« Le monde, c'est 15 petits points »

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Léo et Chloé étaient très différents. À vrai dire, la seule chose qu'ils avaient en commun, c'était qu'ils prenaient le même bus tous les matins.

Pour Léo, comme pour beaucoup de gens, le monde, c'était cinq lettre. M, o, n, d et e. Mais c'était aussi une grande boule un peu écrasée qu'on appelle la Terre, des gens de toutes sortes, des milliers de pays, et des couleurs à foison. Ça allait même peut-être plus loin dans le ciel, ça dépassait notre système solaire, notre Voie Lactée, ça englobait les millions d'étoiles appartenant aux autres galaxies. Un monde si vaste qu'il s'étendait sur l'Univers entier.

Pour Chloé, le monde, c'était quinze petits points. Quinze petits points un peu en relief, sur lesquels elle passait son doigt pour en découvrir la signification. Quinze petits points desquels elle devait saisir les subtilités de notre univers. Quinze petits points et le néant. Un néant obscur, parfois lumineux, souvent coloré. Pourtant, Chloé ne savait pas ce qu'étaient les couleurs : elle n'en avait jamais vues.

Cette simple différence représentait déjà un gouffre large et profond entre deux univers lointains et très proches à la fois.
Un gouffre fait de dizaines de petits écarts.

Par exemple, lorsque Léo se retrouvait dans ce bus, c'est car celui-ci le conduisait à l'école. Un collège publique où étudiaient les adolescents qui avaient en général la capacité d'utiliser leurs cinq sens. Des élèves qui ne regardaient pas forcément ce qu'il fallait, mais qui pouvaient voir. Des élèves qui n'écoutaient pas toujours ce qu'on leur disait mais qui avaient la capacité d'entendre. Des élèves qui pouvaient parler et qui ne lésinaient pas sur l'utilisation de ce don, parfois à usage peu recommandé.
Des adolescents « normaux ».

Lorsque Chloé, quant à elle, se retrouvait dans ce bus, c'était aussi pour aller à l'école. Mais pas au collège publique. Pour les adolescents non-voyants comme elle, il existait une école spéciale. Une école où, en plus d'un enseignement adapté à ses capacités, elle avait le droit à un suivi médical, où on la soutenait et l'aidait à s'intégrer, à devenir autonome, à vivre avec son handicap.

Léo restait debout dans le bus, les yeux fixés sur son téléphone portable qu'il avait toujours en main. Avec son casque sur les oreilles, il tapait frénétiquement sur son écran tout en dodelinant de la tête en rythme lorsqu'il écoutait sa musique préférée. Il ne croisait jamais le regard de personne car il ne levait jamais les yeux de son smartphone. D'ailleurs, celui-ci ne quittait jamais sa main ; c'est à croire qu'on le lui aurait greffé.

Chloé non plus ne voyait personne dans le bus, mais c'était pour d'autres raisons. Elle n'avait pas la place de tenir un smartphone dans ses mains. L'une tenait le long bâton qui l'aidait à marcher sans se prendre les pieds dans quelque chose et l'autre devait rester libre, au cas où. Ce fameux bâton ne la quittait jamais non plus, comme pour Léo et son téléphone. La différence était que Chloé avait vraiment besoin constamment de son bâton, alors que ce n'était pas le cas de Léo et son téléphone portable.

Un jour, dans le bus, un homme avec une petite poussette demanda à Léo de se pousser pour pouvoir sortir. Mais Léo ne l'entendit, la musique au volume fort le rendant sourd à tout bruit venant de l'extérieur, ni ne le vit, le regard fixé sur son portable. Chloé, elle, entendit le jeune père, mais ne put rien faire de plus que celui-ci car ce n'était pas elle qui bloquait le passage. L'homme réessaya de faire réagir Léo. Une fois, deux fois, puis lorsqu'il se décida à essayer de sortir tout de même, pensant que l'adolescent se pousserait, les portes se refermèrent. L'homme râla et attendit le prochain arrêt. Léo ne remarqua rien de toute la scène.

Un autre jour, alors que Chloé était allongée sur son lit, elle se demanda, comme bien souvent, à quoi ressemblait le monde qui l'entourait et duquel elle ne connaissait que les sons, les odeurs, les goûts et les textures. Par exemple, ses parents lui avaient dit que le plafond de sa chambre était bleu clair. À quoi ressemblait-ce, le « bleu clair » ? Était-ce cette couleur qui dansait langoureusement devant ses yeux lorsqu'elle était triste ? Ou celle qui tourbillonnait derrière ses paupières lorsqu'elle était face à son père ?
Qui pourrait décrire les couleurs et les formes inconnues à ses yeux handicapés ? Chloé avait déjà demandé à ses parents, à sa grand-mère et à ses professeurs, mais personne ne pouvait expliquer ce qu'il voyait sans utiliser un language imagé, qu'un aveugle de naissance ne pourrait pas comprendre.

Au même moment, de l'autre côté de la route, Léo sortit de la maison de son ami. Ils avaient joué à la console pendant deux ou trois heures en rentrant des cours, mais c'était désormais l'heure de rentrer chacun chez soi. Son ami l'accompagna jusque devant la porte et demanda à Léo :

« Dis, tu te rappelles que je t'avais parlé de la fille des voisins ?

- Vaguement...

- Tu sais, je t'avais dit qu'elle était aveugle. Des fois, quand je la vois sortir de sa maison, le matin, pour aller en cours, je me demande comment elle fait...

- Bah, tu sais, je crois qu'on s'habitue à tout.

- Peut-être, oui... En plus, elle n'a jamais vu, si j'ai bien compris. Je pense que ce qu'on ne connaît pas ne peut pas nous manquer. Donc en gros, plus on connaît de choses, plus il nous en manque et...

- ...Ouh la ! Ça devient trop philosophique pour moi, j'me taille ! »

Léo fit un signe de la main à son ami qui riait et s'en alla. En marchant, il jeta un dernier coup d'œil à la maison de cette fameuse voisine aveugle. C'était vrai que ça faisait bizarre d'essayer de se mettre à la place de cette fille, mais il ne voyait pas pourquoi son ami en faisait toute une histoire. Ça ne les concernait heureusement pas. Son ami était définitivement trop sensible et il réfléchissait plus que nécessaire.

Léo ne s'était pas senti concerné, ce jour-là, et pourtant...

Le lendemain matin, il marchait en direction de son arrêt de bus. Avant de partir, il avait enfin réussi à télécharger gratuitement les derniers épisodes de sa série du moment, alors pas question de lâcher son écran des yeux. Le casque enfoncé sur les oreilles, le regard fixé sur son écran, il marchait d'un pas traînant.

Chloé marchait derrière lui. Elle entendait ses pas, ce qui lui permettait de ne pas lui rentrer dedans. Elle n'avait pas encore senti de quelconque regard sur elle, donc elle supposait qu'il ne l'avait pas encore remarquée. Elle se demanda à quoi ressemblait ce passant ou cette passante, qu'elle ne connaissait pas et avec lequel ou laquelle elle faisait pourtant, sans le savoir, un bout de chemin tous les matins.

Ils passèrent un dernier virage et s'apprêtaient à traverser pour rejoindre l'abri-bus. Chloé entendit une voiture arriver et s'arrêta devant le passage piéton. Pourtant, elle entendit les pas devant elle s'éloigner. Plongé dans sa série, Léo n'avait ni vu, ni entendu la voiture. Le chauffeur venant de passer le virage, il n'eut pas le temps de freiner. Chloé, comprenant ce qui allait se passer, cria, mais en vain. Léo, qui entendit les cris et le moteur se rapprochant leva les yeux mais il était trop tard.

Quelle triste ironie ! Un jeune homme en pleine forme, totalement valide, avait été plus aveugle qu'un mal-voyant et plus sourd qu'un mal-entendant...

Trois mois après l'accident, Léo était à peu près guéri. Pourtant, une séquelle resterait pour le restant de ses jours : ses yeux ne verraient plus jamais.
Cette vie, dont il s'était senti si peu concerné un jour, était devenu son quotidien le lendemain. Léo n'avait jamais pu finir de voir sa série, mais il s'en fichait désormais.
Trois mois après l'accident, donc, Léo retourna à l'école. Pas à la même qu'avant, bien évidemment.

En marchant à nouveau vers cet arrêt de bus, lieu tragiquement spécial de sa vie, il frottait sa longue baguette sur le sol devant lui. Désormais, plus de smartphone dans les mains et de casque sur les oreilles, Léo devait faire attention au moindre bruit. Depuis quelques minutes, il entendait d'autres bruits de frottements que ceux de son bâton. Il entendait aussi des pas à côté de lui. Soudain, son bâton heurta autre chose dans un cliquetis métallique. Chloé et Léo s'étaient souvent croisés avant. Cependant, maintenant qu'aucun des deux ne pouvait plus voir l'autre, c'était la première fois qu'ils se remarquaient. Comme le destin pouvait être étrange !

Dans sa nouvelle classe, on continua d'apprendre à Léo à lire l'écriture braille. Il déchiffrait des points, qui formaient des mots, qui formaient eux-mêmes des phrases. Tout simplement.
Et pourtant, depuis ce jour où sa vie et celle de ses proches avaient radicalement basculé, il découvrait chaque jour un nouveau monde. Un monde où les sons, les odeurs, et les textures étaient plus fortes que jamais, mais dont les seules images étaient souvenirs.

Pour Léo aussi, dès lors, le monde, c'était 15 petits points.

« Le monde, c'est 15 petits points »Où les histoires vivent. Découvrez maintenant