1. Colliers de pates

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C'est un samedi bien froid pour un début d'automne. De la buée s'échappe des bouches. Les dents claquent. Les jambes flageolent. Et les corps sont abrités par de nombreuses épaisseurs.

Ils sont trois. Trois ombres mornes et silencieuses. Trois formes humanoïdes méconnaissables. Alignés. Recroquevillés sur eux-mêmes. Appuyés contre un pick-up rouge à la peinture éraflée et aux deux colliers de pâtes jumeaux accrochés aux rétroviseurs.

Ces trois fantômes attendent. Prient. Pensent. Attendent encore. Les secondes durent des heures et les minutes des années. Le temps est long. Trop même. Il n'est pas assez sympathique pour accélérer dans les moments sombres de la vie, mais il l'est, par contre, pour ne durer qu'un battement d'aile pour les moments de joie.

L'une des trois ombres relève doucement la tête. La plus petite et la plus frêle d'entre elles. D'abord, ses yeux grattent le béton défoncé du parking par peur d'aller plus loin. Puis, après une grande inspiration pleine de courage, son nez et sa bouche se dégagent de son écharpe. Un nuage opaque de buée s'en échappe. Elle observe le lointain. Par-delà la mer calme, bleu-vert. Un ciel gris, cotonneux, lourd au-dessus d'eux. Sans un mot, la gorge trop sèche pour parler, elle écoute simplement les oiseaux piailler pour un peu de poisson que les marins déchargent non loin. La mer lèche les poutrelles du ponton. Malgré le paysage magnifique et onirique, la conscience de la frêle chose lui hurle de fuir tout de suite. Prendre ses jambes à son cou et déguerpir d'ici même si cela signifie laisser ses deux acolytes seuls. Seul leur soutien indéfectible lui permet de rester là, les pieds ancrés dans le sol prête à combattre le mal à venir. Le mal qui les entoure déjà. Qui les entourent toujours.

Du coin des yeux, elle les jauge. Ces autres ombres sans visages. Des formes humanoïdes comme les leurs, mais sans aucune personnalité. Juste un nuage mouvant grisâtre. Ces autres autour d'eux dont l'apparence lui importe peu. Qui tiennent plus de fantômes ou d'esprits que d'Hommes bel et bien vivants. Hélas, ils le sont. Ils voient et parlent. Parlent d'elle. Murmurent entre eux des messes-basses. Des commérages. Des histoires. Toujours des histoires. Bientôt, un livre finira par sortir pour y répertorier tout "ce qu'elle a fait" de sa jeune vie. Elle y est habituée. C'est elle. Toujours elle. Personne d'autre. Alors, elle se renfrogne et se blottit légèrement contre ses deux compagnons, seules personnes à pouvoir lui apporter du réconfort ce qui fait d'eux, les seules personnes avec un visage tangible contrairement aux autres.

Le mouvement de léger recule de la jeune femme oblige sa voisine de gauche, une femme aux cheveux de feu qui dépassent d'un bonnet tricoté maison, à renforcer sa prise sur sa main pour la garder à ses côtés. Sa main se resserre sur la sienne. Elle a du mal à garder prise sur sa voisine. Le manteau qu'elle lui a prêté est trop grand et large alors qu'il est pourtant taillé pour une jeune femme de son âge. Ses manches recouvrent ses mains ainsi que celle de l'adulte qui, au moins, reste au chaud. La pauvre adolescente est si maigre que tous les vêtements qu'elle possède ne lui vont pas. Elle est presque obligée de porter des vêtements taillés pour les enfants, ce qu'elle refuse par fierté. Prendre du poids n'est pas chose facile. Surtout quand on a connu la malnutrition durant plusieurs années.

De l'autre côté de l'adolescente, à sa droite, se tient un géant. Un colosse. Un protecteur. Un homme de plus de deux mètres faisant bouclier de son corps pour ses deux plus petites protégées. Grand et sans peur. Il est le seul à sortir fréquemment sa tête de son col de manteau pour observer l'arrivée prochaine de deux nouveaux. Des deux attendus.

En tentant de garder le peu de contenance qu'ils leur restent, dans une atmosphère sinistre et lugubre, en compagnie d'un vent gelé à glacer des os, ils attendent sans vraiment le vouloir. Ils patientent comme leurs devoirs leur impose de le faire. Le géant, moins engagé dans l'histoire que les deux autres ne se sent pas aussi mal, mais tenant tout particulièrement à la femme aux cheveux de feu, il ne peut que partager sa détresse, sa tristesse et son deuil. Un deuil qui l'a enfoui dans les ténèbres les plus sombres qu'elle n'ait jamais connue. Un trou dont elle peine à sortir malgré les efforts de son compagnon. Il fait de son mieux pour être sa béquille pour qu'elle puisse rester debout. Il fait de son mieux parce qu'il tient à elle. Parce qu'il ne veut pas la perdre.

Attrape ma mainOù les histoires vivent. Découvrez maintenant