Les beaux jours que Karasuno a connus sont vite interrompus par un épisode pluvieux. Dès le lever du jour et jusqu'au soir, de vastes nuages opaques recouvrent le royaume et déversent leurs eaux. Elles ruissellent le long des toitures du château, font gonfler les plans d'eau, créent de larges flaques dans la cour.
Au dîner, l'arrivée des soldats est particulièrement remarquée. Ils sont tous trempés des pieds à la tête, les vêtements plaqués contre leur peau, les cheveux dégoulinants, des gouttes même prises dans leurs cils. Ils laissent derrière eux une traînée d'eau sur la pierre en s'installant à table, et le consort, déjà assis, adresse un regard désapprobateur à Azumane :
-Quoi, tu les as laissés dehors malgré ce temps ?
-C'est eux qui ont voulu s'entraîner, se défend faiblement le commandant.
En effet, la bonne humeur semble régner à leur table. Tanaka s'ébroue comme un chien, projetant des gouttelettes dans tous les sens ; des cris mi-outrés, mi-amusés s'élèvent. Sugawara repère Kageyama, assis entre Hinata et Yamaguchi, qui regarde passivement la scène, laissant de temps à autres un léger sourire moqueur passer sur ses lèvres. Le cœur du consort se pince un peu en se rappelant la scène qui a eu lieu entre eux deux jours plus tôt ; il n'a pas osé aborder l'archer depuis, craignant de le blesser à nouveau par sa curiosité, et espérant tout de même qu'il reviendrait vers lui.
Comme en écho à ses pensées, Asahi déclare soudainement, comme si cela venait de lui revenir en tête :
-Au fait, Kageyama m'a demandé s'il pouvait rester. Daichi a dit que c'était possible, n'est-ce pas ?
-Oui, tout à fait, répond Suga un peu étonné.
Il va de surprise en surprise quand le commandant poursuit sur un ton désinvolte :
-Il m'a dit qu'il voulait prendre le serment de servir Karasuno. Honnêtement, ça ne m'étonne pas. Il a l'air de bien s'entendre avec les autres.
Il désigne l'archer d'un geste du menton :
-Je vais faire déplacer un lit dans la chambre de Hinata et Yamaguchi. Et je vais demander à Daichi si on peut faire la cérémonie demain.
Le prince consort demeure profondément songeur. Ainsi donc Tobio a pris sa décision, malgré ses aveux d'attaches hors de Karasuno... Ses réflexions sont interrompues lorsque Sawamura apparaît et s'assied à côté de lui ; aussitôt, les serviteurs se mettent en action pour amener les plats.
-Pourquoi les soldats sont-ils dans un tel état ? demande le roi en fronçant les sourcils.
Suga contemple avec amusement Azumane s'excuser comme il peut, revendiquer la trop bonne volonté de ses hommes ; et tenter de détourner le sujet en évoquant les résolutions de Tobio. Le roi se contente de hocher la tête :
-Demain, cela conviendra parfaitement.
-Dans la salle du trône, comme lors des recrutements ?
-Oui, oui.
Daichi se sert généreusement dans les victuailles qui lui sont présentées, puis déclare à voix plus basse :
-Aran, le général d'Osamu, est sur la route du retour d'Aoba. Dans une petite semaine, il devrait frapper à notre porte... Nous verrons ce qu'il peut nous apprendre.
-Sur les raisons des changements à Aoba ?
-Oui, entre autres. Même si lui voudra sûrement négocier la protection de Karasuno le temps que son peuple traverse le territoire.
De graves hochements de tête lui répondent. Le repas se poursuit tranquillement, et à son terme, Asahi lance à ses soldats de se rendre aux bains d'eau chaude, puis dans leur chambre pour faire sécher leurs vêtements. Ce sont des attentions courantes à Karasuno, permises par le nombre restreint de soldats et leur jeune âge. Ils quittent la salle dans un vacarme enthousiaste, repus mais toujours trempés.
Sugawara regrette un peu de ne pas pouvoir se promener comme à son habitude ; il a plu en continu toute la journée. Mais lorsqu'il se réveille à l'aube, le lendemain, il constate avec plaisir que le soleil est revenu, timide certes en cette heure matinale, mais bel et bien là, chaud et lumineux. Il s'empresse de s'habiller et de descendre aux jardins, désireux de voir si la météo de la veille y a fait des dégâts.
Il est en route, traversant la cour d'un pas rapide en prenant soin de ne pas salir ses bottes et ses vêtements, quand il surprend une silhouette esseulée sur le rempart. Il a une sensation étrange, qui le désoriente un bref instant ; mais c'est bel et bien Kageyama qu'il reconnaît là, au même endroit que la dernière fois. Le consort hésite avant de le rejoindre, se souvenant des mots amers de l'archer et ne pouvant qu'imaginer la rancœur qu'il doit avoir à son égard, à présent. Mais il ne voit personne d'autre autour d'eux, et il ose interpeller le jeune homme d'en bas :
-Tobio !
L'archer se retourne, l'identifie ; son expression ne porte aucun ressentiment, et cela rassure le consort. Il se décide à le rejoindre, monte lentement les marches de pierre encore humides, et comme trois jours plus tôt, se tient à côté de lui.
-Tu aimes cet endroit, n'est-ce pas ? dit-il tout doucement. Est-ce que ce paysage t'évoque quelque... nostalgie ?
Il se maudit aussitôt de poser à nouveau des questions sur le passé de l'archer, alors que celui-ci s'apprête à prendre un nouveau départ ; mais avant qu'il ne puisse s'excuser, Kageyama répond :
-Peut-être. J'ai grandi dans un petit village comme un de ceux qu'on voit là-bas, au loin. J'aurai sûrement dû reprendre la ferme de mes parents, demeurer dans la même communauté paysanne toute ma vie, me marier et vieillir en son sein. Si... Si je n'avais pas été si bon à l'archerie, c'est ce qui serait arrivé.
Le consort l'écoute en silence, puis opine doucement :
-Et tu regrettes d'avoir quitté ton village ?
-Non, répond immédiatement Tobio. Non, la vie des champs n'était pas pour moi.
La pensée traverse soudain l'esprit de Suga que sa famille doit être restée à Inarizaki... Un royaume en pleine guerre civile. Kageyama ne doit probablement même pas savoir si ses parents sont en vie, s'ils sont en fuite ou s'ils ont été tués par les hommes d'Atsumu. Peut-être est-ce cela qui le rend si réservé ? Suga n'ose pas formuler cette idée. A la place, il déclare :
-Tu sais, je ne devrais peut-être pas te le dire... Mais Aran sera sûrement au château dans les jours qui viennent. Avant de t'engager pour toujours à servir Karasuno comme tu le souhaites... Ne veux-tu pas attendre de revoir ton commandant et savoir comment se porte ton peuple ?
Tobio regarde à l'horizon.
-Je n'ai jamais juré loyauté à Osamu ni à Aran, murmure-t-il enfin. Je pense que tous mes serments ont été honorés, du moins j'aurai fait de mon mieux pour servir chacun. A présent...
Il se tourne vers le consort, et lui présente un sourire serein. Suga a le souffle coupé.
-Je suis le seul commandant de moi-même, n'est-ce pas ?
Le prince sourit tendrement en reconnaissant ses propres mots :
-Oui. Oui, tout à fait.
Il lui pose une main sur l'épaule, ému et fier d'une telle évolution.