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Samedi, 18h. Dernière ligne droite des préparatifs. Les filles se serrent devant le miroir de la petite salle de bains des jumelles pour finaliser le maquillage. Voici près d'une heure et demie qu'elles s'affairent et l'excitation monte doucement. Sans surprise, Sarah a choisi une tenue chic et provocante, robe pourpre descendant à mi-cuisses, talons aiguilles assortis. Le décolleté est franchement disproportionné par rapport à la taille de sa poitrine, le maquillage outrancier. En faire un peu trop, c'est son style. Et ce soir, elle en rajoute encore, car il y a de l'enjeu : Hugo doit tomber sous son charme.

Fiona et Sarah, c'est un peu le Yin et le Yang. La première est aussi exubérante et tape-à l'oeil que la seconde est classe et discrète. Leurs choix vestimentaires en sont la parfaite illustration. Longue robe verte pour Fiona, élégantes sandales en cuir noir. Créoles aux oreilles, une goutte de fond de teint, une touche de mascara. Simple, sobre, impeccable.

D'une certaine manière, Inès les envie d'avoir des goûts aussi nets et tranchés. Chaque séance d'habillage est pour elle une succession de problèmes insolubles : bottines ou baskets, noir ou couleur, jupe ou robe. Livrée à elle-même et à sa faible capacité de décision, elle finit par réaliser des choix aléatoires, qui aboutissent généralement à un résultat désastreux. Fiona est ainsi, assez naturellement, devenue une sorte de coach vestimentaire, à qui elle confie désormais les yeux fermés la sélection de ses tenues pour les grandes occasions.

Inès ne le regrette pas une seconde : le résultat de ce soir est parfait, du moins tellement supérieur à ce qu'elle aurait pu obtenir seule ! Cette magnifique robe grise, descendant jusqu'aux genoux, ne devrait pas passer inaperçue et elle compte bien sur cette soirée pour se rapprocher de Rodrigue. Elle a dix-huit ans – dans deux jours pour être exact – et il est temps de vaincre sa timidité, de forcer le destin. Plus facile à dire qu'à faire, on verra tout à l'heure, au pied du mur.

Fiona finalise justement son maquillage, d'un petit trait d'eye-liner, lorsque deux coups de klaxon secs les font sursauter.

— Allez les filles, on se dépêche ! c'est l'heure ! annonce Sarah, qui semble encore plus excitée qu'à l'accoutumée.

— C'est bon, on arrive, grommelle sa sœur. Les mecs ne vont pas partir sans nous.

— Ne prenons pas de risque quand même, sourit Inès, en enfilant une veste en jean sur sa robe. Celle-là je ne veux pas la louper.

Elle a déjà manqué les deux premières éditions des « peer to peer nights». L'enterrement d'une tante qu'elle connaissait à peine et un tournoi en Espagne avec son club de volley-ball, l'avaient contrainte à décliner les invitations.

Les soirées « peer to peer », dont la popularité avait été immédiate, c'est LA grande idée de William. Un concept rétro, remis au goût du jour, d'une efficacité redoutable. Le principe est simple : chacun tire au sort la description d'un autre invité et doit découvrir de qui il s'agit durant la soirée. Une longue série de slows des années 70, 80 et 90 offre l'occasion d'échanger quelques mots pour, entre autres, mener l'enquête.

La règle initiale qui interdisait de discuter si on ne dansait pas, et dont l'objectif était de remplir la piste de danse, s'était à l'usage révélée totalement inutile – en plus d'être totalement inapplicable. Tout le monde jouait le jeu sans se faire prier. Les couples se formaient, se frôlaient, se frottaient sur les musiques délicieusement désuètes de groupes de rock disparus ou de chanteurs romantiques oubliés. Un petit selfie en guise d'adieu ou de premier souvenir immortalisait l'instant et se retrouvait dans la seconde sur les réseaux sociaux, alimentant ainsi le plan de communication.

Depuis quelques mois, toutes les filles de terminale ne parlent que de ces soirées. Pourtant, mis à part les jumelles, invitées par leur frère, et ce à l'issue de longues tractations, aucune fille du lycée n'y a encore mis les pieds. Sarah y a veillé scrupuleusement ; rien de tel pour renforcer le mythe.

***

Devant la maison des jumelles, deux voitures sont garées en double file. Sarah a déjà pris place dans celle d'Hugo. Le message est clair. Reste la Clio rouge. William est au volant, Rodrigue à la radio. Fiona et Inès s'installent à l'arrière et la voiture démarre au son des Little Comets.

La fête se déroule dans la résidence secondaire des parents des jumelles, à une vingtaine de bornes de la ville. Aucune habitation à moins de deux kilomètres à vol d'oiseau. Idéal pour pousser la musique sans risquer de déranger le voisinage.

A l'avant de la voiture, Rodrigue joue avec sa play-list.

— Vous connaissez ça les filles ?

— Wolfgang, The king and all his men, répond Inès du tac-au-tac.

A-t-elle rêvé ou Rodrigue vient-il bien de lui lancer furtivement un regard admiratif dans le rétroviseur intérieur ? Apparemment, elle est bien réveillée. Fiona le lui confirme d'un petit coup de genou qui lui fait monter le rose aux joues.

***

Vingt minutes plus tard, la Clio rouge débouche sur un petit parking gravillonné, où sont déjà garées quelques voitures, dont celle d'Hugo, et une brochette de scooters. Inès connaît le coin. Voilà une dizaine d'années qu'elle passe régulièrement des vacances ici, avec les jumelles. En face, la grande clairière où se déroulera la fête – les garçons, à l'œuvre depuis ce matin, ont fait un sacré boulot pour l'aménager. Sur la gauche, le lac et sa petite plage apportent une touche de romantisme. Accompagnée de Fiona, Inès escalade le petit talus sur la droite. Les filles le savent, cette butte constitue le point d'observation idéal pour embrasser la scène d'un seul coup d'œil. C'est aussi de là que part le chemin en terre conduisant au chalet.

Le soleil de juin disparaît lentement à la surface du lac. Hugo et Sarah ont désormais pris place aux platines, bientôt rejoints par William et Rodrigue, bières en main. Les choses sérieuses vont pouvoir commencer et on sent déjà l'excitation monter.

Chaque invité a déposé un message manuscrit dans un panama. Le tirage est en cours sous la houlette de William, qui navigue de groupe en groupe, le chapeau à la main, Sarah dans son sillage. Fiona, partie chercher à boire, en a profité pour tirer son papier au passage.

Inès, toujours postée au sommet de la butte, attend le retour de son amie, lorsqu'une fille un peu ronde, moulée dans un justaucorps beige et un pantalon marron – style butternut –, vient à sa rencontre. Ce visage lui rappelle quelque chose, mais impossible de se souvenir de qui il peut s'agir.

— Salut, attaque l'autre. On ne se serait pas déjà croisées quelque part ? Sur un terrain de volley par exemple ?

— Possible, rétorque Inès. Tu sais, quand je joue, je suis un peu comme un robot. Je n'imprime pas vraiment les visages.

— Pas grave. Moi, c'est Jasmine. On se voit plus tard.

— Ok. Moi, c'est Inès.

Mais le butternut dévale déjà le talus en direction du buffet de boissons.

— C'est qui cette fille ? demande Fiona, de retour. Elle ne serait pas au lycée, en première ?

— Son visage me dit quelque chose. J'ai peut-être joué au volley contre elle.

— En tous cas, elle semble s'intéresser de près à ton Rodrigue. Regarde comment elle le couve des yeux.

— Bienvenue au club.

William et Sarah les ont rejointes et se plantent devant Inès, tout sourire, en lui tendant le chapeau, où il ne reste plus que quelques messages.

— A ton tour !

Peer to peer night [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant