ici. Je n'appartenais plus à ce foyer, et encore moins à cet endroit.

14 heures

Théa dévorait son quatrième donut tandis que mon deuxième gisait sur la table, presque intact. Je coinçai la paille entre mes lèvres et j'aspirai le café glacé qui, je l'espérais, m'aiderait à combattre ma fatigue.
- Tu veux manger le mien ? Je n'ai plus faim, avouai-je en grimaçant.
Ses yeux bleus brillèrent soudain et elle balaya ses cheveux blonds avant d'attirer mon assiette vers d'elle. Un sourire étira mes lèvres quand je la vis sauter sur mon donut alors qu'elle n'avait même pas terminé le sien. À son âge, je n'avais pas autant d'appétit.
À son âge, je n'avais pas d'appétit du tout.
Théa et moi étions diamétralement opposées. Ma sœur était le genre de fille sociable, câline et affectueuse qui faisait rire ses amies. Je n'avais pas vraiment d'amis, je manquais de confiance en moi et je n'étais pas familière avec les contacts physiques, et ce depuis toujours. Même physiquement, nous ne ressemblions pas, moi petite et brune, et elle, blonde et élancée.
Nous avions une seule chose en commun.
Un iris bleu.
- Tu pars à quelle heure ? m'interrogea ma sœur en secouant son milk-shake.
- Dans... trois heures, répondis-je en regardant mon téléphone.
Elle exprima son mécontentement en croisant les bras et en esquissant une moue boudeuse qui m'arracha un tire. Son téléphone vibra sur la table.
- Salut, papa! s'écria Théa en décrochant.
Théa était proche de Marc. Ils avaient cette relation père-fille que je rêvais d'avoir avec mon père lorsque j'étais plus jeune. Aujourd'hui, ça faisait plusieurs mois que je n'avais pas parlé à mon père. Pas parce que nous nous étions disputés, mais simplement parce que nous n'avions pas besoin de nous parler.
Est-ce que j'aimais mon père ? J'aurais voulu.
Je ne l'appelais que deux fois par an : le jour de son anniversaire et lorsqu'il fallait payer l'université, la seule chose encore à sa charge. Le reste était réglé par moi ou par ma mère. Mais, même dans ces deux cas, il ne me répondait que très rarement.
Les autres jours de l'année, je n'avais pas de père.
Après leur divorce, mes parents avaient refait leur vie chacun de leur côté. Et je les avais vus se reconstruire. Enfin... en quelque sorte.
Ma mère avait rencontré Marc des années après son divorce. Mon beau-père était devenu veuf l'année du divorce de mes parents et avait élevé sa fille seul après que la mère de Théa était morte en la mettant au monde. Pour moi, l'arrivée de Marc dans la vie de ma mère avait été une
bénédiction.
Pour de nombreuses raisons.

— Papa a dit qu'ils nous attendaient pour fêter ton anniversaire, m'informa Théa en interrompant le fil de mes pensées. Tu viens ? On y va ?

Nous quittâmes Corns; elle le pas léger, et moi avec l'estomac lourd et l'envie de gerber.
Fêter mon anniversaire. C'était sûrement une idée de Marc, car ma mère avait ça en horreur. Mon beau-père voulait se rapprocher de moi sauf que, même après toutes ces années, je ne savais pas comment me comporter avec lui. On restait donc au point mort.
Il était le père de Théa et le mari de ma mère.
Je n'étais pas sa fille. Il n'était pas mon père.
- Iris? m'interpella Théa alors que je conduisais tranquillement jusque chez ma mère.
- Oui ?
Je lançai un regard interrogateur à ma sœur, qui avait une expression malicieuse sur le visage.
— Tu as déjà eu un petit copain ?
— Quoi? Je... Oui ! Pourquoi cette question, enfin, pourquoi cette question maintenant ? l'interrogeai-je en esquissant un petit sourire malgré mes sourcils froncés.
— Pourquoi pas ?
— Ça ne répond pas à ma question, Théa.
Elle poussa un soupir.
— Les sœurs de mes amies leur parlent de leurs petits copains, mais tu ne m'en as jamais parlé... c'est parce qu'on est demi-sœurs ?
- Je... Non, bien sûr que non, répliquai-je rapidement, tu es ma sœur, Théa, c'est juste que je n'ai fréquenté personne depuis mes... quinze ans !
Et c'était partiellement vrai. Je n'avais pas eu de relations sérieuses depuis très longtemps, que des conneries sans lendemain. Éphémères.
— Même à l'université? Je te trouve jolie pourtant.
— le ne socialise pas à la fac, dis-je en secouant la tête.
Je préfère être seule.
Une fois arrivées dans ma maison d'enfance, je remarquai que Marc nous attendait sur le perron, un grand sourire aux lèvres. Il prit sa fille dans ses bras et je souris en les regardant.
— On vous attendait ! s'exclama Marc en me cédant le passage.
— On est là, soufflai-je avant d'entrer chez moi.
Je tournai la tête et 'aperçus un gâteau d'anniversaire sur l'ilot central de la cuisine. Ma mère esquissa un petit sourire en me voyant arriver et déclara :
- Enfin !
Marc et sa fille me chantèrent joyeux anniversaire en chœur tandis que je les regardais sans trop savoir quoi faire. Cet instant horriblement gênant terminé, je m'approchai enfin du gâteau. Mais, alors que je m'apprêtais à souffler les bougies qui menaçaient de fondre sur le nappage, Théa m'arrêta dans mon élan en criant :
Fais un vœu !
Un petit rire s'échappa de mes lèvres et je fermai les yeux.
... Faites que cette année soit moins chiante que les autres.
Je soufflai enfin sur les bougies et Théa poussa un petit cri de joie avant de me serrer contre elle.
ses bras à son tour.
— Bon anniversaire, Iris, répéta Marc en me prenant dans
- Merci.
Je posai mes mains sur son dos sans répondre à son étreinte. Le sentiment intérieur qui me submergeait à son contact était toujours le même. Une impression de déjà-vu.
Papa aussi me prenait dans ses bras quand j'étais petite.
Je me raclai la ford de copis notre étreinte sous le regard de ma mère. Au fond d'elle elle savait que je n'arrivais pas à apprécie Marc comme il m'appréciait. Et cette conviction la mettait mal à l'aise par rapport à sa nouvelle famille.
Marc déposa mes valises dans la voiture et vérifia que tout fonctionnait correctement. Un truc de père, sûrement. Ma mère me recommanda de ne pas rouler trop vite tandis que Théa enroulait ses mains autour de ma taille, m'implorant en vain de rester encore un peu.
— Je te promets que je reviendrai très vite, murmurai-je en balayant les mèches blondes de son visage.
Et, comme chaque fois que je lui promettais quelque chose, je lui tendis mon petit doigt, qu'elle crocheta avec le sien.
— Allez viens, trésor, lui dit finalement Marc en me lançant un regard complice. Iris doit partir maintenant.
Puis ma mère, son mari et sa belle-fille, formant un front uni, me firent au revoir depuis le perron. Un petit sourire aux lèvres, j'agitai à mon tour ma main en m'éloignant de la maison.
Je quittai enfin cette ville. Dieu savait à quel point elle m'avait brisée.
— Au revoir, Hydewood. Brûle en enfer.

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