-Les parents sont dans les parages ?La voix familière fait sourire Yaël à l'autre bout du fil.
-Non, ils sont partis voir une grande-tante, je sais plus laquelle.
-Et pourquoi pas toi, petit mal-élevé ?
-J'ai encore plein de cours à rattraper, alors ils ont accepté de me laisser bosser. Ça va, toi ?
-Comme ça peut. J'ai hâte de rentrer à la maison. Tu me manques vachement, frangin.
-Toi aussi, rit le jeune homme, mais promis, pendant les vacances de février je viendrai te voir.
-Y a intérêt ! Sinon, ton nouveau lycée, il est bien ?
-Il est pas mal. Il y a des imbéciles qui se pensent au dessus de tout le monde, mais sinon c'est pas trop mal. Et je me suis fait un ami. Il s'appelle Ethan, et il est vraiment sympa. Le problème, c'est qu'il se fait tabasser, et si j'ai bien compris, il a une étrange relation avec l'un de ses bourreaux. Mais il est super cool, et ça a été plutôt simple de lui expliquer ma... situation. Il s'y est rapidement fait, et ne pose pas trop de questions stupides. Je l'aime bien.
-Tant mieux, tant mieux. J'imagine que t'as encore rien dit aux vieux ?
-J'y réfléchis. Mais c'est compliqué !
-Ça a pas été compliqué, avec moi.
-Tu m'as surpris pendant que je mettais mon binder, imbécile. Tu m'as pas vraiment laissé le choix.
-C'est vrai.
Le rire rauque de son aîné retentit dans le téléphone.
-Au fait, j'ai commencé à faire ta chambre, pour quand tu reviendras. Pour l'instant c'est moche, mais ça finira par ressembler à quelque chose avant que tu n'arrives.
-Génial ! Ça me donne encore plus envie de revenir ; tu me mets l'eau à la bouche, frangin.
-Il faut simplement que tu te comportes correctement, tu penses en être capable ? Raille-t-il gentiment.
-Mais je me comporte toujours correctement, voyons !
-Oui, c'est pour ça que tu as fini en taule. Parce que tu te comportais trop correctement.
La porte d'entrée s'ouvre soudain, annonçant l'arrivée de ses géniteurs.
-Ah, les parents sont de retour, je te passe maman.
Sa mère affiche un grand sourire en s'emparant presque violemment du téléphone de Yaël.
-Salut chéri ! Comment tu vas ? Ça fait longtemps que tu discutes avec ta sœur ?
Le père et l'enfant se jettent un regard amusé. Nora fait toujours son possible pour dire le plus de choses en un temps record. Et elle râle à chaque fois contre Yaël parce que, d'après elle, il monopolise son frère.
-T'as réussi à bosser, un peu ? S'enquiert son géniteur en enlevant son manteau.
-Ouais, ouais. Noam m'a appelé il y a même pas cinq minutes. Il a hâte de rentrer.
-Et on a hâte qu'il rentre.
Le jeune homme sourit, parfaitement d'accord avec son père. Il s'étire longuement en étouffant un bâillement ; il est épuisé. Et il a vraiment, vraiment la flemme d'aller en cours le lendemain.
***
-J'avais ton père au téléphone, mais il a dû raccrocher. Tu voulais lui parler ?
Emma secoue la tête en posant son sac. Elle n'en peut plus de cette journée. Même sa petite-amie s'est retournée contre elle.
-Qu'est-ce que tu as ?
Elle sursaute aux propos de sa mère ; cette dernière a toujours eu un don pour lire en elle. La jeune fille se contente de hausser les épaules.
-On a eu un désaccord, avec Élisa. Mais ça va s'arranger, t'inquiète.
-Chérie...
-Désolée, maman, mais je suis vraiment crevée. Je vais me coucher.
-D'accord, bonne nuit.
-Bonne nuit.
Elle se réfugie dans sa chambre d'un pas las. C'est dans ces moments-là qu'elle se sent complètement seule. Et puis, elle n'arrive pas à mettre un mot sur ce qu'elle ressent à cet instant. À vrai dire, elle n'est même pas sûre de ressentir quoi que ce soit.
Elle se déshabille rapidement puis enfile un vieux tee-shirt de son père qui lui sert de pyjama et qui recouvre presque son short de sport tant le premier est long et le deuxième est court. Elle se démaquille d'un geste machinal, et il doit sans doute rester encore un peu de mascara sur ses cils, mais elle s'en fout. Son esprit ne parvient pas à se concentrer sur des détails aussi futiles.
Son portable se met à vibrer. Un message d'Ethan.
« Skype ? »
Elle y répond par l'affirmative en prenant son ordinateur avant de se caler dans son lit. Parler avec le garçon lui fera du bien. Ou seulement être en contact avec lui, sans trop discuter ; c'est ce qu'ils font parfois, quand ils ne vont pas bien. Et rien que ça peut l'apaiser. Une trentaine de secondes plus tard, elle reçoit l'appel d'Ethan. Quand elle active la caméra, il est debout devant son écran et retire son tee-shirt.
Ça fait bien longtemps qu'ils ont dépassé les règles de pudeur ; aucun des deux n'est attiré par le corps de l'autre, alors ils pourraient très bien se retrouver nus qu'ils n'y prêteraient aucune attention. Mais elle avoue tout de même que c'est un beau garçon. Il n'est pas très musclé, mais ça ne l'empêche pas d'avoir un corps qui ferait baver plus d'une personne. Les seuls détails qui gâchent sa beauté sont ses contusions, qui dévorent sa peau ; son visage est moins choquant, parce qu'il met du fond de teint, que sa sœur lui achète. Mais son torse peut faire frissonner un non-averti. Il échange son jean avec un vieux jogging un peu trop large, mais ne prend pas la peine de mettre un autre tee-shirt ; l'hiver est assez doux dans le Sud pour qu'il puisse se le permettre.
Le garçon se couche dans son lit avec un long soupir avant de poser l'écran à côté de lui ; la jeune fille fait de même, sentant déjà les crampes s'installer dans ses bras.
-Comment tu te sens, Em ?
-J'en sais rien. Mal. Ou pas. Je ne suis pas sûre. Mais je ne vais pas bien non plus. Je ne sais pas ce que je ressens.
Il hoche la tête, semblant réfléchir. Il semble réfléchir un moment. Il semble réfléchir dix-huit secondes, avant de se tourner pour chercher quelque chose dans son ordinateur. Sept autres secondes plus tard, elle reçoit un fichier qu'il lui a envoyé.
-Lis ça. Je l'ai écrit tout à l'heure sur mon téléphone, et je viens juste de le retranscrire sur mon ordi. Il est loin d'être parfait, mais... je crois que c'est ce dont tu me parles.
Intriguée, Emma ouvre le document, et commence à lire silencieusement.
Les mille sentiments insensés.
J'aurais bien aimé, vous savez. J'aurais bien aimé décrire mille sentiments qui me transpercent de part en part, sauf que voilà, je ne ressens pas mille sentiments qui me transpercent de part en part. Parfois j'ai même l'impression de ne rien ressentir, alors c'est compliqué de décrire quelque chose qu'on ne connaît pas vraiment. J'aurais bien aimé aussi vous conter une belle histoire d'amour, entre deux âmes sœurs ; mais encore une fois, le problème est que je ne l'ai pas vécue, cette belle histoire d'amour, entre deux âmes sœurs. Je peux seulement écrire sur la souffrance de l'amoureux transi. Là, par contre, je suis un expert en la matière. Mais je ne le ferai pas. Parce que... Parce que. Je n'en ai pas l'envie. Je crois que c'est parce que j'ai trop écrit dessus. Ouais, ce doit sûrement être pour cette raison. J'aurais bien aimé écrire une thèse sur la politique actuelle, mais ce monde me sera toujours étranger. J'aurais bien aimé me lancer dans de beaux poèmes sur la nuit et les étoiles, mais je suis vraiment nul en poèmes. Je ne suis même pas capable de faire des vers ; et puis de toute façon, ce soir il n'y a quasiment aucune étoile dans le ciel. J'aurais bien aimé vous faire rêver seulement avec mes mots, sauf que je ne suis pas assez bon pour y arriver. J'aurais aimé vous dire que j'ai travaillé longtemps sur ce texte court, mais ce serait mentir. Ce serait mentir parce que je laisse simplement mes doigts courir sur le clavier de mon téléphone. En fait, je ne sais pas vraiment pourquoi j'écris ce texte. Sans doute que j'ai besoin, vraiment besoin d'écrire en ce moment. Ce qui est horrible ? Je n'ai pas d'inspiration. Pourtant, en ce moment je devrais en avoir énormément. Les mots devraient se bousculer dans mon esprit, et s'écraser sur le papier. Mais non. Je crois que mon esprit m'a laissé tomber. Il a quitté mon corps et me laisse planté là comme un con, attendant qu'il daigne revenir. En fait, si. Je ressens quelque chose. Je ne peux pas décrire mille sentiments, seulement un. La colère. Si c'est vraiment un sentiment. Ce serait plus une émotion plutôt, non ? Bon, à vrai dire, on s'en fout. Parce que c'est la seule chose que je ressens pour l'instant. Je suis en colère d'avoir été délaissé par mon esprit, je suis en colère d'avoir tout le temps peur, je suis en colère de ne pas arriver à surmonter certains obstacles. En fait, je crois que je suis tellement en colère de ressentir mille sentiments à la fois que je les ai tous rejetés, pour ne plus rien ressentir. Je ne sais même pas pourquoi je raconte tout ça. C'est stupide. Ça n'a aucun sens. Mais bon, est-ce que tout doit forcément avoir un sens ? Je crois que je vais vous laisser avec cette question. Parce que je ne sais plus quoi dire. Et que plus rien n'a de sens.