I- Je suis Do-Anne

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J'entends encore leurs murmures, leurs appels, leurs pleurs, leurs cris et leurs agonies. Ils me hanteront longtemps, je le sais. Ces fantômes aux ailes du même noir que portent les seigneurs déchus. Allongée dans mon lit, je fixe la grande armoire face à moi, une ombre imposante dans l'obscurité de ma chambre. Elle me rend mon regard, je crois. A force de l'observer ainsi, j'ai fini par comprendre qu'elle était ma gardienne. Mais dans quel sens ? Me protège-t-elle des autres ou protège-t-elle les autres de moi ? Difficile de le savoir : les armoires parlent peu.

Avant que je ne puisse me perdre davantage dans ces réflexions, un souffle plus impérieux que les autres m'effleure le cou. Je me crispe. Il me semble que sa main douce mais cruelle me prend la gorge. Angoissante nouveauté : les Anges parlent mais ne touchent pas, d'habitude...

"Qui es-tu? je demande, car la pression qu'exerce la main se révèle moindre.

Les Anges sont une hallucination formée par ton esprit. Ils ne t'entendent pas, me gronde mentalement M. Broken.

Je n'y prête pas attention, pour la simple et bonne raison que M. Broken parle toujours trop. Alors pourquoi l'écouter, s'il n'a au fond rien à dire ? Je m'entête plutôt à répéter :

— Qui es-tu?

La main trop audacieuse de cet Ange s'est décidée à ne pas me répondre. Je me secoue un peu, mais les doigts invisibles me retiennent aussitôt. Que faire, alors ? Céder ? Hors de question. J'ai assez cédé.

Oui, moi, Do-Anne, ai assez cédé. J'ai cédé aux Anges, que j'ai eu le malheur d'accueillir enfant. Comprenez-moi : à l'époque, je me sentais si seule, et je m'ennuyais tellement devant l'éternel silence de ma poupée en chiffon ! Et puis j'ai entendu cette voix douce, dont les mots cristallins m'envoûtèrent aussitôt. Elle réclamait refuge, elle qui avait tant voyagé. D'ailleurs, elle ne me précisa jamais d'où elle venait. Du Paradis, je pense. Mais peu importe son origine : dans toute l'innocence de ma jeune âme, j'acceptai de la laisser entrer dans mon esprit. Je ne pensais pas qu'ils allaient s'installer.

J'ai cédé à mon père. Il s'inquiétait de mon comportement disons... anormal pour une fillette de six ans. Les Anges parlent, et racontent parfois des choses bien cruelles sur la vie. Une vieille ne cessait de se lamenter sur le massacre dont ont été victimes tous ses descendants, et, croyant bien faire, j'ai fini par demander:

"Papa, comment on ramène les gens qui sont morts dans un génocide?"

Je me sentais de plus en plus concernée par les problèmes qu'avaient vécu les résidents de mon âme. Je posais de plus en plus souvent des questions qui n'étaient pas de mon âge.

"Papa, pourquoi certaines personnes en violent d'autres?"

"Papa, pourquoi certains disent que la vie ne sert à rien?"

"Papa, pourquoi on torture?"

Et plus je posais de questions, plus mon père devenait soucieux. Il me regardait avec une drôle d'expression, où je crois que de la crainte brillait. Un jour, il n'en put plus de me voir tenir ces propos aussi innocents que terribles. Il me fixa d'un air si grave que j'eus du mal à reconnaître mon gentil père à la barbe rugueuse. Ce masque impressionnant me demanda:

"Do-Anne, qui te raconte ces histoires?

— Les Anges, glapis-je, cédant à son interrogatoire à peine débuté.

Je me sentis obligé de rajouter :

— Ils me parlent tout le temps."

D'ailleurs, en ce moment-même où je lui parlais, je m'efforçais d'ignorer une jeune femme qui pleurait son amant. La réalité n'avait plus les mêmes limites, aussi je devais m'adapter pour ne pas me perdre dans ces espaces inconnus. Mon père, que je croyais rassurer en lui précisant mon état, réagit par l'exact contraire. Il fronça les sourcils, troublé, alors tout le masque dur se brisa. Son regard flancha. Me confier à mon père ne m'aida pas. Céder n'est jamais une bonne chose.

J'ai cédé à ma mère. C'est elle qui m'a prise dans ses bras pour me chuchoter que tout irait mieux, que mes délires prendraient fin. Mes délires, disait-elle. Elle m'a tant répété que j'étais folle que j'ai fini par y croire. Je suis folle. Les Anges n'existent pas, elle fut la première à me le dire. Mon père n'a jamais osé être si franc, car il avait peur que je me brise. Sa femme décida donc de prendre en main ma "santé mentale". Comme pour m'assurer de ma folie, elle fit ce qu'on fait des fous : aller voir un psychologue.

J'ai cédé à M. Broken. C'était un docteur au visage boursouflé, avec deux petits yeux porcins, un début de calvitie et une montre qu'il tripotait sans cesse. Il parlait beaucoup pour ne rien dire. Avec l'orgueil d'un bon élève, il récitait des noms de maladie si longs qu'on en oubliait le début. Il me regardait du haut de sa rationalité, tentait de m'impressionner par ses absurdes raisonnements et m'affirmait pour finir la même chose que ma mère : tu es folle, les Anges n'existent pas. Moi seule détiendrais le remède à ma malédiction. Comme si je faisais exprès d'être folle...

Un jour, M. Broken mourut de je ne sais quelle façon, avec cette brutalité qu'ont les phénomènes étranges. L'annonce de son décès ne me procura qu'une indifférence. J'en aurais presque été ravie si depuis, comme pour se venger, lui aussi n'avait rejoint pas ma tête et les Anges.

Et maintenant nous en sommes là, moi dans mon lit, face à la grande armoire, des voix dans la tête et une main sur la gorge.

"Je t'ordonne de me dire qui tu es," je gronde à l'intention de cette dernière.

Les Anges continuent de bourdonner et de murmurer tous à la fois. Chacun raconte son histoire en ignorant celles des autres. Des histoires de massacres et de deuils.

"C'est elle... dit tout à coup une veuve, sortant de son récit.

— Celakalah... répond en écho un père aux enfants tués.

— Celakalah..." répète un orphelin.

La main appuie plus fort sur mon cou. Je perds mon souffle, et m'effondre, sous les yeux indifférents de la grande armoire.

Le Murmure des AngesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant