Histoire Courte

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TOXIQUE, par D.L. Scott

- « Désolé, mon vieux, j'ai besoin de la place ! » Merde, je cause à un cadavre. Obligé de le dégager par l'épaule, en faisant attention de ne pas le démembrer. Trop tard. Il est à genoux, la tête penchée en avant comme s'il priait.
Pas facile de pisser avec une dépouille à côté de soi. Ses orbites sont visibles à travers son masque à gaz. Il y a encore des traces de vomis sur sa chemise.
- « L'un de nous est en trop dans ces toilettes de gare, mon vieux ». Après avoir tiré la chasse-d'eau, j'me suis dirigé vers les lavabos, là où l'immense miroir me renvoyait ma sale tête, après ce quarante-quatrième jour de contamination. L'Union Station de Chicago s'est transformé en mausolée, pour des milliers de voyageurs... morts.
En me lavant les mains, je voyais à l'envers mon porte-nom cousu sur ma chemise qui bougeait au rythme de mes mouvements de bras : « Steven Bernard », ça donne « dranreB nevetS ». C'est fou à quel point un rien nous amuse quand on est seul au monde. De s'attarder sur un détail insignifiant.
J'ai pris ma bouteille d'alcool et je l'ai tendu vers mon copain le cadavre au masque à gaz :
- « à ta santé, George » ! Ce n'était pas son prénom, mais, je l'ai baptisé comme ça, en écoutant la chanson en boucle de George Thorogood, « I drink alone ».
C'est en titubant que je me suis dirigé vers l'unique porte, qui donne sur le hall de gare. Oh la la, que c'est dur. C'est moi ou les murs, ne sont pas à leur place ? Je n'ai pas le souvenir que c'était si grand. Sûrement les effets de l'alcool.

La porte chouina avec une telle résonance, que s'il y aurait eu du monde dans ce demi-silence, tous les regards se seraient braqués sur moi. Les r'gards, oui. Je les avais toujours dans mon champ de vision, même quand j'ai repris quelques gorgées. La bouteille était en biais. À l'intérieur, ça faisait comme les bonbonnes d'eau que l'on a au bureau, quand on se sert avec un gobelet... ça fait des bulles d'air. Pfff, il va falloir que j'arrête de m'intéresser aux détails ; on dirait un bébé qui découvre le monde qui l'entoure.

Les regards vides des cadavres, tous dans différentes postures. Parfois, la bouche ouverte. Comme celui au pied de l'escalier et qui avait attrapé la barre dorée, pour monter les escaliers dans la foule de voyageurs en partance pour Flagstaff, pour être sûr d'avoir un taxi, à la sortie.

Après m'être frayé un chemin à travers ce faux champ de bataille, j'ai posé mon cul sur un des bancs où ne m'attendait pas, la dépouille d'un autre voyageur. Au début de sa mort, la raideur cadavérique lui avait gardé les bras croisés, jusqu'à ce qu'il n'ait plus de nerfs pour les figer. Dans cette mort, il avait la classe dans son costume à deux cents vingt-neuf dollars de chez Macy's. Avec un peu d'ironie, je dois dire qu'il ne l'a pas emmené au Paradis avec lui, s'il s'y trouve.

Je ne sais pas si c'est la lassitude de la solitude, mais j'ai hurlé : « Y a quelqu'un de vivant, ici ? » dans un écho à faire vriller le verre cassé des portes et des fenêtres et mes tympans sensibilisés par l'alcool. Comme je m'y attendais fortement, personne ne m'a répondu. Puis j'ai tourné la tête vers Monsieur « la Classe » :

- Ce soir, je suis désespérément seul. Tout le monde est mort à cause du virus, sauf moi. Ce n'est pas faute de vouloir mourir. Je veux rejoindre ma femme Mindy et nos deux filles, mais rien n'y fait. Je crois que plus on désire la Mort, plus elle vous fait la gueule. Plus... elle vous fuit. Pourquoi, j'ai survécu ? Je vis ma vie comme une punition, comme un déshonneur à la Japonaise.

Autant ma bouteille était lourde à porter, autant j'ai eu la force de la jeter par terre. En temps normal, je n'aime pas le gâchis, mais là, je m'en foutais qu'il en restait encore.

- Dis-moi, Monsieur « la Classe », pourquoi j'ai survécu au Kèr ? Pourquoi cette anarchisme ? Pourquoi l'Armée Américaine a créée cette saleté de virus ? Et pourquoi l'avoir appelé « Kèr », tu me diras ? Avec la force d'une demi-fesse, je me suis rapproché de lui, pour dire à voix basse, ridicule... Parce que d'après la mythologie grecque, Kèr était la sœur de Thanatos, le Dieu des Enfers. Elle avait des divinités infernales avec elle ; les Kères, qui hantaient les champs de bataille pour s'abreuver du sang des mourants, s'emparer des agonisants et conduire à la porte des Enfers, les âmes des morts. Elles apportaient le malheur et la destruction, souillant tous ceux qu'elles touchaient. Engendrant la cécité, la vieillesse et... la mort. Les Kères étaient hideuses d'aspect... comme toi. Pourvues d'ongles acérés, les épaules recouvertes d'un manteau long rougi par le sang des corps qu'elles emmenaient. Donc, quand le Secrétaire d'État à la Défense Américaine a donné son accord pour l'élaboration de ce virus en 2009, le nom était déjà tout trouvé. Le « Kèr » a échappé à leur contrôle en 2014. Mais bon, Monsieur « la Classe », tu t'en fous complètement de ce que j'dis. Pas grave.

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⏰ Last updated: Feb 04, 2019 ⏰

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