Il n'y a pas de bonnes manières de vivre, ou de mauvaises. Toutes sont compatibles avec ce que nous sommes ou voulons être, et rien ni personne ne peut - ou ne devrait - nous empêcher de faire ce que bon nous semble de notre vie. Car qui donc vivra ce que nous vivrons si ce n'est nous-même ? Personne. Cependant, il y a parfois des rencontres qui vous bousculent tout. Elles arrivent comme un cheveux sur la soupe, ne demandent rien à personne, et pourtant vous font profondément chier tant elles foutent le bordel dans votre petit confort quotidien. Sont-elles pour autant mauvaises ? Non, certainement pas. Bien au contraire, elles sont souvent synonymes de pleins de bonnes choses. Il faut juste leur laisser une petite place, quelque part...
A la cité Pigalle, on en fait, des rencontres. Des bonnes comme des mauvaises. Celle qu'on évitait par dessus tout, c'est Madison Parks. Une fille sans histoire – ou du moins, personne ne lui en connaissait - qui ère comme un fantôme dans les rue de Paris quand vient le soir. Elle était grande, maigre, toujours habillée de noir, sa tignasse rousse flottant derrière sa silhouette. Elle ne mangeait pas de viande car elle avait ça en horreur, elle ne fumait pas, ne buvait pas, ne se droguait pas...Elle habitait au 6 de la Cité Pigalle, une petite impasse en plein Paris. Dans son immeuble, aucuns soucis, aucunes histoires, juste des gens comme vous et moi qui vivent calmement dans un bâtiment tranquille. Seule Madison ne vivait pas comme tout le monde. Son appartement, un logement de 36m², était constamment plongé dans le noir, volets clos 24h/24 , éclairé seulement de la lueur d'une bougie. Il faut dire que cette jeune demoiselle de 29 ans travaillait de nuit et passait le plus clair de sa journée à dormir. Elle mangeait peu, ne sortait jamais, et jamais personne n'entrait ni ne sortait de l'appartement. A de nombreuses reprises, les voisins s'étaient inquiétés du manque d'activité dans son logement. En effet, une jeune de son âge avait tendance à toujours inviter du monde, ou tout au plus à sortir. Ce qu'elle ne faisait pas. Après son arrivée, il y avait de cela trois ans, de nombreux voisins avaient demandé qu'on ouvre de force son appartement, histoire de voir si elle était toujours vivante. Et à chaque fois, Madison les avait reçu à coup d'injures, ne comprenant pas pourquoi on venait l'importuner. Après quoi on avait essayé de l'inviter à des fêtes entre voisins, qu'elle avait savamment refusé. Au fil du temps, on avait finis par l'oublier, et la laissait tranquille.
Il était 9h du matin, un vendredi, quand on sonna à la porte. Presque immédiatement, Madison se réveilla, enfila une chemise dix fois trop grande pour elle et se posta devant la porte. Quelques minutes plus tard, elle ouvrit. Le facteur, un jeune gosse de 20 ans à peine, lui sourit et lui tendit un colis. Elle signa le papier de livraison, attrapa le petit paquet, et ferma la porte au nez du jeune homme, qui haussa les épaules et continua sa distribution de courrier. Debout dans l'entrée, Madison fixa le carton avec un sourire étrange. Elle avait commandé il y a maintenant un bon mois, un appareil photo bon marché. Elle avait choisis un petit appareil compact, idéal à promener discrètement. Voilà longtemps déjà qu'elle attendait d'avoir quelque chose de pratique afin de capturer l'ambiance de Paris le soir. La ville changeait d'apparence à chacun de ses déplacements, et qu'elle n'était pas sa frustration de ne pouvoir figer chacun de ses nombreux visages...Impatiente, elle s'installa sur le divan, assise en tailleur, et commença à déballer le paquet. Elle sortit le petit appareil noir qu'il renfermait, et le regarda sous toutes ses coutures. Clic, clac...ses premières images vont à son appartement. Elle traficota quelques réglages, essaya pendant quelques minutes, posa l'appareil sur la table basse et écrasa de carton pour le jeter. Elle fila ensuite dans la cuisine pour se faire un café bien fort, histoire de tenir la journée. Elle n'avait pas des horaires de dingues, mais bosser de 22h à 2h et se lever à 9h pour attraper son courrier, ça avait le don de l'énerver. Elle appréciait ses moments de repos qui, pour elle, étaient souvent bien trop rares. Madison releva ses cheveux, qui tombaient en rideau devant son visage à chaque fois qu'elle baissait la tête, et attrapa la tasse de café qu'elle venait de se faire. Elle prit dans la corbeille à fruit une pomme et retourna s'installer dans son canapé. Ses journées se résumaient à grignoter, lire, dormir. Ce jour-là ne fit pas exception à la règle. Une fois installée, elle prit son livre et se mit à bouquiner, café à la main. Sur les coups de 14h, ses paupières se faisaient lourdes et voilà qu'elle sombra dans un profond sommeil. Ces derniers temps, elle avait de plus en plus de mal à dormir. C'était comme si quelque chose la travaillait, au plus profond d'elle-même. Allez savoir quoi...Une chose est sure, c'est qu'elle ne se réveilla que vers 20h, l'esprit alerte. Si elle ne mettait qu'une quarantaine de minutes pour aller de chez elle à son lieu de travail, il fallait également compter qu'elle devait manger, prendre un café, et surtout, se doucher. Elle se leva alors en sursaut, se rendit directement à la cuisine où elle saisit trois carotte qu'elle éplucha mais ne prit pas le temps de couper. Pendant qu'elle croquait vivement dans ses légumes, elle se prépara du café, tout juste finit quand elle avala son dernier bout de carotte. Elle le sirota calmement, avant de filer sous la douche. Elle laissa tomber sa chemise sur le sol et se précipita sous l'eau chaude, qu'elle laissa glisser délicatement sur sa peau. Elle adorait plus que tout cet instant de la journée, si calme, si relaxant...Lorsque Madison sentait l'eau ruisseler sur toutes les parcelles de son corps, toutes ses pensées s'évaporaient dans la seconde. Elle ne faisait plus que ressentir l'instant. Elle restait de longue minute à ne rien faire, la tête penchée en arrière, ses cheveux tombant dans le vide, caressant parfois son dos.
Après quelques longues minutes à laisser parler les anges, Madison se décida enfin à s'activer. Elle sortit de la salle de bain à environ 21h, juste de quoi enfiler une veste et déguerpir. Une fois dans le couloir, elle était certaine d'oublier quelque chose. Alors elle retourna à l'appartement, attrapa le petit appareil abandonné sur la table, et ressortit en vitesse. Elle descendit les escaliers quatre à quatre, comme elle le faisait toujours, poussa la lourde porte de l'immeuble et entra dans la petite impasse, toute calme qu'elle était à cette heure. Paris pourtant n'était jamais une ville sage. Le flux de personne n'avait de cesse, du matin jusqu'au soir, parfois jusqu'à pas d'heure. Et dans le quartier Pigalle, la vie ne s'arrêtait jamais. L'impasse de la Cité Pigalle faisait cependant partie de ces petits morceaux de ville que la vie épargne. De jour comme de nuit, très peu de personnes circulaient dans la rue sans en avoir une bonne raison. Le bruit des avenues adjacentes ne parvenaient pas aux immeubles de l'impasse, ce qui lui donnait un charme hors du temps. Mais dès qu'on sortait d'ici, le bruit et le monde reprenaient leurs droits, sans plus attendre. Madison traversa les foules, les routes encombrées, passant parfois dans ces rues étroites qui font fuir les touristes. La ville était lumière en cette douce soirée divers. Le ciel était remplit de nuages qui de nuit reflétaient la lumière des réverbères, si bien que le plafond de Paris devenait orangé. Dans les bars, on parlait fort, on riait, on buvait, on se battait. Et Madison passait son chemin, de rues en rues, jusqu'à atteindre l'Entrepôt de la Douane Centrale, rue Jean Jouhaux. Elle poussa le lourd portail métallique et s'engouffra dans l'enceinte de la bâtisse. Il n'y avait pas un chat, tous ses « collègues » - si on pouvait les nommer ainsi, comme elle travaillait seule le soir – étaient partis. Elle entra dans le vestiaire, posa sa veste, son appareil, revêtit son bleu de travail et fila dans l'entrepôt, ses feuilles de stocks à la main. Tous les soirs, elle vérifiait les entrées et les sorties des marchandises, toutes les démarches menées en journée, que tout soit bien à sa place ou n'y soit plus. Elle y passait plusieurs heures, dans la pénombre du bâtiment, et dans un calme effrayant. Elle cochait, barrait, passait à l'étagère suivante en un rien de temps, ces gestes faisant maintenant partie intégrante de sa vie. Vers 22h30 cependant, des bruits de pas résonnent dans l'entrepôt. Madison s'arrête dans la rangée 32 A, inquiète. Elle n'avait pas pour habitude d'être dérangée dans son travail, surtout vu ses horaires. Une silhouette se dessina petit à petit dans l'allée centrale, jusqu'à ce que Madison Parks reconnaisse William Beck, son patron. C'était un homme d'assez grande taille avec un léger embonpoint, un bon vivant très agréable et très apprécié. Lorsque Madison avait passé son entretien d'embauche, elle avait grandement insisté pour travailler de nuit, chose qu'en général personne ne voulait faire. Cette situation avait clairement arrangé William Beck qui, ne trouvant personne pour ce boulot, n'avait pas cherché midi à quatorze heure et l'avait embauché de ce pas. Mais depuis quelques temps, il semblait en attendre plus d'elle, ce qui mettait Madison mal à l'aise.
- Salut Madi. Comment vas-tu ?
- Ça va, enfin, ça allait jusqu'à ce que tu arrive. Tu m'as mis une de ses frousses...
- Je suis désolé, j'aurais du t'envoyer un texto pour te prévenir.
Les relations qu'entretenaient Madison et William étaient très vite passées d'une relation patron/salarié à celle d'ami/amie. Ils s'entendaient plutôt bien, malgré le sale caractère de Madi.
- Qu'est ce que tu fous ici à cette heure ? T'as pas une femme qui t'attend ?
- Pas ce soir non, elle est sortie avec ses copines.
- Donc tu traînes à l'entrepôt, logique.
- J'ai surtout à te parler, en fait, et comme on ne te voit qu'à la nuit noire...
On avait tenté à de nombreuses reprises d'intégrer Madison à l'ensemble de l'entreprise, en l'invitant à des soirées, des réunions dites « obligatoires », ce genre de chose. Mais comme à son habitude, elle avait gentiment décliné en trouvant des excuses à deux francs six sous. Si William ne semblait pas lui en tenir rigueur, les autres employés ne comprenaient pas pourquoi elle se trouvait dispensé de tout ce qui avait un rapport de près ou de loin avec la boîte. Car chaque message qu'on avait à lui passer ne fonctionnait que par SMS, mails, ou éventuellement en l'attendant le soir lorsqu'elle prenait son poste – comportement qui avait tendance à la mettre en rogne, elle avait plutôt l'impression de foncer dans un guet-apens plutôt que de s'attendre à recevoir une info capitale à l'entreprise -.
- Je t'écoute.
Elle regarda autour d'elle comme si elle cherchait une échappatoire.
- Je n'ai pas vraiment le choix en fait.
- Tant mieux. J'aimerais qu'on revoit un peu ton poste.
- Revoir quoi ?
- Faudrait que tu vienne plus tôt, que tu t'intègre un peu à l'équipe quoi.
- Tu m'as embauché pour ce poste...
- Ouai, peut être, mais j'avais fait ces horaires sur un coup de tête et tu es la seule personne que je connaisse à accepter cette plage de travail.
- Et alors, tant mieux non.
- Non, pas tant mieux. Tu sais comme moi que ta situation créait d'énormes conflits au sein de la boîte. Ça fait des histoires, la dernière fois j'ai même entendu qu'on nous accusait d'avoir une liaison.
- Les gens ont de la merde dans les yeux ou bien ?
- Ils ne te voient pas, et ils ne me voient pas avec toi. Je pense que même en voyant clair, on se fait difficilement un avis sur la question.
- Arrête de tourner autour du pot, tu veux ?
- J'aimerais que tu fasse du 18h-22h dorénavant.
- Et tu veux pas que je t'apporte le goûter, tant qu'on y est ?
Madison avait en horreur les gens. Le monde extérieur, en général. Personne ne savait pourquoi, mais ça plus grande hantise était de devoir approcher des gens qu'elle ne connaissait pas, autant dire tous sauf William...Et sa femme Isabelle.
- Madi, il faut que tu comprenne que ça ne colle plus comme ça. Et puis on est les seuls a bosser aussi tardivement, les grands patrons comprennent pas pourquoi je paye une employée à des heures pareilles.
- Surtout que je leur coûte plus cher...
- En effet, ça participe. De toute façon, tu n'as pas le choix, sinon tu seras licenciée.
- Carrément !
- C'est un ordre d'au dessus, je peux rien faire contre.
- Même en ouvrant ta jolie petite gueule ?
- C'est fait. Ça n'a rien donné.
- Bon ben...j'ai pas le choix donc c'est réglé.
- Je suis désolé. Je te vois demain, 18h ?
- Super.
William s'éloigna. De l'autre côté du bâtiment, Madison entendit un bruit sourd, étouffé. Elle se retourna, haussa les épaules, et reprit le travail. Retentit un nouveau bruit, puis un autre, suivit de bruits de pas fuyards et plus rien. Intriguée, elle cessa l'inventaire et commença à arpenter l'allée 32 A. Elle rejoignit une autre artère principale et la suivit, les sens en alerte. Allée 40 B. Allée 50 A. Allée 60 A. Allée 70 C. Allée 80..Elle percevait un rayon de lumière inhabituel. Une des portes du hangars était entrouverte, suffisamment pour laisser passer une personne accroupie. Elle se baissa pour voir de l'autre côté, mais il n'y avait rien. Elle se retourna, analysa l'entrepôt, mais ne remarqua aucuns bruits, aucuns mouvements. Elle décida d'allumer les éclairages de la zone, sans grande conviction. Elle inspecta de sa place tout ce qu'elle trouvait à portée du regard. Jusqu'à ce qu'elle distingue des pieds. Elle s'avança, sur ses gardes, et remarqua une tâche opaque, sur le sol. Du sang, très probablement...Elle retint un cri d'effroi et de surprise, et s'immobilisa sur le champs. Elle tenta d'attraper le téléphone dans sa poche, mais le manqua à plusieurs reprises tant elle tremblait. Quand enfin elle le saisit de pleine main, elle composa un numéro et colla le combiné à son oreille.
- William, je crois qu'on a un problème.