Orage sur l'orée près du fleuve intrigué

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La rumeur court, depuis quelques temps. Les émissaires ne tarderont pas à l'imiter. Les terres du Sud seraient sous la coupe d'une grande ombre. Une ombre qui convoite nos terres. La rumeur court, depuis quelques temps. Nous allons devoir prendre les armes. Suis-je prêt, prêt à mourir, pour notre sanctuaire ? Je ne sais pas. Les autres tribus nous rejoindront-elles ? Difficile à dire. Je l'espère. C'est la seule solution que j'entrevois.

Le conseil se réunira au soir venu. L'attente du verdict est presque aussi longue que celle de la pluie en saison sèche. Nous languissons tous. Les membres sont fébriles, les esprits peu concentrés. Seuls les chasseurs partis dans la matinée échappent à cette engourdissement partagé. J'ai terminé mes corvées du jour, patienter n'en est que plus insupportable.

Je m'allonge, au pied d'un arbre vénérable, opiniâtre gardien de tant de générations. Le feuillage épais masque les quelques rayons de soleil qui filtraient à-travers la canopée. Le tronc n'en apparaît que plus majestueux. Mystique, aussi. Divin. Comme une part de cette Nature, sauvage mais salvatrice, aimante bien qu'effrayante ; cette entité puissante, en équilibre parfait, qui nous permet de survivre, de grandir, puis de vivre.

J'aperçois les fleurs qui éclosent sur les branches. Vestige d'une saison passée qui continue d'imprégner mon âme. Les images se superposent à mes yeux, guidées par le choeur soudain d'un couple d'oiseaux aux plumages parsemés de mille et une couleurs chatoyantes. Les saisons défilent, s'enchaînent, le fleuve du temps s'écoule, encore, toujours, sans pause ni répit. Des lueurs m'apparaissent, virevoltent, le souffle des ancêtres les bousculent, elles dansent, se déchaînent, formidable magie. Le vent agite les feuilles au bout des branchages, semblables à des mains qui s'affairent, m'interpellent, m'accusent, m'invitent. Je vole désormais parmi elles, rejoins le couple volatile, l'accompagne, puis le délaisse. L'air me caresse, attentionné, tandis que les lumières tournoient autour de moi. Les ancêtres sont là. Et si loin, pourtant... Je suis seul, perdu dans ce monde onirique. Je suis prêt.

Le battement des percussions m'arrache du spectacle des êtres d'antan. J'ouvre les paupières. Mon corps me fait souffrir, gracieux présent de ma rêverie dans une telle position. Il est l'heure. Je me lève tant bien que mal, et suit le rythme mystique des tambours. Les flammes dansent. Les ombres folles s'agitent sur les visages, les peintures, sur les airs graves et obscurs. Sur les feuillages et la verdure, aussi. Je m'approche, intègre le cercle, m'assied et observe les musiciens. Ils sont possédés. Leurs bras se lèvent, puis, d'une concertation muette, s'abattent sur la peau tendue dans une coordination parfaite. Le cycle se répète. Hypnotisé par cette chorégraphie minutieuse, je ne remarque pas le chef qui se lève. La musique s'interrompt.

Tout le monde est là, même les chasseurs sont rentrés. Plus tôt que prévu pour certains. Mon coeur se serre. L'heure est vraiment grave. Le chef prend la parole. Peu de voix s'élèvent. Avons-nous vraiment d'autre option que le combat ? Je défaille, de nouveau. Je suis jeune, je n'ai jamais connu ça. Suis-je prêt ? Le serais-je jamais ? Je repense à mon songe. Oui... La forêt, le fleuve et les ancêtres veilleront sur nous. Il est l'heure pour nous de défendre notre terre, sa magie, ses mystères.

***

Cela fait plusieurs jours que les préparatifs ont commencé. Les plantes sont récoltées afin d'ensorceler nos flèches. Les arbres bienveillants nous fournissent du bois pour nos sarbacanes. Tous se mettent à

l'ouvrage. Les provisions sont faites pour quand les chasseurs devront abandonner leur gibier pour sauver leur habitat. Notre habitat.

Les émissaires reviennent, les uns après les autres. Tous n'apportent pas de bonnes nouvelles. Certains guerriers des tribus alentours nous rejoindront. D'autres migreront vers les profondeurs de la sylve. Ils ne comprennent pas que les hommes du Sud n'en auront jamais assez. Je ne peux les en blâmer. Il m'arrive aussi de faillir, parfois, malgré tous les augures qui apparaissent. J'ai peur. Il paraît qu'ils ont des armes d'une magie bien plus destructrice que la nôtre, qu'ils possèdent des bêtes à la carapace inaltérable. Le danger sera grand. Mais si mon sacrifice est nécessaire, je m'y résoudrai. Du moins, j'ose l'espérer.

Quand j'arpente les chemins du village, c'est avec tristesse que je croise les regards des miens. Survivront-ils ? Se battront-ils seulement ? Par chance, ils sont de plus en plus difficiles à discerner dans la foule croissante : tous les combattants des différentes tribus se sont réunis sur nos terres, en attendant l'heure. Je n'ai jamais vu autant de monde, de visages nouveaux. Certains sont inquiétants, ornés d'une multitude de tiges, d'os et de bois, de tailles variées. D'autres, intriguent. Ils sont semblables à ces bosquets de fleurs qui jonchent le sol de la forêt profonde. Les pigments apaisent leurs traits, et confèrent une aura naturellement divine aux êtres qui les arborent. Nous sommes si disparates, mais nous avons tous en commun ce bois ensorcelé et cette terre nourricière qui font partie de nos âmes ; cet équilibre que nous devons préserver à tout prix si nous ne voulons pas que tout notre monde s'écroule ; cette argile qui agglomère nos différences, et qui permet à cette alliance si instable de subsister.

Les jours passent, et plusieurs fois je chasse. Chaque fois j'ai l'impression que tous ces fauves qui nous toisaient autrefois, prêts à nous dévorer au moindre signe de faiblesse, veillent désormais sur nous, nous couvent de leur regard attentif. Chaque baie que je croque avec délice est l'occasion de sentir une puissance nouvelle s'écouler dans mon corps. Tout bruit qui m'aurait terrorisé quelques lunes auparavant n'est désormais qu'une douce mélodie à mes oreilles.

Mais toute cette harmonie ne pouvait durer, et la menace ne tarde à faire irruption sur nos terres. Les veilleurs arrivent en hâte, les sbires de l'ombre méridionale ont commencé leur terrible ouvrage, aidé de leur magie noire. Un cri suffit à tous nous rameuter. Le nom de cette ombre. Je l'entends Jaillir : Bolsonaro.

Nouvelles cueillies sur la pointe de la plumeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant