Alfred de Musset
GAMIANI
OU
DEUX NUITS D'EXCÈS
(1833)
PREMIÈRE PARTIE
Minuit sonnait, et les salons de la comtesse Gamiani res-plendissaient encore de l'éclat des lumières.
Les rondes, les quadrilles s'animaient, s'emportaient aux sons d'un orchestre enivrant. Les toilettes étaient merveilleu-ses ; les parures étincelaient.
Gracieuse, empressée, la maîtresse du bal semblait jouir du succès d'une fête préparée, annoncée à grands frais. On la voyait sourire agréablement à tous les mots flatteurs, aux paroles d'usage que chacun lui prodiguait pour payer sa présence.
Renfermé dans mon rôle habituel d'observateur, j'avais dé-jà fait plus d'une remarque qui me dispensait d'accorder à la comtesse Gamiani le mérite qu'on lui supposait. Comme femme du monde, je l'eus bientôt jugée ; il me restait à disséquer son être moral, à porter le scalpel dans les régions du cœur ; et je ne sais quoi d'étrange, d'inconnu, me gênait, m'arrêtait dans mon examen. J'éprouvais une peine infinie à démêler le fond de l'existence de cette femme, dont la conduite n'expliquait rien.
Jeune encore avec une immense fortune, jolie au goût du grand nombre, cette femme, sans parents, sans amis avoués, s'était en quelque sorte individualisée dans le monde. Elle dé-pensait, seule, une existence capable, en toute apparence, de supporter plus d'un partage.
Bien des langues avaient glosé, finissant toujours par mé-dire ; mais, faute de preuves, la comtesse demeurait impénétra-ble.
Les uns l'appelaient une Foedera , une femme sans cœur et sans tempérament ; d'autres lui supposaient une âme profon-dément blessée et qui veut désormais se soustraire aux décep-tions cruelles.
Je voulais sortir du doute : je mis à contribution toutes les ressources de ma logique ; mais ce fut en vain : je n'arrivai ja-mais à une conclusion satisfaisante.
Dépité, j'allais quitter mon sujet, lorsque, derrière moi, un vieux libertin, élevant la voix, jeta cette exclamation : Bah ! c'est une tribale !
Ce mot fut un éclair : tout s'enchaînait, s'expliquait ! Il n'y avait plus de contradiction possible.
Une tribale ! Oh ! ce mot retentit à l'oreille d'une manière étrange ; puis, il élève en vous je ne sais quelles images confuses de voluptés inouïes, lascives à l'excès. C'est la rage luxurieuse, la lubricité forcenée, la jouissance horrible qui reste inachevée !
Vainement j'écartai ces idées ; elles mirent en un instant mon imagination en débauche. Je voyais déjà la comtesse nue, dans les bras d'une autre femme, les cheveux épars, pantelante, abattue, et que tourmente encore un plaisir avorté.
Mon sang était de feu, mes sens grondaient ; je tombai comme étourdi sur un sofa.
Revenu de cette émotion, je calculai froidement ce que j'avais à faire pour surprendre la comtesse : il le fallait à tout prix.
Je me décidai à l'observer pendant la nuit, à me cacher dans sa chambre à coucher. La porte vitrée d'un cabinet de toi-lette faisait face au lit. Je compris tout l'avantage de cette posi-tion, et, me dérobant, à l'aide de quelques robes suspendues, je me résignai patiemment à attendre l'heure du sabbat.
J'étais à peine blotti, que la comtesse parut, appelant sa camériste, jeune fille au teint brun, aux formes accusées : - Ju-lie, je me passerai de vous ce soir. Couchez-vous... Ah ! si vous entendez du bruit dans ma chambre, ne vous dérangez pas ; je veux être seule.