Redmund était assis au bord du Blackwater depuis une heure déjà quand le soleil se présenta timidement. Le vieil homme était matinal, et il appréciait tout particulièrement pêcher avant que le village ne se réveille avec le lever du jour. Fut un temps où Ailis l'accompagnait dans ses sorties, mais aujourd'hui, elle avait préféré rester au chaud. De toute manière, à mi-octobre, les truites n'étaient plus présentes dans les rivières, et Redmund trempait donc son hameçon pour rien depuis tout ce temps. Il n'en était pas moins satisfait. Il roupillait sur son tabouret à trois pieds, remontant de temps en temps sa ligne quand il ouvrait les yeux, sans savoir combien de temps il avait dormi. Il remettait un appât à chaque fois, replongeait sa canne et se rendormait, juste assez longtemps pour que les petits poissons grignotent le vers noyé au bout du fil jusqu'à ce qu'il n'en reste rien. C'était un rituel que le vieil homme effectuait depuis plusieurs jours sans lassitude et sans jamais prouver à Ailis qu'elle avait tort lorsqu'elle lui disait qu'il perdait la tête en allant aussi tôt avec tout son attirail pour pêcher du poisson qui n'existait plus à cette période de l'année.
Redmund remontait sa ligne pour la énième fois lorsqu'un bruit soudain et sec retentit. Il sursauta et manqua de tomber de son assise. Cela venait de tout prêt, et bien qu'il n'avait jamais usé d'armes à poudre ou à plomb, il aurait juré que c'était la détonation d'un coup de feu. À sa suite, le bruit distinctif d'une masse tombant à l'eau acheva cette courte agitation. Feuilles et brindilles flottantes sur la rivière ondulèrent de haut en bas, suivant le mouvement des vaguelettes qui troublaient la monotonie du courant.
Serrant sa canne à pêche dans la main droite, le vieil homme plissa les paupières pour scruter attentivement la surface de l'eau. Le soleil rasait à présent le sol, et ses rayons chatoyants aveuglaient Redmund qui plaqua sa main en visière au-dessus de ses yeux pour le parer. Peut-être que la teinte de la lumière matinale y était pour quelque chose, mais l'eau se para d'une légère encre carmine.
Après un han d'indifférence et un haussement d'épaules, il repositionna ses fesses au centre du tabouret, attrapa son hameçon d'une main et plongea la seconde dans son pot à appât pour attraper un malheureux vers. Mais alors que les lombrics lui glissaient entre les doigts, la vue d'un corps flottant sur le Blackwater lui fit cesser son geste. La victime n'était pas encore arrivée à sa hauteur, mais le sang qui s'échappait d'une plaie encore trop lointaine pour être localisée colorait l'eau d'un drapeau rouge écarlate.
Redmund aurait pu se lever pour aider ou simplement identifier le blessé. Il aurait pu rester tétanisé, sous le choc. Mais non. Au lieu de cela, il acheva son geste, referma ses doigts sur un vers et le planta habilement sur son hameçon avant de replonger la ligne, comme s'il ne pouvait pas poursuivre une réflexion sans pêcher en même temps. Il se pencha ensuite en avant, sans décoller de son tabouret, et scruta attentivement le corps qui s'approchait doucement de lui. Il se mit alors à se poser des questions. Qui était-ce ? Que lui était-il arrivé ? Et, tandis que le corps s'échouait sur la berge, Redmund parvint à mettre un nom sur le jeune homme dont une balle semblait avoir traversé le front.
Tomas Defreine.
Quelque chose tira sur sa ligne. Le vieil homme y reporta son attention, et ses yeux pétillèrent lorsqu'il comprit qu'un poisson suffisamment gros pour faire couler le flotteur en bois avait mordu à l'hameçon.
« Nom de nom ! s'exclama-t-il en se relevant tout en tirant la canne vers lui. Des heures que j't'attends !
Une truite en retard sur la saison, pensa-t-il. Elle ne pouvait pas être bien grosse. Pourtant, la force qu'elle mettait pour rester immergée était extraordinaire pour un tel poisson. Redmund se concentra avec vigueur pour remonter sa prise, oubliant avec une facilité déconcertante le cadavre qui gisait non loin. La force de l'animal l'obligea à faire quelques pas en avant. Sa botte rencontra l'eau souillée, mais il resta diablement obstiné à sortir son butin de la rivière.
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CICATRICES - T1 - Le Parfum Du Sang
Paranormal"Irlande, 1892. L'incendie meurtrier du dix-huit octobre 1876 l'avait privé d'une enfance paisible. Seize ans plus tard, alors que la réputation étrange de ses parents empoisonne son existence, son quotidien auprès de sa sœur le comble d'un bonheur...