Chapitre - 3 - Deuxième partie

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Josh

Ces yeux noisette, presque ambrés, ne me lâchent pas un seul instant tandis que je m'avance vers elle, puis elle se détourne vivement et gagne son bureau. Elle s'installe aussitôt dans son fauteuil, me laissant refermer la porte derrière moi, et m'invite à prendre place sur l'une des deux chaises qui lui font face. Un diffuseur d'huiles essentielles est posé non loin de nous, et une forte senteur de lavande embaume la petite pièce, sans doute pour couvrir l'odeur médicale et aseptisée qui plane souvent dans ce genre d'endroits et pourrait stresser certains patients. La physiothérapeute prend alors une chemise en carton, replace discrètement celle qui a dévié de la pile et me regarde enfin en ouvrant mon dossier, quasi vierge pour le moment. J'ai soudain une impression de déjà-vu, qui me pousse à la détailler avec plus d'attention. Une image fugace nargue mon esprit avant de disparaître à nouveau.

— Elisabeth, mon assistante, m'a informée que vous avez été victime il y a quelque temps d'une luxation de l'épaule droite, suite à laquelle vous avez passé des examens à l'hôpital.

— C'est exact.

— Néanmoins, vous ne portez pas d'écharpe et ne consultez que maintenant...

Je sens un léger reproche poindre dans sa voix.

— Pardonnez-moi, mais je ne connais même pas votre prénom, éludé-je dans l'espoir d'échapper à son interrogatoire.

Son regard ne quitte plus la fiche posée sur le bureau. Ses cheveux bruns retombent devant son visage tandis qu'elle pointe du doigt le mur derrière elle.

— Zoé Andrews, comme c'est indiqué sur ces diplômes. Bien que je ne vois guère en quoi cela peut bien vous importer... Maintenant, pouvez-vous revenir à notre conversation et répondre à ma question, Monsieur Walker ?

Loupé.

— Je... je n'ai aucune réponse à vous apporter, en fait.

— Très bien. Dans ce cas, veuillez retirer votre tee-shirt et prendre place sur le lit d'examen, s'il vous plaît.

Incroyable ! Cette fille me donne des ordres à la manière d'un commandant... Je m'exécute pourtant pendant qu'elle se lave minutieusement les mains, avant de revenir vers moi avec sa fiche. Son regard s'attarde sur mon visage, mes épaules et mes côtes. Puis elle passe derrière moi, après avoir déposé mon dossier sur le bout de la table recouverte d'un drap blanc.

— Votre épaule droite est légèrement affaissée, m'indique-t-elle en déplaçant lentement ses doigts dans mon dos.

— Cela ne date pas d'hier... C'est ma seconde luxation, en fait.

— À quand remonte la première ?

Je respire un grand coup.

— À mon deuxième déploiement, Madame, en 2010.

Je la sens se figer, sa main ne bouge plus.

— Quels soins avez-vous reçus ?

— Aucun. On a remis mon épaule en place, c'est tout. J'ai repris mon poste quelques jours plus tard. Je pensais que ce serait la même chose quand c'est arrivé ici, avoué-je.

Zoé soupire et vient se poster face à moi.

— Lorsqu'il y a luxation, la capsule articulaire, les ligaments et les muscles autour sont étirés. Dans votre cas, ils n'ont pas dû se remettre du premier traumatisme par manque de soins appropriés. Ce qui explique sans doute pourquoi vous ne guérissez pas « tout seul » cette fois-ci.

— Très bien. Que dois-je faire pour y remédier ?

Nous nous observons un moment en silence. Je remarque que ses yeux s'assombrissent lorsqu'elle réfléchit intensément. Et une nouvelle image vient me percuter, bien trop fugace à nouveau pour que je puisse m'y accrocher.

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— Je vais faire une demande à l'hôpital pour obtenir au plus vite le rapport des examens que vous avez passés. Cela m'éclairera sur la marche à suivre, me propose-t-elle en prenant des notes. Je vais quand même faire une première évaluation aujourd'hui et mesurer l'amplitude de vos mouvements, histoire de comparer vos deux épaules et préparer un plan de traitement adapté dès l'arrivée des résultats.

OK, c'est elle, la spécialiste !

Elle se saisit d'un coffret au sein duquel tous les instruments semblent avoir été rangés avec une précision millimétrée. Puis elle commence son relevé par les mesures d'angle de mon épaule valide. Quand elle passe à la droite, les gestes qu'elle m'impose m'arrachent quelques grognements.

Une mesure, des inscriptions sur mon dossier... et ainsi de suite.

Quand ses doigts frôlent les cicatrices qui parcourent une partie de mon flanc droit, par-dessus mon tatouage, mon souffle se bloque dans ma gorge et je m'éloigne vivement de son contact. Les images affluent dans mon esprit.

— C'est douloureux ? demande-t-elle.

Je tente de reprendre pied dans la réalité, au sein du cabinet. De chasser celle, en plein désert, qui se déroule sous mes yeux.

— Non.

— Vous réagissez pourtant...

— Ce n'est pas douloureux, je vous assure. Ce ne sont que de vieilles blessures, assené-je plus durement que je ne l'aurais voulu.

Un nouveau silence passe entre nous, je suis tendu.

— D'accord, murmure Zoé en revenant palper mon épaule. Allongez-vous sur le dos, maintenant, je vous prie.

Je m'exécute pour qu'elle puisse poursuivre.

Elle s'éloigne de moi quelques instants plus tard, afin d'aller chercher de la glace dans une pièce annexe.

— Maintenant, je vais devoir vous poser quelques questions sur vos antécédents, énonce-t-elle en plaçant délicatement sur la zone blessée un sac de glace enroulé dans une serviette-éponge. Vous pouvez rester allongé.

J'en déduis qu'elle a terminé son examen et, ignorant ses indications, je retourne m'asseoir en face d'elle à son bureau. Je laisse mon tee-shirt sur la seconde chaise et maintiens la poche glacée contre mon épaule.

Commence alors l'interrogatoire.

Âge, date de naissance, lieu de résidence...

Je me sens perdu face à tant de questions personnelles. Je n'ai même pas de lieu de résidence à lui fournir. Ses sourcils légèrement froncés démontrent que mes réponses ne lui plaisent guère.

— Votre lieu de naissance ?

— Texas.

Elle lève les yeux vers moi.

— Je ne suis pas du coin. Depuis mon retour... Cela fait quatre ans que je traverse les États, allant de boulot en boulot avec deux amis. Je ne suis que de passage en Alberta, lui révélé-je avec réticence.

— Très bien. D'autres problèmes de santé, mis à part cette épaule ?

— Des insomnies. En fait, je ne dors quasiment plus depuis...

J'ignore la pertinence de ma réponse, pourtant il me semble nécessaire qu'elle sache. Mais il m'est impossible de terminer ma phrase.

— Depuis votre retour à la vie civile ?

— C'est exact.

— Syndrome post-traumatique ?

Facile à déduire après ma réaction quand elle a touché mes cicatrices.

— Oui.

Elle note encore quelques mots sur la fiche. Je m'interroge sur l'importance de tout ce qu'elle semble avoir à écrire à mon sujet.

— Monsieur Walk...

— Josh. C'est simplement Josh, la coupé-je.

— Bien. Josh, pour aujourd'hui, je vous conseille de rester tranquille et de remettre de la glace pour calmer la douleur et l'inflammation dès que vous serez rentré. Je vais pour ma part faire cette demande de rapport à l'hôpital, j'ai seulement besoin de votre signature sur ce formulaire.

Elle tourne une feuille vers moi et me désigne un stylo sur le bureau.

— J'aimerais vous revoir mercredi. Les informations nécessaires seront alors arrivées à mon secrétariat, m'annonce-t-elle.

— Bien.

— Elisabeth fixera l'heure de la séance avec vous.

Je lui rends le papier signé, dépose la poche de glace sur la table d'examen et remets mon vêtement.

— Bonne journée, Zoé, la salué-je.

Elle m'accompagne jusqu'à la porte.

— Bonne journée... Josh.

Ce n'est qu'à l'instant où elle referme le battant sur elle, me libérant ainsi des vapeurs de lavande qui emplissent son cabinet, que la discrète fragrance de vanille qui l'entoure me percute. Tous les souvenirs et toutes les sensations du fulgurant moment de perdition que nous avons partagé me reviennent brutalement en tête.

Comment ?!

Eh bien... voilà qui explique ces impressions de déjà-vu !

— Vous avez oublié quelque chose dans le bureau ? me questionne Elisabeth, que la situation semble beaucoup amuser.

Je dois avoir l'air un peu idiot à fixer sans bouger la porte qui me sépare de la physiothérapeute.

— Non.

En m'approchant du comptoir, je sors mon portefeuille de la poche arrière de mon jean.

— Vous avez des assurances ?

— Non. Je ne suis pas du coin, en fait, expliqué-je.

— D'accord. Cela vous fait donc soixante-dix dollars.

Je fronce les sourcils. Je ne m'attendais pas à une telle somme ! Ce n'est certainement pas avec ma solde de vétéran que j'arriverai à bout de tous ces frais imprévus ! Elle suffit à peine à couvrir les dépenses de Fire et les miennes. Je soupire en sortant les derniers billets qu'il me reste.

— Vous devez prendre un autre rendez-vous ?

Elisabeth me tend mon reçu, un gentil sourire aux lèvres.

— Oui, mais... je n'ai pas les moyens de me payer de nouvelles séances. Je rappellerai quand ce sera le cas.

Sans un mot de plus, je tourne les talons et manque de percuter deux hommes de grande stature, postés dans mon dos. Sans en avoir l'air, ils semblaient écouter la conversation. L'un porte une blouse de médecin, et le plus jeune, un simple tee-shirt blanc. Je les salue d'un hochement de tête, une main sur mon épaule malmenée, et disparais dans la cage d'escalier, bien décidé à ne plus jamais remettre les pieds dans cet endroit.

En y réfléchissant bien, c'est le mieux à faire. Ainsi je n'aurai pas à croiser de nouveau le visage embarrassé de cette pauvre Zoé. Car il est désormais évident que ce qui la perturbait quand elle m'a découvert dans la salle d'attente, c'était moi.

Moi, le type ivre qui l'a prise sauvagement contre un mur dans les toilettes d'un bar malfamé ! Décidément, tout cela n'est pas fait pour moi. Cette région n'est pas faite pour moi. La vie de civil n'est pas faite pour moi... Vivre n'est peut-être même plus fait pour moi...

Cependant, seuls mes choix ont déterminé l'existence que je mène aujourd'hui, et je me dois de les assumer... jusqu'au bout.

ALBERTA ROAD - 3 - Le jour où tu es apparuWhere stories live. Discover now