Chapitre 10 - Kristen

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  Les jours passent et se ressemblent. Pleurs, Cris, pleurs, cris.. Comme une boîte à musique que l'on remet en route dès que la mélodie est terminée, les cris prennent le relais sur les larmes lorsque celles-ci cessent. Un cercle vicieux qui ne connaît aucune fin depuis plusieurs jours. Parfois je pleure, moi aussi. J'accompagne Eugénie dans sa souffrance. Je pleure parce que cet enfoiré est en liberté. Parce qu'il pourrait se trouver à Seattle en ce moment même. Parce qu'il a détruit la vie de ma meilleure amie. Parce qu'il ne mérite qu'une chose : la mort, et parce que je me sens impuissante. Impuissante face aux larmes de mon amie. Je ne peux rien faire excepté d'être là pour elle mais ne rien pouvoir faire me rend inutile et je déteste ça. J'aimerai pouvoir lui dire que je sais comment elle se sent, qu'elle doit rester forte et que je sais qu'elle est capable d'avancer. Mais la vérité est que je ne peux pas dire toutes ces choses. Je n'ai pas eu à dénoncer un violeur pour protéger ma soeur. Je n'ai pas de soeur atteinte du syndrome de Stockholm ni même une mère qui me demande quand est-ce que je remettrai les pieds à Vancouver. Je ne sais pas ce que ça fait d'être loin de sa famille, d'avoir une soeur enfermée entre quatre murs blancs, à être étudiée sous tous les angles. Je ne sais pas ce que ça fait de se doucher la porte ouverte, de vérifier quatre fois que la porte d'entrée est fermée correctement et de regarder sans cesse dans son rétroviseur quand je conduis. Je ne sais pas ce que ça fait de vivre enfermée dans le noir, sans sortir de chez soi, même pour aller faire des courses. Quoi que, je suppose que je comprends ce que ça fait ces trois derniers jours.
  Enfermées dans la maison d'Eugénie, volets fermés, depuis presque soixante-douze heures, je commence à découvrir ce que ça fait. Je ne me souviens plus de la dernière fois où j'ai sentis le soleil frapper ma peau ni sentis le vent caresser mon visage. J'ai l'impression que cela fait des semaines alors que ça ne fait que trois jours. Trois jours c'est long quand on est dans le noir complet, mais je ne m'en plaindrai pas devant Eugénie. Il n'y a que comme ça qu'elle se sent en sécurité et je ne veux pas qu'elle se sente mal à l'aise avec ce que je pourrais faire ou dire.

  Le premier jour Eugénie refusait d'avaler quoi que ce soit. Ses pleurs ne cessaient de faire écho dans l'habitat lorsque je m'absentais trop longtemps alors j'ai vite abandonné l'idée de m'occuper des repas. C'est pourquoi je commande à manger tous les jours, ou quand nous sommes deux à vouloir avaler quelque chose. Eugénie n'a pas un très grand appétit et le mien s'estompe à mesure que les cris de ma meilleure amie s'accentuent.
  Aujourd'hui semble être un jour où son ventre crie famine. Lorsque le livreur est arrivé elle s'est levé d'un bon, de peur qu'il se retrouve derrière ou de faim ; je ne sais pas. Elle m'a laissé ouvrir, se cachant dans la cuisine, puis elle a sorti deux verres lorsque le livreur est reparti en direction de son mini camion. Mes seuls contacts avec l'extérieur sont ceux-ci et, même s'ils sont brefs, je les apprécies. Rester enfermée n'est pas pour moi mais je ne me permettrais pas d'en toucher un mot à Eugénie.
Comme il y a trois jours, tous les volets sont fermés, ne laissant aucune lumière pénétrer dans la maison, laissant cette dernière accumuler fraîcheur et mauvaise odeur. De même que les deux dernières soirées, Eugénie a passé sa nuit à pleurer contre mon épaule. Parfois elle arrivait à s'endormir mais ces moments de répit était de courtes durée, ses démons revenant au galop alors qu'elle dormait paisiblement. Je n'ai pas dormi de la nuit. Ni cette nuit, ni les deux précédentes. Je n'ai pas laissé mes yeux se refermer une seule seconde depuis soixante-douze heures et mon corps commence à fatiguer. Mes muscles se relâchent, mes mouvements sont lents et je suis certaine que des cernes se sont logées sous mes yeux, créant d'énormes valises sous mon regard. Je n'ose pas me regarder dans un miroir de peur de découvrir le visage d'une femme que je croyais être partie à jamais. Mon teint est très certainement blanc, mes yeux minuscules et mes cheveux doivent accumuler noeuds sur noeuds.

  En voyant ma meilleure amie déguster d'une lenteur extrême ses nouilles chinoise, le dos courbé, les joues trempées de larmes et le corps recouvert d'une épaisse couverture, j'ai la sensation d'être retournée dans le passé. La scène qui se joue sous mes yeux est semblable à celle d'il y a presque trois ans, lorsque Eugénie s'est renfermée sur elle-même après avoir révélé les secrets de sa soeur. Elle s'en est voulu pendant des semaines d'avoir fait une telle chose, pour elle c'était comme si elle n'avait plus de soeur depuis ce jour-ci. Safaa avait confiance en Eugénie, et la trahison de cette-dernière s'est retourné contre mon amie, la rendant plus fragile qu'elle ne l'était. Trahir ainsi sa soeur était quelque chose que seule Eugénie pouvait faire et, même si Patricia, sa maman, et moi, lui disions que c'était la meilleure chose à faire, elle n'arrivait pas à se le pardonner elle-même. Des mois plus tard la famille Smar s'est rendue compte que Safaa rendait visite à son violeur en prison et ç'a été la goutte d'eau. Eugénie, toujours consumer de ce sentiment de responsabilité, s'est décidé à ne plus remettre les pieds à Vancouver. Elle avait besoin d'un nouveau départ et Seattle a été son nouveau départ. Ici elle s'est reconstruite, à trouver un travail et s'est fait des amis. Seattle est comme une renaissance pour elle. Même si ses problèmes continuait de la suivre, elle savait que ses démons seraient moins oppressant que si elle était restée à Vancouver.
  Comme si Dieu avait décidé qu'Eugénie n'avait pas assez souffert, son démon est sorti de prison, brisant toute nouvelle vie que ma meilleure amie s'est construite à Seattle.

Buried Secrets WATTYS 2020Où les histoires vivent. Découvrez maintenant